Nous avons vu pourquoi Proust s’oppose à la philosophie de l’histoire : d’une part, il renie la scientificité de l’histoire ; d’autre part, raconter la chronologie d’un événement ou d’une époque ne sert pas pour lutter contre l’oubli social. Si l’on reste dans la conception linéaire du temps historique, conception positiviste liée à l’idée de progrès, on ne peut saisir le rapport entre Proust et l’histoire. Par cette constatation, demandons-nous maintenant s’il y a un rapport entre l’esthétique de Proust et la naissance proche d’un nouveau domaine de la science historique, l’école des Annales (qui apparaît après la mort du romancier).
Le romancier s’attache au sort des personnages, bouleversé par l’affaire Dreyfus, plutôt qu’à ses conséquences politiques. Il décrit les mœurs pendant la Grande Guerre plutôt que de raconter la chronologie de celle-ci, il est impossible de savoir ce qui s’est déroulé sur un champs de bataille en lisant la Recherche. Cette tendance n’est pas sans rapport avec l’esthétique proustienne. Rappelons qu’en critiquant les courants littéraires, formés sous l’influence d’un événement politique, l’Affaire ou la Grande Guerre, Proust écrit : « Seule l’impression, si chétive qu’en semble la matière, si insaisissable la trace, est critérium de vérité, et à cause de cela mérite seule d’être appréhendée par l’esprit 920 ». Peu importe que l’origine d’une forte impression soit chétive, pourvu qu’elle nous conduise à la recherche de la vérité. Les matières de l’histoire, l’histoire qui met en relation le passé avec le présent, peuvent aussi être chétives. Ou plutôt, mieux vaux qu’elles soient chétives, car, selon le narrateur de la Recherche, la Muse de l’histoire recueille « tout ce qui n’était que contingent 921 ».
En analysant la fonction du nom aristocratique, nous avons vu que chez Proust les petits faits historiques rapportés par les « connaissances rationnelles » et « qui communiquent peu avec la grande histoire 922 » ont une valeur digne d’être évoquée. Quelle signification le romancier attribue-t-il à cette petite histoire ? Pour répondre à cette question, il est pertinent de voir pourquoi il se passionne pour la lecture des œuvres historiques, y compris les Mémoires, préférant l’histoire anecdotique à l’histoire politique. D’après ce que nous enseigne la biographie de Jean-Yves Tadié, Proust lit en 1903 les livres de deux historiens : Lettres sur l’histoire de France d’Augustin Thierry, Vieilles maisons, vieux papiers et Le Baron de Batz de Lenôtre. Le biographe dégage une analogie entre les textes de Lenôtre et les écrits proustiens :
‘« [Lenôtre] a connu, en effet, un immense succès en se consacrant à la “petite histoire”, c’est-à-dire aux figures secondaires, aux anecdotes et aux mœurs de l’époque révolutionnaire et impériale. Ce sont justement ces personnages obscurs qui ressemblent à des héros du roman. L’affaire Lemoine, sujet des pastiches que Proust écrira en 1908, est très proche de Lenôtre, tout comme les anecdotes de la Recherche consacrées à la reine de Naples, à la princesse Mathilde, aux petits côtés de l’affaire Dreyfus. 923 »’Nous retrouvons ce penchant du romancier dans la lettre datée du 21 mars 1912 et adressée à Robert de Montesquiou :
‘« […] cette femme surannée, appartenant déjà à la “Petite histoire” et à la reconstitution de laquelle comme tous les vrais historiens vous appliquez les dons qui vous servent pour comprendre la vie présente, donne à votre observation quelque chose de plus poétique. 924 »’Ce qui nous intéresse ici, c’est que les historiens qui s’occupent exclusivement de la « Petite histoire » pour mettre en lumière la « vie présente » sont définis par Proust comme « vrais historiens » 925 .
