La société change, le nom reste

À la fin d’Albertine disparue, le narrateur apprend la nouvelle de deux fiançailles qui sont inacceptables pour celui qui croit à la survivance d’une caste traditionnelle, comme la mère du narrateur : les fiançailles entre Saint-Loup et Gilberte, et les fiançailles entre le fils de Mme de Cambremer, donc le neveu de Legrandin, et la nièce de Jupien adoptée par Charlus. La conséquence du premier mariage est qu’une famille bourgeoise d’origine juive s’allie à une famille aristocratique qui n’a plus de fortune. Le deuxième apporte non seulement de la fortune aux Cambremer — le baron dotera richement sa fille adoptée — mais aussi une gloire mondaine à Legrandin et sa sœur, la mère du jeune marié. Ce qui sous-tend ces unions, c’est une ascension phénoménale de la bourgeoisie qui s’est produite au cours du XIXe siècle tandis que la noblesse a connu des difficultés financières après la Révolution. On peut relever comme exemple la mésalliance de Mme de Boigne, la mémorialiste dont Proust a fait l’un des modèles de la marquise de Villeparisis. Les alliances d’intérêt de ce genre, entre nobles et bourgeois, ne sont pas nouvelles au début du XXe siècle.

Voici les conditions du mariage entre Gilberte et Saint-Loup : au moment où la mère de ce dernier, Mme de Marsantes, cherchait une fille qui puisse apporter une grosse dot à son fils, Gilberte venait d’hériter non seulement la fortune de son père, Swann, mais aussi celle de ses oncles, de sorte qu’elle a eu « cent millions 1041  » pour son futur mari. En outre, elle n’est plus Mlle Swann, nom typiquement juif, mais elle a désormais pour beau-père le comte de Forcheville, grâce au deuxième mariage de sa mère. Il est vrai que Mme de Marsante avait essayé de faire épouser à son fils la fille du duc de Luxembourg, mais elle a finalement préféré Gilberte à cette fille d’une grande famille, parce qu’elle n’aurait pu apporter que vingt millions à Saint-Loup. Nous avons vu que l’alliance d’intérêt entre un noble et une bourgeoise juive, n’est pas rare à l’époque de Proust.

Quant à l’union entre le fils de Cambremer et la nièce de Jupien, le narrateur la trouve balzacienne 1042 , et la juge après tout « naturelle » :

‘« […] et en somme elle est la fille adoptive et, selon les Cambremer, probablement la fille véritable — la fille naturelle — de quelqu’un qu’ils considèrent comme un prince du sang. Un bâtard de maison presque royale, cela a toujours été considéré comme une alliance flatteuse par la noblesse française et étrangère. Sans remonter même si loin de nous, aux Lucinge, pas plus tard qu’il y a six mois, tu te rappelles le mariage de l’ami de Robert avec cette fille dont la seule raison d’être sociale était qu’on la supposait, à tort ou à raison, fille naturelle d’un prince souverain.  1043  »’

Ici le narrateur suggère que les mésalliances sont moins rares dans l’histoire qu’on ne l’imagine. Elles se répètent en effet : le lecteur verra le mariage entre le prince de Guermantes et Mme Verdurin dans le « Bal de têtes ». Ce qui nous intéresse ici, c’est que le narrateur dégage une thèse de ces deux fiançailles :

‘« Tout ce qui nous semble impérissable tend à la destruction ; une situation mondaine, tout comme autre chose, n’est pas créée une fois pour toutes mais aussi bien que la puissance d’un empire, se reconstruit à chaque instant par une sorte de création perpétuellement continue, ce qui explique les anomalies apparentes de l’histoire mondaine ou politique au cours d’un demi-siècle. La création du monde n’a pas eu lieu au début, elle a lieu tous les jours.  1044  »’

Le mariage entre un noble et une fille juive et celui entre un noble et une fille de la classe populaire paraissent anormaux selon le critère mondain considéré comme immuable. Celui-ci est pourtant détruit par ces deux alliances. C’est-à-dire que, tout en constatant que ces deux unions n’ont rien d’étonnant, le narrateur observe qu’elles bouleversent le faubourg Saint-Germain. Néanmoins, elles ne le détruisent pas ; ce renversement le reconstruit. D’ailleurs, ce phénomène peut se retrouver dans l’établissement d’un empire ou dans la sphère politique, et, si l’on peut employer le mot que l’écrivain évite d’utiliser ici, c’est un mouvement général de l’« histoire ». En effet, il est clair que Proust pense ici à l’histoire d’autant plus que l’épisode de ces deux mésalliances est conclu par le thème de la Muse de l’histoire : ici, la Muse de l’histoire examine un « événement », par exemple, « mort, fiançailles, héritage, ruine », avec son verre grossissant et restitue dans l’espace et le temps « les noms des décédés, les adresses successives, les origines de la fortune et ses changements, les mutations de propriété 1045  ».

Le narrateur retrouve une autre alliance d’intérêts dans le « Bal de têtes » : Mme Verdurin s’est mariée avec le prince de Guermantes, alors veuf et ruiné, grâce à son énorme fortune et à son deuxième mariage avec un noble, lui aussi ruiné, pendant la guerre 1046 . Certes, il ne s’étonne plus de cette union maintenant qu’il connaît la règle du jeu du faubourg Saint-Germain, à la différence de « la bourgeoisie de Combray ». Toutefois, il ne peut s’empêcher de considérer avec tristesse Mme Verdurin comme l’usurpatrice du titre de la princesse de Guermantes 1047 . D’autres mondains et mondaines ont, eux aussi, connu une modification de leur situation dans la société parisienne ; quelques-uns réussissent à pénétrer dans le Faubourg comme Bloch, d’autres ont perdu leur prestige comme Bréauté. Malgré tout, le narrateur considère tous ces changements comme naturels dans l’optique historique : « [ces] changements produits dans la société […] n’étaient nullement, comme j’aurais pu être au premier moment tenté de le croire, particuliers à notre époque.  1048  » Au moment où le jeune narrateur commençait à pénétrer dans le milieu des Guermantes, il prenait les nouveaux mondains pour anciens, mais en réalité, même les anciens avaient pour père ou grand-père un parvenu. D’ailleurs, l’alliance entre nobles et bourgeois a existé au plus tard sous Louis XIV :

‘« Même dans le passé où je reculais le nom de Guermantes pour lui donner toute sa grandeur, et avec raison du reste, car sous Louis XIV les Guermantes, quasi royaux, faisaient plus grande figure qu’aujourd’hui, le phénomène que je remarquais en ce moment se produisait de même 1049  »’

Par exemple, la famille Colbert semble aux hommes contemporains du narrateur aussi noble que la famille La Rochefoucauld. Pourtant, elle était bourgeoise autrefois. S’ils sont devenus aristocrates, c’est parce que les Guermantes se sont alliés avec eux. Les mésalliances se répètent depuis des siècles. Comme le narrateur le dit au sujet de la ressemblance filiale, « les choses se répètent 1050  ».

Ce qui est remarquable, c’est que, bien qu’un Guermantes se mésallie, le nom de Guermantes reste toujours. Dans ce sens, l’« usurpation » du titre de princesse de Guermantes par Mme Verdurin est semblable aux autres successions :

‘« […] toujours, sans interruption, viendrait comme un flot de nouvelles princesses de Guermantes, ou plutôt, millénaire, remplacée d’âge en âge dans son emploi par une femme différente, une seule princesse de Guermantes, ignorante de la mort, indifférente à tout ce qui change et blesse nos cœurs, le nom refermant sur celles qui sombrent de temps à autre sa toujours pareille placidité immémoriale.  1051  »’

Comme les vagues qui reprennent perpétuellement le même mouvement de flux et de reflux, le titre de princesse de Guermantes s’est renouvelé à travers les siècles. La survivance du nom de Guermantes dépend de sa perpétuelle succession. Dans ce sens, Mme Verdurin et Gilberte, absorbées dans le nom, ne font que servir l’immortalité du nom :

‘« […] à tous les moments de sa durée, le nom de Guermantes, considéré comme un ensemble de tous les noms qu’il admettait en lui, autour de lui, subissait des déperditions, recrutait des éléments nouveaux […]  1052  »’

Il nous semble que Proust reprend ici le même schéma que dans Albertine disparue : les éléments nouveaux qui bouleversent le critère aristocratique reconstruisent le nom de Guermantes. Si triste que soit la succession puisqu’elle résulte d’une mort et signe la fin d’une époque, elle assure la continuité du nom de Guermantes dans le temps. La personne qui porte le nom est mortelle, mais le nom est éternel parce qu’il est renouvelé à chaque succession. Le contenu change, mais la forme reste. Si, tout en changeant, la société prend toujours le même mouvement réitératif — les mésalliances, la récurrence d’une même expression (« bien pensants, mal pensants »), etc. —, c’est parce qu’il y a une sorte de continuité dans ce changement. Pourtant, il n’en reste pas moins que la tristesse est vraie. Ce que Proust essaie de montrer par un tour de force en créant un faubourg Saint-Germain fictif, c’est cette continuité et ce changement du contenu. Et il tente de recueillir tout ce qui périt dans les vagues successives du temps. C’est pourquoi le narrateur déclare : « De changements produits dans la société je pouvais d’autant plus extraire des vérités importantes et dignes de cimenter une partie de mon œuvre qu’ils étaient nullement […] particuliers à notre époque.  1053  » On peut dégager une généralité d’un changement de la société : ce mouvement réitératif. Et cette généralité vaut la peine d’être écrite dans son roman. Nous verrons que Schopenhauer partage ce point de vue.

Notes
1041.

AD, IV, p. 240.

1042.

« C’est le prix du vice, c’est un mariage à la fin d’un roman de Balzac. » (AD, IV, p. 236).

1043.

AD, IV, p. 237. L’interlocuteur du narrateur est sa mère.

1044.

AD, IV, p. 247-248.

1045.

AD, IV, p. 253-254. Nous y reviendrons ultérieurement.

1046.

TR, p. 533.

1047.

« Pour moi, dans cette identité de titre, de nom, qui faisait qu’il y avait encore une princesse de Guermantes et qu’elle n’avait aucun rapport avec celle qui m’avait tant charmé et qui n’était plus là et qui était comme une morte sans défense à qui on l’eût volé, il y avait quelque chose d’aussi douloureux qu’à voir les objets qu’avait possédés la princesse Hedwige, comme son château, comme tout ce qui avait été à elle, et dont une autre princesse jouissait. La succession au nom est triste comme toutes les successions, comme toutes les usurpations de propriété […] » (TR, p. 533). La princesse de Guermantes a pour prénom Marie-Hedwige.

1048.

TR, p. 545.

1049.

TR, p. 545-546. C’est nous qui soulignons.

1050.

Pr., p. 586, déjà cité.

1051.

TR, p. 533-534.

1052.

TR, p. 548.

1053.

TR, p. 545, déjà partiellement cité.