Benjamin, traducteur de Proust et lecteur de Péguy

Cette privation de lien temporel, observée par Péguy et Proust, peut prendre la forme d’une aliénation des hommes modernes : si le lien noué entre le passé et le présent est rompu, le lien entre l’individu et la société est brisé. Cela amène d’ailleurs la rupture entre le temps individuel et le temps collectif. C’est Walter Benjamin qui reconnaît ce problème chez Proust.

Benjamin a en réalité aussi été un lecteur de Péguy. À cet égard, Daniel Bensaïd cite deux lettres que Benjamin a adressées à Scholem ; il écrit à ce dernier qu’il a trouvé une parenté entre son idée et celle de l’écrivain français 1118 . Jean Chesneaux 1119 lui aussi dégage une certaine coïncidence entre Péguy et Benjamin : ils reprochent à l’époque sa confiance absolue dans le progrès (c’est-à-dire le développement linéaire de l’histoire), autant que son positivisme, car selon cette conception, le temps devient « homogène et vide 1120  » et le temps critique où se passe l’événement perd sa singularité. Essayons de résumer l’idée anti-positiviste du penseur allemand (cette idée très complexe suscite des interprétations différentes chez des philosophes) : l’historien positiviste qui se fonde sur l’historicisme et l’idée de progrès ne peut montrer qu’« un temps homogène et vide 1121  ». Benjamin précise : « l’historicisme se contente d’établir un lien causal entre divers moments de l’histoire 1122  ». Aux yeux de Benjamin, le vrai historien, qu’il nomme « historien matérialiste 1123  », tente de démolir cette doctrine :

‘« Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir “comment les choses se sont réellement passées”. Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger. […] Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté.  1124  »’

Comme Péguy, en considérant le passé, qui fut le présent, « l’instant du danger », comme une porte ouverte vers le futur, Benjamin se demande comment le sauver de l’oubli où il a été rejeté en faveur de l’histoire progressiste. Il conclut en évoquant la théologie hébraïque :

‘« On sait qu’il était interdit aux Juifs de sonder l’avenir. La Torah et la prière, en revanche, leur enseignaient la commémoration. […] Mais l’avenir ne devenait pas pour autant, aux yeux des Juifs, un temps homogène et vide. Car en lui, chaque seconde était la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer.  1125  »’

Benjamin a été un traducteur de la Recherche aussi bien qu’un lecteur de Péguy, il a laissé une étude sur Proust. Il nous semble d’ailleurs que la lecture de l’œuvre proustienne lui permet d’approfondir sa compréhension de Baudelaire 1126 . « Sur quelques thèmes baudelairiens » a pour interrogation initiale de savoir pourquoi la poésie lyrique n’a plus de succès à l’époque industrielle. Benjamin constate : « le public est devenu de plus en plus réticent à l’égard de la poésie lyrique que lui transmet le passé.  1127  ». Ainsi, aux yeux du penseur, le défit baudelairien consiste à tenter de communiquer avec ce public, incapable de lire des poèmes 1128 . Pour commencer son analyse, Benjamin met en parallèle Bergson et Proust : alors que le philosophe, dans Matière et Mémoire, médite sur le problème de l’expérience et de la mémoire dans une dimension métaphysique, le romancier aborde le même sujet « dans les conditions de la société actuelle 1129  » tout en introduisant un nouvel élément. Marie-Cécile Dufour-El Maleh considère que Benjamin a appris de l’œuvre proustienne comment « définir en un sens historique le caractère spécifique de la mémoire 1130  ». Nous tenterons ici d’approfondir l’analyse de ce que Benjamin écrit sur ce rapport entre la mémoire et l’époque moderne dans « Sur quelques thèmes baudelairiens », car il nous semble que cette problématique se retrouve dans l’idée de l’histoire selon Proust.