Nous trouvons un écho à ce que le romancier écrit de la tendance récente de la recherche historique dans un article qu’il a rédigé en 1907 au sujet des Mémoires de la comtesse de Boigne. En citant les noms de quelques archéologues qui lui sont contemporains, il écrit :
‘« […] les archéologues et les archivistes nous montrent […] que rien n’est oublié, rien n’est détruit, que la plus chétive circonstance de la vie, la plus éloignée de nous, est allée marquer son sillon dans les immenses catacombes du passé où l’humanité raconte sa vie heure par heure ; qu’il n’est pas un champ de Crète, d’Égypte ou d’Assyrie où n’attendent, depuis les premiers âges, que vienne se soucier d’eux l’Histoire : les plus oiseux détails, les plus vains plaisirs de la vie de Thésée, d’Aménothès ou de Sargon qui, si frivoles qu’ils parurent à ceux qui n’y trouvaient qu’un divertissement et les jugeaient sinon coupables, au moins sans intérêt par eux-mêmes, sont, aujourd’hui que ce divertissement est évanoui depuis tant de siècles, la matières des plus graves travaux de nos savants. 926 »’Ce n’est pas seulement l’Antiquité que les historiens (y compris les archéologues et les archivistes) ressuscitent de l’oubli, mais aussi le passé récent :
‘« […] ce passé si antique n’a pas seul le privilège de nous être ainsi présent. […] Proche ou lointain, presque contemporain de nous ou antéhistorique, il n’est pas un détail, pas un entour de vie, si futile ou fragile qu’il paraisse, qui ait péri. 927 »’Ce texte traduit deux idées de Proust. Premièrement, Proust ne considère pas les grands événements politiques, la guerre par exemple, comme la seule matière de l’histoire. Deuxièmement, ce sont plutôt les mœurs d’une certaine époque, si frivoles et oisives qu’elles soient, qui font l’objet de la recherche historique. Dès lors, on peut faire une autre remarque sur cette conception de l’histoire : l’analogie entre ce que l’écrivain observe ici au sujet d’une tendance au début du XXe siècle dans le domaine de la science historique et les travaux de l’école des Annales est très frappante. D’après ce qu’il écrit ici, c’est désormais de la société et de la vie quotidienne des individus anonymes dans une certaine époque dont il est question. C’est justement la perspective adoptée par l’école des Annales 928 . Les historiens du groupe ne considèrent plus les événements politiques comme les sujets principaux de leurs investigations. En revanche, ils poursuivent la recherche de l’histoire de la société et des mentalités. L’évolution de la sociologie et de l’archéologie, autant que d’autres sciences (la psychologie, l’ethnologie, l’onomastique 929 , etc.), a pour résultat d’amener les historiens à cesser de s’en tenir à la rédaction d’une chronique d’événements, notamment celle d’événements politiques 930 . Cette position de Proust vis-à-vis de la science historique n’est pas éloignée de celle que l’école des Annales prendra en construisant la notion de « longue durée ». On est donc tenté de penser que Proust prévoit la naissance du mouvement de l’anti-positivisme à travers l’intérêt qu’il porte à l’archéologie et à la sociologie.
Peut-on désormais dire que, si le romancier accorde de l’importance aux petits faits historiques, c’est qu’il s’oppose aux positivistes comme l’école des Annales ? Selon Paul Ricœur, le combat mené par ce groupe se situe sur le plan méthodologique, contre la méthodologie positiviste, et non sur le plan philosophique comme chez Péguy ou Walter Benjamin qui s’opposent à la philosophie de l’histoire — nous y reviendrons dans le chapitre suivant. Le philosophe explique les intentions de deux fondateurs, Marc Bloch et Lucien Febvre :
« La méthodologie de l’histoire économique marquait une continuité plus qu’une rupture avec le combat antipositiviste de Marc Bloch et de Lucien Febvre. En effet, ce que les fondateurs de l’école des Annales avaient voulu combattre, c’était d’abord la fascination par l’événement unique, non répétable, ensuite l’identification de l’histoire à une chronique améliorée de l’État, enfin peut-être surtout l’absence de critère de choix, donc de problématique dans l’élaboration de ce qui compte comme “faits” en histoire. 931 »
Certes, les historiens de l’école des Annales, comme leurs précurseurs (Bloch et Febvre), se trouvent dans la lignée Péguy-Benjamin contre le positivisme ; ainsi, ils s’opposent à l’idée que l’histoire se développe dans le sens linéaire et dénoncent l’incertitude de la chronique d’une époque. Pourtant, chez eux, le combat contre le positivisme pose avant tout une question méthodologique, et il semble qu’à la différence de Péguy et de Benjamin, ils ne renient pas résolument l’évolution de l’humanité. Malgré tout, selon Paul Ricœur, pour l’école des Annales, la « longue durée » fait cesser le temps historique : « mais alors [le temps long] n’est plus un temps historique, et la longue durée reconduit seulement le temps humain au temps de la nature. 932 »
