L’anti-histoire chez Péguy

Il est utile de retracer rapidement la réflexion de Péguy sur la conséquence du développement de la science historique et du progressisme qui en découle. Nous tenterons d’imaginer par là comment Proust conçoit l’histoire, car il nous semble qu’il partage des visions identiques sur ce sujet avec Péguy, même s’il manifeste peu d’estime pour celui-ci.

Proust a été abonné aux Cahiers de la Quinzaine, au moins au cours de l’année 1908. La Correspondance avec Daniel Halévy, éditée par Anne Borel et Jean-Pierre Halévy, montre en détail comment cette adhésion s’est passée 1070 . Par ailleurs, en citant des lettres du romancier, adressées à des amis différents (y compris Halévy), cette édition nous laisse imaginer pourquoi le romancier jette un regard sarcastique vers Péguy : c’est à cause de son style plein de redites 1071 . Ses critiques persistantes traduisent paradoxalement son intérêt pour l’écrivain des Cahiers. Simultanément, une lettre à Halévy nous permet de savoir que le romancier reconnaît partager une esthétique sur la géographie et la toponymie de la province 1072 avec l’auteur dont il critique l’écriture. À cet égard, les éditeurs de la Correspondance avec Daniel Halévy confrontent le premier Cahier de la Quinzaine (neuvième série) avec l’ouverture de « Combray II », ses brouillons (Cahier 8 1073 ) et le Cahier 4 (où Proust relate la « rêverie sur les noms » 1074 ) 1075 . Ces deux rêveries primordiales pour Proust (et son narrateur), la rêverie onomastique et celle qui porte sur la géographie d’un village médiéval, se retrouvent chez l’auteur de Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme païenne. Il est possible que certaines affinités unissent Proust et Péguy. Nous espérons ici pouvoir clarifier une parenté entre ces deux écrivains de la même génération.

Selon Jacques Le Goff, depuis le XIXe siècle, pour les historiens, il est devenu indispensable d’établir une méthode 1076 . Ainsi, au temps de Proust, les positivistes se concentrent sur la documentation, sur laquelle le romancier donne des précisions (« le déchiffrement des textes, la comparaison des témoignages et l’interprétation des monuments 1077  »), et la conjonction entre la science historique et d’autres sciences humaines. L’œuvre qui se trouve à l’apogée du positivisme est l’Introduction aux études historiques de Langlois et Seignobos 1078 . Le sens de l’histoire est conçu, dans cette perspective, comme linéaire, sous l’influence de Hegel. On a identifié le développement de l’humanité au progrès technologique et à l’un des résultats de ce dernier, la révolution industrielle.

Néanmoins à la même époque, certains penseurs se sont opposés à ce courant dans le domaine de la recherche historique : Nietzsche en Allemagne, Péguy en France. Walter Benjamin leur succédera.

Péguy se bat avec acharnement contre le scientisme et le progressisme dans le domaine des sciences humaines. Premièrement, il proteste contre Taine et Renan, écrivains positivistes, Seignobos et Langlois, historiens positivistes, et Jean Jaurès, socialiste 1079 . Il faut dire que, s’il critique le socialisme, c’est avant tout qu’il a été déçu grandement dans l’affaire Dreyfus, comme Proust. À cet égard, Jacques Viard montre qu’à propos de la conséquence de l’Affaire, ces deux écrivains partagent la même pensée : ils s’opposent à Jaurès tandis qu’ils font l’éloge de Georges Picquart et Joseph Reinach 1080 . Deuxièmement, Péguy observe que les études littéraires se sont transformées en histoire de la littérature, fruit du positivisme et de la philologie, c’est-à-dire qu’il conteste l’historicisme dans le domaine littéraire 1081 . Proust offre une variation à cette position : « je me rendais compte que le temps qui passe n’amène pas forcément le progrès dans les arts.  1082  » Aussi Gérard Genette a-t-il raison de citer Péguy ainsi que le Proust de Contre Sainte-Beuve, en résumant le déroulement de la querelle de la « nouvelle critique » dans les années 1950-1960 1083 . Ces attaques persistantes de Péguy montrent son intérêt pour la science historique. On sait qu’il a tenté de préparer, en 1908, une thèse intitulée De la situation faite à l’histoire dans la philosophie générale du monde moderne — dont Proust a sûrement lu des esquisses 1084 — pour faire carrière dans l’enseignement. En même temps, il a rédigé deux textes en parallèle critiquant les historiens positivistes, Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme païenne 1085 et Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle 1086 . Il y décrit la Muse de l’histoire, la fille aînée de la mémoire, d’abord comme nourricière des autres Muses, ensuite sous la figure d’une vieille femme 1087 . Elle est un « porte-parole de l’humanité “temporelle”  1088  ».