Benjamin considère que « l’expérience appartient à l’ordre de la tradition, dans la vie collective comme dans la vie privée » Car : « [elle] se constitue moins de données isolées, rigoureusement fixées par la mémoire, que de données accumulées, souvent inconscientes, qui se rassemblent en elle. » Pourtant, à notre époque industrielle, l’expérience devient « inhospitalière et aveuglante » parce qu’elle « se manifeste dans l’existence normalisée et dénaturée des masses soumises à la civilisation ». Par conséquent, elle doit être complétée par une autre expérience « comme une image persistante pour ainsi dire spontanée ». La réflexion de Bergson porte sur cette seconde expérience, « spontanée », et le philosophe se refuse à examiner la première expérience, « aveuglante », parce qu’il néglige « l’historicité de la mémoire » ou la « détermination historique de l’expérience.  1131  » De ce fait, il se montre plus optimiste que Proust :

‘« [Bergson] ne manque pas de souligner l’opposition entre la vie active et cette vie contemplative particulière à laquelle on accède grâce à la mémoire. Mais Bergson suggère que l’adoption d’une attitude contemplative, permettant l’intuition du courant vital, serait affaire de libre choix.  1132  »’

L’idée de Proust est différente, car il sait ceci : « il faut de moins en moins escompter que [l’expérience] puisse s’instaurer par des voies naturelles 1133  ». D’autant plus que « les chances diminuent de voir les événements extérieurs s’assimiler à son expérience.  1134  » Autrement dit, les hommes modernes sont incapables de considérer l’expérience des autres comme une source de leçon ou de sentiment, par exemple. C’est pourquoi la poésie lyrique, de même que l’épopée, est de moins en moins reçue par le public.

En s’attachant à la même problématique, dans « Le Conteur », Benjamin a développé une thèse selon laquelle, si le XIXe siècle a enterré le « récit » raconté — le conte et l’épopée entre autres —, c’est que « la faculté d’échanger des expériences 1135  » s’affaiblit. En revanche, le « roman », genre engendré avec Don Quichotte il y a des siècles, a remplacé radicalement, durant ce siècle caractérisé par la révolution industrielle, le « récit » raconté, sous l’influence d’une sorte d’individualisme de l’âme. Le genre du roman se développe avec la solitude dans laquelle l’époque moderne oblige le romancier à s’enfermer 1136 .

D’ailleurs, cette solitude du romancier force le lecteur à lire dans un état d’esprit identique :

‘« Celui qui écoute une histoire se trouve en compagnie du conteur ; même celui qui la lit partage cette compagnie. Le lecteur de roman, lui, est solitaire. Il l’est plus que tout autre lecteur. […] Dans cette solitude, le lecteur de roman s’empare plus jalousement que personne de la matière qui lui est offerte. Il est prêt à se l’approprier tout entière et en quelque sorte à l’engloutir.  1137  »’

La lecture d’un roman ne permet pas d’« échanger des expériences » comme l’écoute ou la lecture d’un « récit ».

Pourtant, le genre romanesque est maintenant mis en crise par le langage journalistique 1138 . Il va sans dire que celui-ci aggrave le destin du « récit ». Benjamin démontre dans « Le Conteur » comment le journal détruit « la faculté d’échanger des expériences », comme dans « Sur quelques thèmes baudelairiens » : l’article de journal s’applique à rapporter les « informations », par conséquent, il est incapable de transmettre une expérience aux lecteurs. Cette analyse nous intéresse d’autant plus que Proust écrit des pastiches du style journalistique dans la Recherche. Pourtant, ce qui importe ici, c’est que Proust se présente pour Benjamin comme le dernier conteur — non le dernier romancier — dans le sens authentique du terme. Après avoir connu la chute du « récit » remplacé par le « roman », Proust tâche à nouveau de « raconter » l’expérience qui est inévitablement celle du narrateur lui-même, puisque l’individualisme de l’âme empêche le romancier de raconter l’expérience de quelqu’un d’autre 1139 . Il est donc naturel que l’interprétation de Benjamin concernant l’œuvre proustienne porte sur l’incorporation de l’expérience par la mémoire (remémoration) dans les conditions modernes où l’expérience que le romancier tâche d’incorporer ne peut être que celle du narrateur, purement individuelle. Il a fallu ainsi à Proust dresser un « inventaire du “particulier”, homme privé à maints égards coupé du monde » : « Là où domine l’expérience au sens strict, on assiste à la conjonction, au sein de la mémoire, entre des contenus du passé individuel et des contenus du passé collectif 1140  » Benjamin note ensuite :

