Événement politique

Ce caractère de récurrence dans la mode nous permet-il de conclure que dans la Recherche le temps social suit un mouvement cyclique, comme Catherine Bidou-Zachariasen le remarque, ou un mouvement en spirale, comme Chantal Robinson l’observe ? En effet, la mode n’est pas seule à évoluer avec un mouvement récurrent chez Proust. Même un événement politique est au fond une récurrence d’un autre plus ancien. Nous avons vu que le narrateur compare les mœurs parisiennes pendant la Grande Guerre aux mœurs sous le Directoire ; il observe aussi que les mots « bien pensants, mal pensants » reviennent de l’époque de l’affaire Dreyfus durant le conflit mondial. Il en conclut que « les choses » sont « les mêmes 1003  ». En effet, sur le plan soci-historique, la structure du récit est soutenue par ce caractère réitératif de l’enchaînement d’événements. Pour mettre en lumière cela, il est pertinent d’observer la conversation entre Françoise et le maître d’hôtel (ancien jardinier de Combray).

Une hostilité, paradoxalement amicale, existe entre Françoise et le maître d’hôtel nommé Victor : ce dernier est si moqueur qu’il ne manque pas une occasion de tourner son interlocutrice en ridicule. Cela remonte à l’époque de Combray où il était le jardinier de la maison de Léonie. Peut-être le récit se situe-t-il une dizaine d’années après la Guerre franco-allemande. Lorsque le défilé d’une troupe militaire traverse le village, Victor s’amuse à contrarier Françoise, qui a pitié des jeunes soldats 1004 . Ce sujet l’amène à faire un exposé sur la différence entre la révolution et la guerre : selon le jardinier, la révolution vaut mieux que la guerre car, alors qu’en cas de révolution, « il n’y a que ceux qui veulent partir qui y vont », la guerre n’est qu’une « espèce de mauvais tour que l’État » essaie « de jouer au peuple 1005  ».

Dans Le Côté de Guermantes, ils discutent de nouveau sur la loi du 1er juillet 1901. On doit alors adopter la motion qui vise à la répression de l’organisation des congrégations religieuses 1006 . Il est naturel que Françoise s’y oppose, étant naïvement pieuse. Victor, qui le sait bien, ne manque pas d’en profiter pour la vexer : il feint d’être indigné par la République, et tente de provoquer le malaise de la bonne 1007 .

Pendant la Grande Guerre, la moquerie du maître d’hôtel devient plus exagérée : « grâce à la guerre, il avait trouvé un moyen, plus efficace encore que l’expulsion des sœurs et l’affaire Dreyfus, de torturer [Françoise].  1008  » À deux reprises, le narrateur en est témoin (lors de ses deux retours de la maison de santé à Paris en 1914 et 1916).

Au début de la guerre, le maître d’hôtel croit encore aveuglement que la victoire de la France se réalisera aussitôt. En dépit de cette conviction, il désire « torturer » Françoise : « cette victoire complète et immédiate, il tâchait au moins d’en extraire d’avance tout ce qui pouvait faire souffrir Françoise.  1009  » Ainsi, il n’hésite pas à dire n’importe quoi : il lui dit, par exemple, que l’État a l’intention de mobiliser les garçons de seize ans. Aussi est-il naturel qu’il goûte davantage le plaisir de la vexer à mesure que la guerre s’élargit. Enfin, en 1916, il parvient à prédire avec emphase la destruction complète de Paris et la défaite de la France 1010 . Ses propos deviennent d’autant plus féroces que la victoire de sa patrie lui semble certaine, parce qu’il s’irrite de prévoir que cette fin de la guerre le mettra dans une situation défavorable vis-à-vis de Françoise :

‘« Les jours où les nouvelles étaient bonnes il prenait sa revanche en assurant à Françoise que la guerre durerait trente-cinq ans et, en prévision d’une paix possible, assurant que celle-ci ne durerait pas plus de quelques mois et serait suivie de batailles auprès desquelles celles-ci ne seraient qu’un jeu d’enfant, et après lesquelles il ne resterait rien de la France.  1011  »’

Il apparaît désormais comme un défaitiste germanophile, de la même manière que Charlus.