En général, on peut faire la distinction entre le temps vécu par un être humain et le temps du monde sur le plan historique. Cependant, ni les progressistes ni Péguy ne séparent plus ces deux temporalités, même si leurs approches se heurtent. Dans la perspective du progressisme, on considère que l’humanité se développe en visant à une « croissance vers la maturité 1089  ». Cette conception consiste à trouver une analogie entre le sens de l’histoire et la vie des individus. À cet égard, Paul Ricœur observe que les progressistes comparent le développement de l’humanité au « déroulement de la vie individuelle, avec une enfance et un âge mûr, mais toutefois sans vieillissement ni mort 1090  ». Quant à Péguy, il lutte contre cette spéculation : si le sens de l’histoire est analogue à celui du développement de l’individu, comme ce dernier vieillit, l’humanité doit emprunter une voie en déclin :

‘« Mais moi je sais qu’il y a le vieillissement. Le vieillissement de tout homme et le vieillissement de tout le monde. La durée réelle, mon ami, celle qui sera toujours nommée la durée bergsonienne, la durée organique, la durée de l’événement et de la réalité implique essentiellement le vieillissement. Le vieillissement y est incorporé au cœur même de l’organisme. Naître, grandir, vieillir, devenir et mourir, croître et décroître, c’est tout un […] 1091  »’

Nous comprenons que Péguy considère que la vraie tâche de l’histoire consiste à montrer l’humanité sous l’angle organique du temps. Donc inévitablement pour lui, le temps historique doit être celui qui est vécu. En ce sens, dans l’époque moderne, Clio n’est plus qu’une vieille femme : « Je suis une pauvre vieille femme sans éternité 1092  ». Cette loi du temps n’est jamais révélée par l’histoire conçue sous l’optique progressiste.

D’ailleurs, cette spéculation conduit Péguy à défendre le temps passé. En concevant le sens de l’histoire sur le plan du progrès, l’historien progressiste considère le temps passé comme inférieur au temps présent. Péguy, lui, pense que c’est plutôt la société moderne qui est inférieure. Il démythifie le monde moderne, à la différence d’autres écrivains au début du XXe siècle qui avaient tendance à mythifier la modernité. Sa critique envers les historiens de l’époque est ainsi liée à la critique de la société moderne fondée sur le capitalisme et l’industrialisme : la faute des progressistes réside dans la confusion entre le développement économique et l’évolution de l’humanité. Du fait qu’ils prétendent être capables de montrer visiblement le sens de l’histoire comme une courbe tracée sur un diagramme, tout comme une évolution économique, ils ne comprennent jamais ceci : l’espace temporel qui peut être représenté de cette façon manque d’« épaisseur », il est proche d’une surface plane plutôt que d’un « espace à quatre dimensions » — selon l’expression de Proust :

‘« Ces malheureux supposent, mon ami, leur système suppose que le temps serait uniquement un temps pur, un temps géométrique, un temps spatial, une ligne absolue, infinie […] une pure ligne pure, parfaitement continue, parfaitement homogène, au long de laquelle, comme au long d’un espalier temporellement infini, un progrès perpétuellement croissant s’inscrirait en une courbe perpétuellement montante. […] [C’est] très précisément justement le temps de la caisse d’épargne […] 1093  »’

En s’opposant à la conception du temps semblable à une ligne dans un espace (en réalité plutôt sur un plan), ici, Péguy montre que l’idée d’évolution linéaire du temps est liée au développement économique, comme si désormais l’histoire humaine était assimilée à l’histoire économique. L’activité des hommes se réduit ainsi à l’activité économique : c’est l’aliénation à l’époque moderne. Cette phrase de Péguy implique donc la critique de la société bourgeoise, dont le développement a été accéléré au XIXe siècle. C’est ainsi que les questions sur l’histoire le conduisent à la réflexion sociale.