Ainsi, des historiens proches des Annales tentent de revenir aux événements, tout en restant dans la notion de « longue durée ». Selon Paul Ricœur, on trouve certains événements, mais non pas politiques, dans les travaux de l’école des Annales et des historiens contemporains. Par exemple, dans Pour un autre Moyen Âge de Jacques Le Goff, il existe des événements :
‘« […] cette [longue] durée même n’est pas sans événements mais bien plutôt ponctuée d’événements répétés ou attendus (fêtes, cérémonies, rites, etc.) qui rappellent ce qu’il y a de liturgique dans les sociétés historiques. 933 »’Par ailleurs, selon Paul Ricœur, Jacques Le Goff conclut du fait que la société médiévale est une société de transition : « les systèmes mentaux sont historiquement datables 934 ». Enfin, selon le philosophe, l’un des événements majeurs de l’histoire mentale de l’époque médiévale, observé par Le Goff, est celui-ci : « le conflit entre le temps de l’Église et le temps des marchands, symbolisé par l’affrontement entre les cloches et les horloges 935 ». C’est ainsi que Paul Ricœur dégage deux niveaux d’événements dans l’œuvre de l’historien. D’abord, les événements répétitifs et épisodiques, ensuite, les événements qui marquent la modification des mentalités et de la société. Le philosophe classe dans la catégorie de « quasi-événement 936 » le deuxième type d’événements dont il est question chez des historiens modernes, par opposition à la notion d’événements politiques. Ces historiens ont besoin d’introduire un « quasi-événement » dans une époque qu’ils saisissent par le biais de la « longue durée ». Certes, les historiens des Annales arrivent à détrôner l’histoire événementielle, qui a été, longtemps et notamment au XIXe siècle, l’histoire authentique, pourtant, sans aucune intrigue au niveau narratif, ils ne pourraient montrer l’unité du temps historique, c’est-à-dire le rapport entre le passé, le présent et le futur 937 .
N’est-ce pas ce « quasi-événement » qui constitue le noyau de l’écriture proustienne sur le plan socio-historique ? Pour emprunter la formule de Paul Ricœur, on peut dire que l’événement majeur de la société recréée par Proust est le conflit entre la bourgeoisie et l’aristocratie symbolisé par l’affrontement entre Mme Verdurin et Charlus notamment dans La Prisonnière et Le Temps retrouvé. Catherine Bidou-Zachariasen constate d’ailleurs que cette fresque sociale montre en somme une époque où la bourgeoisie lance un défi définitif à l’aristocratie en visant la domination sociale.
Cet affrontement n’est pas si schématique, ce n’est pas seulement cette décadence de l’aristocratie que symbolise le déclassement de Charlus, chrétien d’une façon médiévale, anachroniquement antisémite et germanophile 938 . En réalité, le système des vieilles valeurs qu’il représente devient définitivement suranné. Est venu le temps de l’engagement social, de la germanophobie, du nationalisme. Tout le monde est impliqué dans ce mouvement du temps historique qui ne cesse de s’écouler. Par là, le roman proustien peut acquérir un aspect historique. Si Proust décrivait seulement la chronique de l’Affaire et de la Grande Guerre, ce ne serait qu’un reportage sur une actualité. C’est pourquoi Proust élargit sa perspective temporelle sur l’Affaire, ses personnages changent avec le temps de comportement et d’idées vis-à-vis de l’Affaire. Le narrateur explique par exemple la raison pour laquelle le duc, qui était anti-dreyfusard au début du déroulement de l’Affaire, est devenu dreyfusard et finalement se range du côté antisémite en réagissant à son échec lors de l’élection du président du Jockey Club — si l’on en croit ses déclarations 939 . Relisons le texte suivant :
‘« Dans une certaine mesure les manifestations mondaines (fort inférieures aux mouvements artistiques, aux crises politiques, à l’évolution qui porte le goût public vers le théâtre d’idées, puis vers la peinture impressionniste, puis vers la musique allemande et complexe, puis vers la musique russe et simple, ou vers les idées sociales, les idées de justice, la réaction religieuse, le sursaut patriotique) en sont cependant le reflet lointain, brisé, incertain, troublé, changeant. De sorte que même les salons ne peuvent être dépeints dans une immobilité statique qui a pu convenir jusqu’ici à l’étude des caractères, lesquels devront eux aussi être comme entraînés dans un mouvement quasi historique. 940 »’Ce qui importe à Proust, c’est de saisir les individus dans ce mouvement du temps historique, car la loi que la Muse de l’histoire révèle est celle du temps. Dès lors, la question est de savoir sous quelle forme le romancier décrit ce mouvement du temps historique. Et qu’apporte ce mouvement à la structure du roman ?
TR, p. 458.
AD, IV, p. 254. Nous y reviendrons plus loin.
CG, II, II, p. 814, déjà cité.