Ce que Proust essaie de démontrer à travers ces paroles prononcées par le maître d’hôtel chaque fois qu’un événement se déroule 1012 , c’est une vision sur l’histoire, dialectique sans avoir pourtant de rapport avec le marxisme. D’après la théorie de Victor, il n’existe pas de différence essentielle entre les événements historiques. Tous les événements lui semblent tellement identiques qu’il peut les schématiser par un dualisme : l’État contre le peuple. Chez lui, cette conviction se montre inébranlable, quel que soit l’événement. Finalement, la seule chose qui lui importe en politique est sa foi dans la démocratie populaire. Le narrateur a beau essayer de lui apprendre la prononciation correcte du mot « envergure », il insiste pour prononcer « enverjure ». Notre héros en conclut :

‘« [Le maître d’hôtel] tenait de la Déclaration des droits de l’homme le droit de prononcer “enverjure” en toute indépendance, et de ne pas se laisser commander sur un point qui ne faisait pas partie de son service, et où par conséquent, depuis la Révolution, personne n’avait rien à lui dire puisqu’il était mon égal.  1013  »’

Le maître d’hôtel n’est pas le seul à considérer tous les événements politiques comme identiques. Pour Mme Verdurin qui ne se soucie que de sa réussite mondaine, les événements sont ceux qui animent son salon. Dans cette optique, tous les événements lui paraissent semblables, même la Grande Guerre qui peut menacer sa vie : elle continue à donner des dîners alors que l’armée allemande se trouve « à une heure d’automobile de Paris », mais elle est convaincue de penser aux batailles : « puisque [elle et son mari] avaient un salon politique où on discutait chaque soir de la situation, non seulement des armées mais des flottes.  1014  »

Durant l’Affaire, Mme Verdurin ne recevait que des dreyfusards 1015 , car, exclue du monde aristocratique, elle avait besoin de se confronter aux nobles qui étaient indéniablement anti-dreyfusards. Pourtant, à peine la Grande Guerre s’est-elle déclenchée que tous les mondains parisiens, aristocrates ou bourgeois, se mettent à se précipiter chez elle, parce qu’ils peuvent se renseigner sur la situation militaire plus tôt qu’ailleurs, afin de satisfaire leur curiosité politique et d’échanger des opinions sur chaque incident 1016 . La fusion hiérarchique entre les nobles et les bourgeois est sur le point de se réaliser, car la fortune et l’accès à l’information concernant le conflit ont désormais plus d’importance que l’arbre généalogique dans le beau monde 1017 . Bien que son salon fût un bastion des partisans de Dreyfus, il est désormais un pilier du patriotisme, et, selon René Girard, celui du « chauvinisme 1018  ». Cela mène en outre Mme Verdurin au triomphe mondain sur la duchesse de Guermantes et son beau-frère Charlus dans le « Bal de têtes » : elle devient l’épouse du prince de Guermantes, alors que ces ennemis ont perdu leur prestige. Quel que soit l’événement, le maître d’hôtel ne s’éloigne jamais de son schéma : le gouvernant contre le gouverné. Mme Verdurin, elle, s’attache toujours à son ascension mondaine. Pour eux, rien d’essentiel ne change.

Quant à Charlus, que ce soit durant l’Affaire ou pendant la guerre, il s’accroche toujours au critère aristocratique. En observant la mutation de la société — ce mot est pour lui, comme pour son frère le duc, synonyme du faubourg Saint-Germain — résultant de l’Affaire, il prédit l’instabilité de la hiérarchie mondaine sans s’intéresser à la justice :

‘« Toute cette affaire Dreyfus, reprit le baron […] n’a qu’un inconvénient : c’est qu’elle détruit la société (je ne dis pas la bonne société, il y a longtemps que la société ne mérite plus cette épithète louangeuse) par l’afflux de messieurs et de dames du Chameau, de la Chamellerie, de la Chamellière, enfin des gens inconnus que je trouve même chez mes cousines parce qu’ils font partie de la ligne de la Patrie française, antijuive, je ne sais quoi, comme si une opinion politique donnait droit à une qualification sociale.  1019  »’

Dès que la guerre est déclenchée, son orgueil d’être né dans l’une des familles les plus anciennes en Europe le conduit à la germanophilie. Par exemple, pour lui, la plus grande faute commise par l’empereur d’Autriche concernant la guerre est son obéissance aveugle à son homologue d’Allemagne qui lui est inférieur dans la hiérarchie généalogique 1020 . Tous les événements politiques se présentent aux yeux de Charlus de la même manière. Il les juge toujours du même point de vue basé sur le Gotha 1021 .