Simultanément, Péguy démontre sa réflexion sur « l’instant » et « le présent » dans Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne. Dans l’optique progressiste selon laquelle l’humanité évolue vers un état plus développé, tous les événements deviennent homogènes et la singularité de chacun est anéantie 1094  ; quant au présent, n’étant plus qu’une étape du progrès, ce moment singulier est déterminé à devenir aussitôt « le passé récent », c’est-à-dire le moment dont on fait de l’histoire. Or, Péguy déclare : « Le présent n’est pas ce qui est historique sur une très mince épaisseur. C’est ce qui n’est pas historique du tout. » Il blâme ainsi l’historien déterministe matérialiste de considérer « le présent » comme « une simple date 1095  » dont on fait une composante d’une chronologie, et de négliger que « le présent » est une porte ouverte vers le futur.

D’un point de vue plus théorique, on peut dire que l’idée de Péguy forme une objection à la notion kantienne de temps, à savoir la détermination transcendantale du temps comme ordre ; car il va sans dire que schématiquement, Kant met en parallèle le temps et l’espace. La remarque de Paul Ricœur à propos des réflexions du philosophe allemand vaut bien d’être citée : « ces enseignements enrichissent notre notion du temps-succession sans jamais mettre en jeu le rapport d’un présent vécu avec le passé et le futur par la mémoire ou de l’attente 1096  ».

Marc Bloch et Lucien Febvre ont fondé les Annales d’histoire économique et sociale en 1929 (nous ne savons pas s’il connaissaient les idées de Péguy). Depuis, leur méthode, différente de celle des positivistes, a ouvert une perspective nouvelle en histoire, pourtant, Paul Ricœur observe l’incapacité de la science historique à montrer le passé tel qu’il était présent : « l’historien étant impliqué dans la connaissance historique, celle-ci ne peut se proposer la tâche impossible de ré-actualiser le passé 1097  ». Nous trouvons ici une coïncidence avec l’idée de Proust. Le narrateur de la Recherche souligne son scepticisme sur la valeur des cours d’histoire au lycée du fait qu’ils sont impuissants à établir le rapport entre le passé, le présent et le futur :

‘« Et comme dans les nouveaux espaces, encore non parcourus, qui s’étendaient devant moi, il n’y aurait pas plus de traces de mon amour pour Albertine qu’il n’y en avait eu dans les temps perdus que je venais de traverser, de mon amour pour ma grand-mère, offrant une succession de périodes sous lesquelles, après un certain intervalle, rien de ce qui soutenait la précédente ne subsistait plus dans celle qui la suivait, ma vie m’apparut comme quelque chose de si dépourvu du support d’un moi individuel identique et permanent, quelque chose d’aussi inutile dans l’avenir que long dans le passé, quelque chose que la mort pourrait aussi bien terminer ici où là, sans nullement le conclure, que ces cours d’histoire de France qu’en rhétorique on arrête indifféremment, selon la fantaisie des programmes ou des professeurs, à la Révolution de 1830, à celle de 1848, ou à la fin du Second Empire.  1098  »’

Il est très significatif que le narrateur mette en parallèle la vie d’un homme et l’histoire. Si un individu n’est pas capable d’associer le présent qu’il vit à son passé et son avenir, sa vie est privée de sens. Cette rupture entre les périodes successives de la vie apporte une crise d’identité. De même, si l’histoire ne propose pas un lien entre le passé, le présent et le futur, elle n’est qu’une accumulation de faits historiques et n’est pas susceptible de montrer l’essentiel du temps vécu par les êtres humains depuis leur apparition, et ainsi l’humanité est dénuée de sens.