‘« Les cultes avec leurs cérémonies et leurs fêtes — absentes, apparemment, de l’univers proustien — opéraient, entre ces deux éléments de la mémoire, une fusion toujours renouvelée. Elles provoquaient la remémoration à certains moments déterminés et lui donnaient ainsi l’occasion de se reproduire tout au long d’une vie. La mémoire volontaire et la mémoire involontaire cessent par là de s’exclure mutuellement.  1141  »’

De nos jours, la perte des cultes traditionnels rend impossible cette fusion entre la mémoire individuelle et la mémoire collective par laquelle la réminiscence a constamment été possible dans une société traditionnelle. C’est pourquoi Proust remplace la mémoire pure de Bergson, qui est plutôt proche de la mémoire volontaire pour lui, par la mémoire involontaire, qui dépend du hasard. C’est-à-dire que, si l’on peut être le maître de son expérience à l’époque moderne, c’est uniquement par cette mémoire hasardeuse 1142 .

Robert Kahn remarque que Benjamin adresse ici une critique à Proust :

‘« […] le tort de Proust est de se cantonner à l’isolement de l’individu, alors que son traducteur pense que le temps du cérémonial, de la fête, pourrait permettre de lever l’antinomie entre l’individu et la collectivité.  1143  »’

Quant à nous, notons les deux points suivants : premièrement, les fêtes et les cérémonies ne sont pas absentes de la Recherche, bien au contraire, « Combray II » en contient ; deuxièmement, nous le verrons par la suite, des événements collectifs remplissent cette fonction mnémonique des fêtes et des cérémonies ; troisièmement, « Un amour de Swann » ne raconte pas une expérience du narrateur mais une expérience de Swann que d’autres lui ont racontée. Dans ce contexte, il est intéressant de remarquer qu’à la fin de « Combray II », dans une seule phrase, le narrateur met sur le même plan ces trois choses : le drame de couchage (le sujet de « Combray I »), le Combray ressuscitée par la saveur d’un morceau de madeleine (« Combray II ») et l’histoire de Swann restituée par le narrateur 1144 . Et il les classe dans la catégorie des résurrections mnémoniques réussies. Le narrateur conclut la phrase ainsi : « on ignore le biais par lequel cette impossibilité [de la réminiscence] a été tournée.  1145  » Ce « biais » est évidemment constitué de « tous ces souvenirs ajoutés les uns aux autres 1146  », dans lesquels les souvenirs de ce qu’on lui a raconté au sujet d’une autre personne sont compris (on est tenté de dire que le seuil entre la mémoire volontaire et la mémoire involontaire n’est pas si clairement tracé, il faudrait même se demander si elles ne sont pas nouées). Il est vrai que le narrateur proustien « se cantonne à l’isolement de l’individu », mais, lorsque cet isolement donne la chance d’associer des souvenirs, qui sont des données pour la mémoire, dans cet univers d’isolement, les histoires de plusieurs personnes résonnent entre elles. L’égocentrisme parvient à incorporer la collectivité dans l’individualité. L’individualisme proustien établit paradoxalement un lien entre moi et les autres et organise une sorte de liturgie qui commémore ce lien. Cette résonance liturgique se condense dans le « Bal de têtes ». Le livre proustien constitue ce champ magnétique dont le pôle est le narrateur et où l’on se réunit pour célébrer cette commémoration :

‘« Nous ne pourrions pas raconter nos rapports avec un être que nous avons même peu connu, sans faire se succéder les sites les plus différents de notre vie. Ainsi chaque individu — et j’étais moi-même un de ces individus — mesurait pour moi la durée par la révolution qu’il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu’il avait occupées successivement par rapport à moi.  1147  »’

Or, en lisant des « fiches » de Benjamin, dont on ne sait si ce sont des notes préparatoires ou des manuscrits des Passages, Robert Kahn écrit que le penseur allemand essaie de transporter la mémoire involontaire proustienne dans une dimension collective 1148 . Pourtant, il nous semble que Proust tente cette transposition et que Benjamin y est sensible. Or, l’analyse du critique nous aide à réfléchir sur la corrélation entre le roman proustien et la société qui est le cadre du récit. La mémoire involontaire qui se présente pour Benjamin comme « non-encore-conscient » — parce que les souvenirs qu’on ne peut se rappeler que dans la mémoire involontaire résident en réalité dans l’oubli, le sommeil de la mémoire, c’est-à-dire qu’ils restent dans quelque chose de proche de l’inconscient freudien — peut prendre une dimension collective. Car chaque époque passée a eu son rêve 1149  : le XIXe siècle a rêvé d’une « utopie du règne de la marchandise » ; Napoléon Ier a rêvé de construire la ville la plus belle possible dans l’Ouest de Paris. Ces rêves ont laissé des traces, comme les passages et l’Arc de Triomphe. La tâche de l’historien consiste à interpréter ces « images-rêveries d’une époque » qui restent « non-encore-conscientes », pour raconter les expériences, dans le sens benjamien du terme, d’une époque 1150 . Dans ce contexte, Proust « incarne la dernière figure » du conteur « dans une époque, “l’apogée du capitalisme” qui vise à la liquidation de l’expérience » :

‘« L’œuvre renvoie à la totalité du XIXe siècle et elle annonce les innovations du XXe siècle. […] La théorie proustienne de la “mémoire involontaire” est transposable, par le biais de “l’image dialectique”, à la collectivité toute entière.  1151  »’

En effet, Benjamin écrit dans « L’image proustienne » :

‘« […] si cette manière chaste, je veux dire madrée et frivole, de communiquer au premier venu ce qu’on a de plus propre n’appartient pas seulement à des personnes, mais à des époques, pour le XIXe siècle ce n’est ni Zola ni Anatole France, c’est le jeune Proust […] l’éperdu salonnard qui du temps vieilli […] saisit à la volée les plus stupéfiantes confidences. Proust est le premier qui du XIXe siècle ait fait un sujet possible pour un mémorialiste. Ce qui était avant lui une période dépourvue de tensions est devenu un champ de forces où d’autres auteurs, après lui, feront naître les courants les plus divers.  1152  »’

Benjamin considère que les expériences du XIXe siècle (non du XXe siècle) sont relatées dans la Recherche, ainsi, Proust a transformé ce siècle en une période passée qui vaut d’être racontée, en effet, le narrateur retrace — principalement — rétrospectivement le passé non seulement sur le plan personnel mais aussi sur le plan collectif, par conséquent, la société sous la troisième République décrite dans la Recherche est telle qu’elle était dans le passé dans l’optique du narrateur devenu écrivain. De là surgit l’espace romanesque proustien où une époque passée tisse son histoire en réveillant son rêve oublié par le mouvement perpétuel et accéléré de l’histoire moderne. Dès lors, l’aspect négatif de l’histoire observé par Schopenhauer — « ce que raconte l’histoire n’est en fait que le long rêve, le songe lourd et confus de l’humanité 1153  » — devient positif. Disons que le temps moderne, une fois rejeté par Péguy à cause de son mouvement progressif, assimilable au mouvement économique, est recueilli par Proust.

Pourtant, nous avons tort de conclure ainsi, car Péguy aussi cherche à remémorer son temps d’une manière proustienne. Ici, nous trouverons encore une fois une coïncidence entre Péguy et Proust par l’intermédiaire de Benjamin, comme s’ils formaient un triangle spéculatif.

Notes
1118.

Walter Benjamin. Sentinelle messianique. Paris, Librairie Plon, 1990, p. 75.

1119.

« