Anne Henry montre les influences de Schopenhauer sur Proust. Ce dernier s’est inspiré de l’œuvre du penseur allemand pour élaborer ses idées sur l’art, relatives notamment à l’esthétique de la musique, au refus du rationalisme et à la négation du progrès (il s’oppose à Hegel sur ces deux derniers points) 1031 . Par ailleurs, la lecture de quelques écrits du penseur sur l’histoire et sur l’hérédité nous permettra de comprendre que l’œuvre de Schopenhauer a joué un rôle important pour répondre à la question que se pose Proust 1032 : comment peut-on concevoir le mouvement de l’histoire ?
Selon Anne Henry, Schopenhauer a enseigné à Proust le point suivant :
‘« […] l’histoire a beau prétendre nous raconter toujours du nouveau, elle est comme le kaléidoscope : chaque tour nous présente une configuration nouvelle et cependant ce sont, à dire vrai, les mêmes éléments qui passent toujours sous nos yeux […] 1033 »’Selon Anne Henry, sous l’influence de ce propos, Proust emploie le mot « kaléidoscope » dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs I. Pourtant, le ton est considérablement différent de celui de Schopenhauer : le romancier s’attache à démontrer comment « une nouvelle configuration » peut changer la société, plutôt que comment « les mêmes éléments » passent. Ici, le narrateur explique rétrospectivement le changement de situation que les Juifs (bourgeois) subissent successivement sous la troisième République, en faisant valoir que, comme l’affaire Dreyfus n’a pas encore éclaté à l’époque d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs I, « certains grands Juifs » sont « fort puissants » :
‘« […] pareille aux kaléidoscopes qui tournent de temps en temps, la société place successivement de façon différente des éléments qu’on avait crus immuables et compose une autre figure. Je n’avais pas encore fait ma première communion, que des dames bien pensantes avaient la stupéfaction de rencontrer en visite une Juive élégante. Ces dispositions nouvelles du kaléidoscope sont produites par ce qu’un philosophe appellerait un changement de critère. L’affaire Dreyfus en amena un nouveau, à une époque un peu postérieure à celle où je commençais à aller chez Mme Swann, et le kaléidoscope renversa une fois de plus ses petits losanges colorés. Tout ce qui était juif passa en bas, fût-ce la dame élégante, et des nationalistes obscurs montèrent prendre sa place. Le salon le plus brillant de Paris fut celui d’un prince autrichien et ultra-catholique. Qu’au lieu de l’affaire Dreyfus il fût survenu une guerre avec l’Allemagne, le tour du kaléidoscope se fût produit dans un autre sens. Les Juifs ayant […] montré qu’ils étaient patriotes, auraient gardé leur situation et personne n’aurait plus voulu aller ni même avouer être jamais allé chez le prince autrichien. Cela n’empêche pas que chaque fois que la société est momentanément immobile, ceux qui y vivent s’imaginent qu’aucun changement n’aura plus lieu […]. La seule chose qui ne change pas est qu’il semble chaque fois qu’il y ait “quelque chose de changé en France”. 1034 »’Ce texte laisse imaginer au lecteur comment le récit du roman se déroule sur le plan social alors que l’Affaire se développe. Simultanément, il traduit une observation de l’auteur sur l’évolution de la société : alors que l’on envisage les critères sociaux comme immuables, la société se modifie chaque fois qu’un événement historique s’est produit. Ce phénomène permet d’observer que la société a encore une fois changé à cause d’un événement. En employant la même image de kaléidoscope, Proust s’attache à la société plutôt qu’à l’histoire. C’est pourquoi Anne Henry note : « [Proust] remplace significativement le mot “histoire” par celui de “société”, témoignant son désir de déplacer sa perspective et de constituer une sociologie romanesque 1035 ».
Néanmoins, la différence entre le texte de Schopenhauer et ce que Proust écrit ici ne nous semble pas négligeable ; le penseur allemand fait valoir que les éléments de l’histoire sont toujours les mêmes, tandis que le romancier souligne qu’en dépit de l’apparence immuable de la société, celle-ci change, ses éléments prennent une autre figure. Ils s’opposent sur un point essentiel. Malgré tout, il nous semble que Proust élabore sa propre idée sur le mouvement de la société dans une dimension temporelle d’après Schopenhauer. On reconnaîtra tout d’abord que le philosophe dégage comme Proust un caractère répétitif du mouvement de l’histoire et, enfin, qu’il pose la question de l’historiographique.
« Schopenhauer et la musique » et « Le temps de la sociologie : le kaléidoscope », in Marcel Proust, théorie pour une esthétique, op. cit., p. 46-55 et p. 344-366, « Dans l’enfer sous-groupe », in Proust romancier : le tombeau égyptien, op. cit., p. 121-147 et La tentation de Marcel Proust, Paris, Presses Universitaires de France, 2000.
Voir « Hérédités des qualités », in Le Monde comme volonté et comme représentation, traduit en français par A. Burdeau, 1890, nouvelle édition revue et corrigée par Richard Roos, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 1268-1284.
« De la mort et de ses rapports avec l’indestructibilité de notre être en soi », in Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 1222.
JF, I, p. 507-508.
Proust romancier : le tombeau égyptien, op. cit., p. 127-128. Nous avons rapidement vu que la critique analysait ailleurs que ce qui a définitivement libéré Proust de l’historicisme est la loi de l’imitation mise en lumière par un sociologue, Tarde. Voir Marcel Proust, théorie pour une esthétique, op. cit., p. 348-365).