Il nous semble que, si une sorte de traditionalisme est présent chez Proust comme chez Péguy — ce qui dérange beaucoup de lecteurs —, c’est en raison de cette observation. Nous avons vu que Péguy n’avait aucune confiance dans la science historique ni dans la sociologie, malgré sa prédilection pour Michelet. Irrité par les historiens universitaires qui vouaient une confiance sans limites au progrès, il s’est battu contre cette idée, notamment à partir de 1904. Comme l’Affaire, cette année 1904 marque une étape dans la réflexion de Péguy, en particulier du point de vue politique. D’une part, la crise marocaine entre la France et l’Allemagne a suscité chez lui un élan de patriotisme, mais dépourvu de militantisme. D’autre part, le projet de loi portant sur la séparation de l’Église et de l’État, qui sera voté en 1905, a bouleversé la société française. Cela lui a donné l’occasion de méditer sur la rupture entre la tradition chrétienne et la société moderne. En conséquence de cela, il s’est replié, non sur le catholicisme de son époque (il était anticlérical 1099 ) mais sur le christianisme qui prévalait au Moyen Âge 1100 . Nous trouvons chez Proust un protagoniste comparable dans le choix religieux (bien que sa motivation soit complètement différente) : Charlus 1101 .

Or, depuis l’affaire Dreyfus, des intellectuels français ont plus ou moins adopté une démarche semblable. Dans le milieu intellectuel, le problème de la rupture avec la tradition (catholique) a été un grand sujet de discussion. Proust y fut impliqué d’autant plus qu’il a des amis « avancés » comme George de Lauris. Julia Kristeva observe, en citant « La Mort des Cathédrales : une conséquence du projet Briand sur la séparation 1102  », l’article publié dans Le Figaro du 16 août 1904, que la position prise par Proust vis-à-vis du mouvement de séparation de l’Église et de l’État est assez proche de celle de Péguy : « Proust […] semble tout compte fait plus proche de Bernard Lazare et même de Charles Péguy qu’il critique, que Romain Rolland.  1103  » En effet, la lecture attentive d’une esquisse de la Recherche nous permet de trouver une allusion assez positive à Péguy à ce sujet (il s’agit ici de la réhabilitation de Bergotte) :

‘« Mais quand un peu plus tard, ayant loyalement suivi les efforts des deux grands écrivains qui sortirent de cette école qui méprisait Bergotte, et qu’elle salua avec raison comme les maîtres du temps présent, je les vis peu à peu, sans certes avoir jamais lu Bergotte, tenter de faire, en moins bien, tout ce qu’il avait fait, et non seulement dans le dessein général de leur œuvre, mais dans les détails particuliers, latéraux où la ressemblance était confondante, je ne pus m’empêcher de ressentir ‹ un › inexprimable plaisir.  1104  »’

Le commentateur de la Pléiade avance à propos des « deux écrivains » l’hypothèse suivante : l’un serait Francis Jammes, l’autre Péguy 1105 . Sans doute, d’autant plus que le romancier écrit, dans une autre version de cette esquisse : « du mouvement [de ceux qui méprisaient Bergotte] commençait à sortir une admirable école néo-catholique qui comptait deux grands poètes.  1106  » Pourtant, nous ne pouvons croire sans réserve ce que Proust manifeste dans « La Mort des cathédrales », car il montre son mécontentement à Georges de Lauris dans une lettre écrite en septembre 1904 :

‘« Je ne vous ai pas envoyé l’article du Figaro parce que je le trouve très mauvais. […] Et comme je ne savais pas [la parution de l’article], je ne l’ai pas corrigé et il y a à peu près trois fautes par ligne. D’ailleurs même exact je le trouverai encore détestable. Des gens très intelligents m’écrivent qu’ils en ont été profondément touchés 1107 je me demande comment ce qui n’a pas touché l’auteur peut toucher le lecteur ? Tout cet article est ingénieux et n’est pas vrai. Et il est surchargé de fausse poésie. Il y a deux phrases que je trouve jolies mais elles n’ont plus aucun sens imprimées tout de travers.  1108  »’