En décrivant comment les individus de toutes les classes réagissent en face de ces événements, qu’il s’agisse de l’Affaire ou de la Grande Guerre, Proust veut montrer qu’un événement est capable de bouleverser la société en attisant la haine chez les hommes. Le débat sur la révision en faveur de Dreyfus divise ainsi la France « de haut en bas 1022  ». Par exemple, ce qui fait réagir le maître d’hôtel à chaque événement, c’est une théorie de la démocratie, qu’il interprète comme une lutte entre le gouvernant et le gouverné. Quant à la guerre, elle tourne tous les Français vers le patriotisme ou vers le nationalisme et le militarisme 1023 en leur faisant éprouver de la haine contre les Allemands — sauf Charlus et son neveu Saint-Loup. Ce qui nous semble essentiel, c’est qu’en décrivant ces réactions d’individus de toutes les classes, le romancier veut démontrer un mécanisme qui met en mouvement le déroulement de l’histoire : celui de la haine et de l’amour. Si cette psychologie anime toujours l’histoire, le mécanisme est toujours identique, ainsi, il est normal qu’on puisse voir un mouvement réitératif dans l’enchaînement des événements. Le narrateur déclare : « les choses se répètent 1024  ».

Proust souligne tantôt que la société a changé tantôt que les choses sont les mêmes. Ce paradoxe découle de ceci : le mouvement du temps socio-historique est comme réitératif dans la Recherche, il n’est pourtant pas incompatible avec l’évolution de la société. La société change, mais elle ne se développe pas de façon linéaire, elle n’a ni sens déterminé, ni progrès. La récurrence d’une mode ou d’une réaction d’un individu à un événement assurent paradoxalement une sorte de continuité qui sous-tend le mouvement du temps socio-historique, parce qu’elles ont un lien avec le passé. Sur le plan du temps romanesque, cette mise en relation du présent avec le passé établit un parallélisme. Les détails fragmentaires ou les digressions du roman, la mode, la conversation entre Françoise et le maître d’hôtel entre autres, ne sont pas insignifiants. Ils donnent une sorte de continuité au récit. Ce sont eux qui situent les personnages dans le mouvement temporel. De cette façon, chaque instant recèle la possibilité d’un recommencement perpétuel. Walter Benjamin dirait que chaque instant peut revêtir une épaisseur temporelle grâce à cette répétition de ce qui s’est déjà passé, tout en rompant le continuum de l’histoire 1025 .

Chantal Robin souligne que le trait répétitif de la temporalité de la Recherche constitue un rythme poétique : comme les rimes, les thèmes reviennent certes, mais en variant chaque fois afin de se condenser dans Le Temps retrouvé 1026 . En effet, Proust écrit, en dépeignant le septuor de Vinteuil : « à plusieurs reprises une phrase […] revenait, mais chaque fois changée, sur un rythme, un accompagnement différents, la même et pourtant autre, comme reviennent les choses dans la vie 1027  ». Antoine Compagnon, de son côté, précise le fonctionnement de ces thèmes réitératifs en employant le mot « leitmotiv ». Ce terme musicologique désigne une phrase qui revient dans la partition à plusieurs reprises, c’est d’ailleurs ce que semble désigner le romancier dans la phrase citée plus tôt 1028 . Selon Antoine Compagnon, ce sont les leitmotive qui tissent les trames du récit de la Recherche. Le critique s’attache en particulier au leitmotiv de l’homosexualité : son hérédité dans la famille de Guermantes (en particulier chez Charlus et son neveu Saint-Loup) suppose une transmission, c’est-à-dire que, chez Proust, « l’inversion est écrite de toute éternité 1029  ». Antoine Compagnon en tire cette conclusion : l’hérédité ne se conçoit pas comme une « dégénérescence », mais bien au contraire comme « la réincarnation d’un ancêtre » ou « la résurrection du passé dans le présent 1030  ». La curiosité persistante de Proust pour l’hérédité en découle. Il décrit obstinément pour la même raison la ressemblance filiale. Mettons cette question à part. Pour compléter notre étude sur ce caractère récurrent dans le roman, nous tenterons ensuite d’analyser l’influence de Schopenhauer sur Proust.

Notes
1003.

TR, p. 309.

1004.

CS, I, II, p. 87-88. Le texte est déjà cité.

1005.

CS, I, II, p. 88.

1006.

Nous verrons ultérieurement comment Proust a réagi vis-à-vis de cet événement.

1007.

CG, I, p. 322.

1008.

TR, p. 420. L’expression « expulsion des sœurs » désigne la loi du 1er juillet 1901 qui porte sur les congrégations. Par ailleurs, il semble que Proust fasse une confusion ici car, comme nous l’avons vu, c’est avec son homologue de chez Guermantes, antirévisionniste, que le maître d’hôtel, dreyfusard, se dispute à propos de l’Affaire (CG, I, p. 593).

1009.

TR, p. 327.

1010.

TR, p. 420-421.

1011.

TR, p. 422.

1012.

Nous avons vu qu’au sujet de l’affaire Dreyfus, le maître d’hôtel et son homologue chez le duc de Guermantes ne cessent de se disputer en soutenant chacun une opinion contraire à leur véritable conviction. C’est une apparition supplémentaire du leitmotiv de l’interprétation de l’histoire par le maître d’hôtel.

1013.

TR, p. 421.

1014.

TR, p. 351.

1015.

SG, II, I, p. 144.

1016.

TR, p. 308.

1017.

TR, p. 304.

1018.

« Les mondes proustiens », op. cit., 1961, p. 233.

1019.

CG, I, p. 586.

1020.

« “La plus grande critique que j’adresserais au vieux souverain, c’est qu’un seigneur de son rang, chef d’une des maisons les plus anciennes et les plus illustres d’Europe, se soit laissé mener par ce petit hobereau, fort intelligent d’ailleurs, mais enfin par un simple parvenu comme Guillaume de Hohenzollern. Ce n’est pas une des anomalies les moins choquantes de cette guerre.” Et comme, dès qu’il se replaçait au point de vue nobiliaire qui pour lui au fond dominait tout, M. de Charlus arrivait à d’extraordinaires enfantillages […] » (TR, p. 24).

1021.

Avec ce point de vue anachroniquement aristocratique du baron, deux métamorphoses de son frère le duc forment un parallélisme. Nous avons vu ces deux points : s’il devient dreyfusard, c’est que trois jolies sœurs italiennes révisionnistes l’ont séduit ; si, durant la guerre, il ne croit plus que Caillaux est un espion, c’est qu’un charmant couple britannique l’a convaincu de l’innocence de ce dernier. Le jugement politique du duc est toujours influencé par la séduction féminine.

1022.

CG, I, p. 593.

1023.

Même celui qui était dreyfusard avant la guerre se transforme en militariste : M. Bontemps entre autres (TR, p. 305-307).

1024.

Pr., p. 586. Il s’agit de la ressemblance entre parents et enfants. Nous y reviendrons plus loin.

1025.

« Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 439, déjà vu.

1026.

« L’imaginaire du “Temps retrouvé”, hermétisme et écriture chez Proust », art. cit., p. 62-64. Si la critique compare les thèmes répétitifs proustiens aux rimes, c’est que le romancier écrit dans la description de la représentation de Phèdre par la Berma : « N’est-ce pas déjà un premier élément de complexité ordonnée, de beauté, quand en entendant une rime, c’est-à-dire quelque chose qui est à la fois pareil et autre que la rime précédente, qui est motivé par elle, mais y introduit la variation d’une idée nouvelle, on sent deux systèmes qui se superposent, l’un de pensée, l’autre de métrique ? » (CG, I, p. 351).

1027.

Pr., p. 763. C’est nous qui soulignons.

1028.

À cet égard, nous renvoyons à Proust musicien de Jean-Jacques Nattiez (deuxième édition revue et corrigée, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1999).

1029.

« Mme de Cambremer, née Legrandin, ou l’avant-garde à rebours », in Proust entre deux siècles, op. cit., p. 275.

1030.

Ibid., p. 277.