Marcel Proust, op. cit., p. 507. À propos de Lenôtre, Proust écrit dans un article intitulé « Journées de lecture » : « […] à la fin du XVIIIe siècle, la minute où le plus obscur révolutionnaire acheta, sans même le choisir, le pauvre mobilier au milieu duquel il vécut et que, n’ayant point d’amis, il fut peut-être le seul à voir, une de ces humbles minutes qui n’ont que pour celui qui les vit un intérêt qu’il ne peut pas espérer je ne dis même pas faire durer au-delà de lui, mais seulement de son vivant faire comprendre et partager avec quelqu’un, même cette minute survit, et M. Lenôtre n’aura qu’à l’aller chercher dans ce grand répertoire des siècles où il semble que le passé tout entier ait son double exact et minutieux. » (CSB, p. 925-926). Proust a rédigé ce texte pour commenter les Mémoires de la comtesse de Boigne.
Corr., t. XI, p. 62. Il s’agit de la première des trois études du destinataire, Robert de Montesquiou, parues dans Brelan de Dames, elle s’intitule Musées pour rire.
L’écrivain s’est forgé cette idée à travers la lecture des Mémoires, comme le dit Jean-Yves Tadié : « Proust […] se contente d’emprunter à Saint-Simon, à Mme de Boigne, à Mme de Rémusat, au comte d’Haussanville ce qu’ils peuvent lui donner : un matériel à traiter, du passé brut. Dans les Mémoires, aucun détail n’est futile […] » (Marcel Proust, op. cit., p. 578).
« Journées de lecture », in CSB, p. 925. C’est nous qui soulignons. Cet extrait fait partie des passages coupés par l’éditeur du Figaro (ibid., p. 923, note 1). D’après ce qui est montré par une lettre adressée à Raynald Hahn, l’auteur est très fâché de cette coupure : « On a coupé tout le long passage pour lequel l’article était fait, la seule chose qui me plût. » (Corr., t. VII, p. 110). Par ailleurs, s’il souligne que la vie frivole d’une époque est maintenant l’objet le plus fréquent des investigations historiques, c’est, d’après ce qu’il dit à la fin de l’article, que le sujet de l’article aurait dû être « Le snobisme et la Postérité » (CSB, p. 532). Cet article n’est pas négligeable pour étudier la genèse de la Recherche : d’une part, la comtesse de Boigne est l’un des modèles majeurs de Mme de Villeparisis, d’autre part, comme Anne Borel le montre, le texte comprend le thème de la rêverie vis-à-vis du nom du lieu ( « La datation des cahiers de brouillon de Marcel Proust : une mise au point sur un détail », in BSAMP, n° 44, 1994, p. 126-133). On y trouve d’ailleurs l’anecdote sur le téléphone qu’on retrouve dans Le Côté de Germantes, aussi bien que l’épisode sur la lanterne magique qui raconte l’histoire de Barbe-Bleue.
« Journées de lecture », in CSB, p. 925-926. Ici, Proust invoque le chroniqueur de journal, Lenôtre (Marcel Proust, op. cit., p. 507, déjà cité).
Selon Paul Ricœur, le véritable manifeste de l’école est La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II de Fernand Braudel, publié en 1949 (Temps et récit, op. cit., t. I, p. 182).
D’après Antoine Compagnon, l’onomastique était à la mode à la fin du XIXe siècle (« Brichot : étymologie et allégorie », op. cit., p. 229).
Voir Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, op. cit., p. 326-352.
Temps et récit, op. cit., t. I, p. 193. C’est en 1929 qu’ils ont fondé Les Annales d’histoire économique et sociale.
Ibid., p. 395.
Ibid., p. 384.
Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident : dix-huit essais, Paris, Éditions Gallimard, 1977, p. 340, cité par Paul Ricœur (Temps et récit, op. cit., t. I, p. 384).
Temps et récit, op. cit., t. I, p. 385.
Paul Ricœur définit cette notion : « les quasi-événements qui marquent les périodes critiques des systèmes idéologiques s’encadrent dans des quasi-intrigues, qui assurent leur statut narratif. » (Ibid., p. 391. C’est le philosophe qui souligne).
Ibid., p. 394-395.
Rappelons ce que nous avons vu plus haut à ce sujet : cette victoire de la bourgeoisie symbolisée par Mme Verdurin est en réalité trompeuse.
« […] ce crime affreux n’est pas simplement une cause juive, mais bel et bien une immense affaire nationale qui peut amener les plus effroyables conséquences pour la France d’où on devrait expulser tous les Juifs, bien que je reconnaisse que les sanctions prises jusqu’ici l’aient été (d’une façon ignoble qui devrait être révisée) non contre eux, mais contre leurs adversaires les plus éminents, contre des hommes de premier ordre, laissés à l’écart pour le malheur de notre pauvre pays. » (Pr., p. 551. C’est Proust qui souligne).
SG, II, I, p. 139-140. C’est nous qui soulignons.