Même si l’on considérait le fait que Georges de Lauris, le destinataire de la lettre, est plutôt anticlérical, on ne pourrait négliger ce qu’il écrit ici d’autant plus que, lorsque Proust reprend cet article pour Mélanges, il note : « Cette étude est bien médiocre 1109  ». Après la victoire sur l’Allemagne, le nationalisme l’emporte plus qu’en 1904 au point que Daniel Halévy, nous l’avons vu, signe un manifeste politico-littéraire avec Maurras. Dans ce contexte historique, il écrit :

‘« Quand je parlai de la mort des Cathédrales, je craignis que la France fût transformée en une grève où de géantes conques ciselées sembleraient échouées, vidées de la vie qui les habita et n’apportant même plus à l’oreille qui se pencherait sur elles la vague rumeur d’autrefois, simples pièces de musée, glacées elles-mêmes.  1110  »’

L’objectif de l’article n’est ni religieux ni politique. Il vise à conserver le souvenir de la prière des croyants d’autrefois, dont une cathédrale constitue le témoignage.

Malgré cela, on est obligé d’embrasser la thèse de Proust qui défend un catholicisme de façon définitive. Proust, rappelons-le, démontre au même Georges de Lauris son opposition aux lois anticléricales de Combes pour lesquelles ce dernier manifeste son approbation dans une autre lettre, partiellement citée plus haut. D’une part, Proust pense que les politiques anticléricales, quoiqu’elles se développent du fait que la plupart des cléricaux ont été anti-dreyfusards, aggraveraient la haine entre les Français, déjà augmentée par l’Affaire ; d’autre part, l’église et son spiritualisme restent toujours vivants, par exemple, dans le clocher d’un petit village comme Illiers qui prend son élan vers le ciel ; enfin, la culture française est nourrie par le christianisme, même de nos jours. La littérature par exemple est toujours sous l’influence chrétienne, ou même plus qu’on ne l’imaginait au Siècle des Lumières. Qu’on ferme les écoles congréganistes ou non, l’esprit catholique existera toujours 1111 .

Néanmoins, comme Proust le répète dans cette missive, la question anticléricale n’est pas simple. Dans son roman, il démontre son caractère complexe : Françoise est contre les lois de Combes, la mère d’Andrée 1112 aussi, mais leur position n’est pas la même : alors que la première est simplement une dévote qui pleure en pensant au destin que les religieuses suivront après l’application des lois, la seconde est infectée « de conservatisme, de réaction et de cléricalisme 1113  » comme Denys Cochin, l’adversaire de Combes. Proust sait finalement que la croyance diminue au moins dans un certain milieu (plus précisément chez les conservateurs) — selon lui, « les grands électeurs du catholicisme (Barrès etc.) ne sont pas croyants.  1114  » La colère de la mère d’Andrée causée par l’anticléricalisme n’a rien à voir avec la croyance. Ce dont Proust est désolé, c’est que « [les] morts ne gouvernent plus les vivants. Et les vivants, oublieux, cessent de remplir les vœux des morts.  1115  » C’est ainsi qu’il écrit avec pourtant un peu d’ironie à Georges de Lauris, au sujet de l’article « La Mort des cathédrales » :

‘« Ce sont les vilains dévots ceux qui sont incapables d’esthétique, les vrais, les derniers catholiques ceux qui disparaîtront un jour, les pithécanthropes de Java qu’on envoie des savants examiner dans leur forêt et rapporter pendant qu’il y en a encore au Jardin des Plantes, qu’il est passionnant et mélancolique de voir se livrer naïvement à leurs ébats caractéristiques dans ces édifices mystérieux où ils trempent les doigts dans des bénitiers et qui ont eux-mêmes la forme de l’instrument de supplice de celui qu’ils pleurent, qu’ils implorent et qu’ils glorifient.  1116  »’

La prière des dévots (celle de Françoise par exemple), touche Proust plus que l’étude des spécialistes de l’architecture médiévale, de même, Péguy ne peut s’empêcher de penser aux paroissiens morts. Notons d’ailleurs que Proust met en rapport « les vrais, les derniers catholiques » avec les « pithécanthropes de Java ». En effet, « les vrais, les derniers catholiques » sont des fossiles vivants. Ceux qui sont liés au vieux monde risquent de disparaître. La société de Combray ne représente-t-elle pas ce vieux monde ?

Qu’est-ce qui remplace les vieilles valeurs (chrétiennes) ? Comme Péguy, Proust répond en désignant l’argent. Pourtant, l’analyse de Proust est plus fine, comme nous l’avons vu. Dans ce monde bourgeois, tout individu vise à être bourgeois, c’est-à-dire devient plus ou moins arriviste, comme Morel qui désire faire carrière dans le monde musical et comme le « lift » de l’hôtel de Balbec qui s’habille comme ses clients 1117 . Pour être arriviste, il faut quitter son pays et abandonner son origine, selon Proust. C’est pourquoi Morel a peur que le métier de son père ne soit dévoilé par le narrateur auprès de Charlus. Le snobisme joue un rôle dans l’arrivisme. Gilberte aussi, adoptée par Forcheville et en proie au snobisme mondain, essaie de cacher le nom de son père, Swann. Qui peut rivaliser avec les bourgeois en prolifération ? Les aristocrates ? Non, leur univers est déjà envahi par les bourgeois. Par ailleurs, ce monde industriel ne cesse d’engendrer des nouveautés. Odette trouve Swann démodé parce qu’il habite quai d’Orléans. Après le mariage, ils s’installeront symboliquement dans le 16e arrondissement, le nouveau quartier bourgeois. Effacer les traces du passé est ainsi le slogan de ce monde. C’est justement l’avènement d’Haussmann : détruire le vieux Paris pour qu’on puisse y superposer un autre Paris, moderne, propre et sécurisé. La société parisienne décrite dans la Recherche a pour cadre cette nouvelle capitale construite par le préfet. La description de Balbec aussi doit être interprétée dans ce contexte historique. Le roman proustien se présente dès lors comme un panorama du nouveau monde, bourgeois et industriel, oublieux du passé, et pris dans un perpétuel mouvement qu’on appelle progrès. On est loin de la communauté de Combray, même de celle de Doncières, où le temps historique s’arrête.

Notes
1070.

Paris, Éditions de Fallois, 1992, p. 216-224. Au début de l’année 1908, il manifeste à Halévy son envie d’adhérer aux Cahiers : « Veux-tu me dire ce qu’il faut faire [,] où il faut envoyer un mandat (sans me fatiguer à écrire) et de combien pour être abonné aux Cahiers. J’y tiens. (Si tu veux je t’expliquerai pourquoi tu aurais tort de ne pas vouloir). » (Corr., t. XXI, p. 628. C’est Proust qui souligne). À ce sujet, voit également, Jacques Viard, « Proust et Péguy ou l’intelligence armée en bataille », art. cit., p. 1652.

1071.

Correspondance avec Daniel Halévy, op. cit., p. 217-219. Les destinataires des lettres citées (à part Halévy) par Anne Borel et Jean-Pierre Halévy sont : Lucien Daudet (en novembre 1914, Corr., t. XIII, p. 353), Georges de Lauris (en Juillet 1910, Corr., t. X, p. 404), Louis de Robert (en janvier 1913, Corr., t. XII, p. 38), Léon Daudet (en mars 1917, Corr., t. XVI, p. 65) et Albert Thibaudet (en juillet 1920, Corr., t. XIX, p. 341).

1072.

« J’ai en commun avec lui (être ennuyé d’y trouver ce que je n’oserai plus publier de peur d’air d’avoir pris là, quoique très différent) un certain sentiment de la géométrie de la terre, des villages. Mais mon idée est au fond très différente. C’est très joli ce qu’il dit sur les villages. Sur les noms j’ai écrit également des choses presque pareilles. » (Corr., t. XXII, p. 629. C’est le romancier qui souligne).

1073.

Voir CS, I, II, Esquisse XV et XVI, p. 702-704.

1074.

Voir CS, I, II, Esquisse LIII, p. 805-814.

1075.

Correspondance avec Daniel Halévy, op. cit., p. 219-222. Jacques Viard aussi met en rapport la lecture de Proust de la neuvième série du Cahier de la quinzaine et la genèse de Contre Sainte-Beuve (« Proust et Péguy ou l’intelligence armée en bataille », art. cit., p. 1652).

1076.

Histoire et mémoire, op. cit., p. 210.

1077.

CS, II, p. 270.

1078.

Paris, Hachette, 1887, rééd., Paris, Éditions Kimé, 1992. À cet égard, voir également Paul Ricœur, Temps et récit, op. cit., t. I, p. 175. Nous ajoutons que plusieurs historiens de l’époque, y compris Seignobos, ont fait leurs études méthodologiques en Allemagne (Christophe Charles, « L’Historien entre science et politique : Seignobos », in Paris fin de siècle. Culture et politique, op. cit., p. 125-152).

1079.

Voir Daniel Halévy, Péguy et les Cahiers de la Quinzaine, Paris, Grasset, 1941. Proust a dû lire ce livre dont la première édition est parue en 1918 chez Librairie Payot. Voir la lettre adressée à Halévy datée du 19 juillet 1919 (Cor r., t. XVIII, 1919).

1080.

« Proust, Bernard Lazare, Péguy et Romain Rolland », art. cit., p. 566-568. (Corr., t. III, p. 384-385, déjà cité). Pourtant, nous avons observé plus haut que Proust pensait au fond que Reinach manipule l’opinion publique (voir CG, I, p. 592-593).

1081.

À cet égard, nous renvoyons à La Troisième République des lettres de Flaubert à Proust d’Antoine Compagnon (op. cit.).

1082.

TR, p. 580.

1083.

« De texte à œuvre », in Figures IV, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 7-12. Le critique écrit : « Les études universitaires, du moins en France, ne se sont guère que récemment, et encore assez faiblement, consacrées à ce type de recherche, centrées qu’elles sont restées après Lanson sur une approche essentiellement historique et philologique, d’esprit nettement positiviste et, comme Péguy le reproche déjà à Taine en lui attribuant la fameuse “méthode de la grande ceinture”, d’attention volontiers… périphérique par rapport aux œuvres elles-mêmes. » (Ibid., p. 8).

1084.

Daniel Halévy a envoyé à Proust deux Cahiers de la Quinzaine en lui demandant son adhésion. Anne Borel et Jean-Pierre Halévy pensent, en examinant des lettres proustiennes destinées à Halévy, que ces deux numéros sont : le onzième cahier de la huitième série paru le 3 février 1907 (De la situation faite à l’histoire et à la sociologie et De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne) et le premier cahier de la neuvième partie paru le 6 octobre (De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle). Voir Correspondance avec Daniel Halévy, op. cit., p. 216.

1085.

Œuvres en prose complètes, op. cit., t. III, 1992, p. 997-1214.

1086.

Ibid., p. 594-783.

1087.

Voir Simone Fraisse, Péguy et le monde antique, op. cit., deuxième partie, p. 117-166.

1088.

Simone Fraisse, Péguy et le Moyen Âge, Paris, Honore Champion, 1978, p. 59.

1089.

Paul Ricœur, L’Idéologie et l’utopie, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 365.

1090.

Idem. C’est nous qui soulignons.

1091.

Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, op. cit., p. 1034-1035.

1092.

Ibid., p. 998.

1093.

Ibid., p. 1032.

1094.

In Œuvres en prose complètes, op. cit., t. III, p. 1408.

1095.

Ibid., p. 1409-1412.

1096.

Temps et récit, op. cit., t. III, p. 92-93.

1097.

Ibid., t. I, p. 175.

1098.

AD, II, p. 173-174.

1099.

Péguy écrit : « La métaphysique des curés mon Dieu, c’était précisément la théologie et ainsi la métaphysique qu’il y a dans le catéchisme. / Nos maîtres et nos curés, ce serait un assez bon titre pour un roman. Nos maîtres laïques avaient un certain enseignement, une certaine métaphysique […] Nous ne croyons plus un mot de ce que nous enseignaient nos maîtres laïques, et toute la métaphysique qui était dessous eux est pour nous moins qu’une cendre vaine. Nous ne croyons pas seulement, nous sommes intégralement nourris de ce que nous enseignaient les curés, de ce qu’il y a dans le catéchisme. Or nos maîtres ont gardé tout notre cœur et ils ont notre entière confidence. Et malheureusement nous ne pouvons pas dire que nos vieux curés aient absolument tout notre cœur ni qu’ils aient jamais eu notre confidence. » (L’argent, in Œuvres en prose complètes, op. cit., p. 806-807). Et ailleurs : « Si M. Langlois savait un mot d’histoire il saurait que depuis que le monde est monde des catholiques n’ont jamais soutenu leurs hommes. » (Ibid., p. 833).

1100.

Cf. Yves Vadé, Péguy et le monde moderne (Paris, L’amitié Charles Péguy, 1965). Aussi Simone Fraisse, Péguy et le Moyen Âge (op. cit.) et Péguy et le monde antique (op. cit.).

1101.

SG, II, III, p. 427-428. Le texte est déjà cité.

1102.

Il a été partiellement repris en 1919 dans Pastiches et mélange. On retrouve des passages supprimés lors de la publication de ce recueil dans Contre Sainte-Beuve (p. 141-149). Jean-Yves Tadié note que la rédaction de cet article est un « rare retour, depuis l’affaire Dreyfus, à la politique » (Marcel Proust, op. cit., p. 527).

1103.

Le Temps sensible. Proust et l’expérience littéraire, op. cit., p. 182.

1104.

TR, Esquisse LXV, p. 961.

1105.

TR, p. 1464, note 2 de la page 960.

1106.

« Cahiers 58 et 57 », in La Matinée chez la princesse de Guermantes. Cahiers du Temps retrouvé, op. cit., p. 333. C’est nous qui soulignons. La phrase se retrouve dans l’Esquisse LXV (TR, p. 960).

1107.

Il s’agit de Barrès. C’est l’écrivain qui souligne.

1108.

Corr., t. IV, p. 261.

1109.

CSB, p. 142.

1110.

Idem.

1111.

« [Le Catholicisme] grandit en se transformant et depuis le 18e siècle où il paraissait le refuge des Ignorantins il a pris, même sur ceux qui devaient le combattre et le nier, une influence que n’aurait pu prévoir le siècle précédent. Même au point de vue de l’antichristianisme, de Voltaire à Renan le chemin parcouru (parcouru dans le sens du Catholicisme) est immense. Renan est bien encore un antichrétien mais christianisé […]. Le siècle de Carlyle, de Ruskin, de Tolstoï, même fût-il le siècle d’Hugo, fût-il le siècle de Renan […] n’est pas un siècle antireligieux. Baudelaire lui-même tient à l’Église, au moins par le sacrilège. Mais en tous cas cette question n’a rien à voir avec celle des Écoles chrétiennes. D’abord parce qu’on ne tuera pas l’esprit chrétien en fermant des écoles chrétiennes, et que s’il doit mourir, il mourra même sous une théocratie. Ensuite parce que l’esprit chrétien, et même le dogme catholique n’a rien [à voir] avec l’esprit de parti que nous voulons détruire (et que nous copions). » (Corr., t. III, p. 381-386.)

1112.

Albertine en témoigne : « […] la salle de la Mairie d’où on a enlevé le Christ, la mère d’Andrée tomberait en apoplexie si nous y allions. » (JF, II, p. 237).

1113.

Corr., t. III, p. 386, lettre adressée à Georges de Lauris.

1114.

Ibid., p. 384.

1115.

« La Mort des cathédrales », in CSB, p. 149.

1116.

Corr., t. IV, p. 261-262.

1117.

Chez Péguy, ce sont des universitaires ambitieux et mariés avec des filles bourgeoises qui remplacent Morel (Voir Œuvres en prose complètes, op. cit., t. II, p. 678-679 et p. 1465, la note de Robert Burac. Également voir Correspondance avec Daniel Halévy, op. cit., p. 223, la note 50).