Le désir de communiquer avec la postérité

Schopenhauer conclut son analyse sur l’histoire en parlant de la question historiographique. Le penseur considère l’œuvre historique comme romanesque, elle ne peut être scientifique 1054 . Par ailleurs, elle est inférieure à la poésie en ce qu’elle ne montre pas l’Idée 1055 . Mais sous l’optique quasi empirique on peut reconnaître sa qualité : « L’histoire est pour l’espèce humaine ce que la raison est pour l’individu. Grâce à sa raison, l’homme n’est pas renfermé comme l’animal dans les limites étroites du présent visible […] 1056  ». Cette conscience du passé permet à l’être humain de comprendre qu’il est une source du présent, et de prévenir l’avenir 1057 . C’est « la valeur réelle de l’histoire 1058  ». Ensuite, Schopenhauer note, sur le rapport entre l’histoire et l’écriture : « L’usage de la raison individuelle suppose à titre de condition indispensable le langage ; l’écriture n’est pas moins nécessaire à l’exercice de cette raison de l’humanité […] 1059  ». Grâce à l’écriture, l’existence de l’être humain menacée sans cesse par la mort pourra récupérer son unité, ainsi, il sera possible de transmettre aux descendants une pensée conçue par les aïeux. De cette façon, les individus éphémères seront sauvés de l’oubli. Dans ce contexte, écrire l’histoire est une preuve du « désir » très humain de parler de soi à la postérité et de « communiquer avec la postérité 1060  ». Dans cette perspective, « [toute] lacune dans l’histoire ressemble à une lacune dans la conscience et la mémoire d’un homme 1061  ». En réalité, l’importance de l’influence de Schopenhauer sur Proust réside dans le triangle entre mémoire, oubli et historiographie. C’est la question que nous aborderons progressivement dans la troisième partie de notre étude.

Proust observe la subversion des valeurs traditionnelles sous la troisième République. C’est ce que la re-hiérarchisation de la société par le critère économique symbolise dans son roman. Par ailleurs, l’analyse des textes journalistiques rejoint celle de la presse dans la société de masse d’aujourd’hui. Comme Robert Kahn le souligne, Proust s’approche ici de Walter Benjamin 1062 . Son regard est sociologique plutôt qu’historique. Il ne tente pas de révéler la vérité sur les événements, l’Affaire ou la Grande Guerre. L’ensemble du roman constitue une fresque sociale de la France sous la troisième République, pourtant, l’intention qu’a l’auteur de dépeindre son temps se borne à montrer comment était la société (en particulier le grand monde et le milieu populaire) à cette période, comment l’Affaire a changé la société, comment les gens, quelle que soit leur classe, sont devenus dreyfusards ou anti-dreyfusards, en résumé, comment l’événement a divisé la France en deux. C’est-à-dire que, même s’il avait l’ambition de raconter l’Affaire, il se refuserait à la restitution politique et chronologique de l’événement. À propos de la Grande Guerre aussi, Proust s’intéresse à la description des mœurs et explique comment les Français deviennent patriotes ou chauvins. C’est la mutation de la société autour des événements qui préoccupe le romancier.

Cependant, le mot « société » ne correspond pas à la véritable intention de Proust. C’est le sentiment qu’un bourgeois éprouve vis-à-vis d’un aristocrate qu’il tente de mettre en lumière en écrivant : « l’amour malheureux de la noblesse ». La “lutte des classes” chez Proust n’est ni sociale ni idéologique ni historique ; elle est une bataille sentimentale. Pour la même raison, il considère qu’il est nécessaire d’être expert en « psychologie » pour pronostiquer la suite de la guerre. C’est pourquoi il souligne le rôle de la « haine » entre nations dans la guerre. D’ailleurs, dans une missive, il écrit que la presse augmente « les ferments de division et de haine 1063  », soit entre dreyfusards et anti-dreyfusards, soit entre cléricaux et anticléricaux.

À cet égard, Julia Kristeva fait une remarque considérable qui constitue une critique adressée à Hannah Arendt (l’œuvre proustienne offre à Hannah Arendt l’occasion de réfléchir sur l’antisémitisme 1064 ) :

‘« “Assimilée”, insérée dans une autre religion (ici catholique) au titre d’étrangeté fascinante et abjecte, la judéïté manifeste l’inhérence du sadomasochisme au cœur obscur de toute société. La judéïté est cet indice de vérité, lorsqu’elle irradie les ensembles sociaux. En la retranchant d’eux pour consolider la pureté du judaïsme, on la protège, au risque de perpétuer la guerre entre clans, ethnies, nations. Telle est la logique de l’Histoire, et Hannah Arendt cherche une suite supportable de l’Histoire.  1065  »’

Proust échappe à cette lutte de clans qui engendre le sadomasochisme social sous-tendant le mouvement de l’histoire. Proust (ou son narrateur) réussit à être à la fois au-dedans et en dehors de tout clan homogène : celui des Juifs, celui des bourgeois, celui des homosexuels ou celui du faubourg Saint-Germain. Aussi est-il naturel que Proust renonce à avoir une optique historique pour décrire son temps, en particulier la période de l’Affaire. En revanche, il épuise ce mécanisme sadomasochiste motivant l’histoire pour dévoiler les sentiments humains — les passions, selon le terme de Julia Kristeva — soumis à « la loi du Temps ». Selon la critique, l’esthétique proustienne réside là :

‘« […] lorsqu’elle révèle la vérité intrinsèque des ensembles homogènes, la judéïté témoigne à l’infini de la réversibilité des passions — amour, jalousie, mort. Rien qu’une beauté et pas de solution historique. Si le judaïsme a pour lui l’Histoire, la judéïté inspire l’art. En doublure du temps qui passe, forcément perdu, reste le temps retrouvé. C’est la voie de Proust : le pur temps incorporé.  1066  »’

Cette remarque nous aide à réfléchir sur le rapport entre Proust et l’histoire de son temps, une question presque énigmatique et embarrassante 1067 . Proust avait “un” sens de l’histoire. L’engagement dans l’Affaire lui a fait penser que l’histoire n’est pas un moyen pour imaginer un futur meilleur ou moins mauvais 1068 . Le temps social dans le roman proustien ne converge pas vers le mouvement historique ; en y échappant, il participe à ce projet de recherche du temps perdu. L’histoire n’est-elle pas tout d’abord une recherche du passé ?

Dès lors, on peut imaginer qu’étant libéré de l’idée de progrès, Proust conçoit l’histoire comme très éloignée de la politique. Il va sans dire que cette conception n’est pas sans rapport avec son esthétique. Chez lui, l’histoire est absorbée par l’art. Nous tenterons d’approfondir ce point. Il faut tout d’abord essayer de parcourir rapidement l’idée, formée à son époque, sur le rapport entre le temps et l’histoire.

Notes
1054.

Il dit ailleurs : « Ce que raconte l’histoire n’est en fait que le long rêve, le songe lourd et confus de l’humanité. » (« De l’histoire », op. cit., p. 1183).

1055.

Ibid., p. 1185. À cet égard, nous renvoyons au chapitre LI (51), consacré à la poésie (p. 311-326).

1056.

« De l’histoire », op. cit., p. 1185. Ce que Schopenhauer appelle ici « la raison » désigne en fait « la conscience raisonnée » ou « la conscience réfléchie » (ibid., p. 1185-1186). Elle diffère de « l’intelligible » défini comme « chose en soi » par Kant ou comme « volonté » par Schopenhauer. Ce dernier développe le rapport entre « l’intelligible » et « l’empirique » : « [l’empirique] est cette manifestation même, qui se déploie dans la conduite de l’individu, selon la loi du temps, et puisqu’elle se matérialise en lui, selon la loi de l’espace. » (Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., chapitre LV, p. 368). Ainsi, on peut conclure que pour Schopenhauer « l’empirique » se rapporte à la connaissance a posteriori de la volonté, c’est-à-dire au monde.

1057.

« De l’histoire », op. cit., p. 1185.

1058.

Idem.

1059.

Ibid., p. 1186.

1060.

Ibid., p. 1186-1187.

1061.

Ibid., p. 1185.

1062.

Images, passages : Marcel Proust et Walter Benjamin, op. cit., p. 187. En invoquant Karl Kraus, Benjamin montre que les lecteurs sont incapables de partager l’expérience racontée dans le journal ; selon lui, cela prouve que si Proust souligne que la réminiscence de la mémoire dépend d’un pur hasard, c’est parce qu’il est difficile de voir un événement extérieur s’assimiler à sa propre expérience à notre époque. (« Sur quelques thèmes baudelairiens », op. cit., p. 334-335).

1063.

Corr., t. III, p. 384, déjà cité.

1064.

Sur l’Antisémitisme, traduit de l’allemand, Calmann Lévy, 1973, nouvelle édition, Éditions du Seuil, 2002, p. 143-159.

1065.

Le Temps sensible. Proust et l’expérience littéraire, op. cit., p. 199. C’est la critique qui souligne.

1066.

Idem. C’est la critique qui souligne.

1067.

En parlant des intellectuels de nos jours, Julia Kristeva écrit : « Proust ne cesse de déranger tous ceux qui veulent “en être”. » (Ibid., p. 203).

1068.

Écoutons cette confession adressée à Georges de Lauris au sujet de son engagement : « Si vous avez une tumeur et vivez avec, pour vous l’enlever je suis obligé de vous rendre très malade, je vous donnerai la fièvre, vous ferez une convalescence — mais au moins après vous serez bien portant. C’était d’ailleurs mon raisonnement pendant l’Affaire. Si donc je pensais que les Congrégations enseignantes détruites, le ferment de haine entre les Français le serait aussi, je trouverais très bien de le faire. Mais je pense exactement le contraire. » (Corr., t. III, p. 383, la lettre est déjà partiellement citée).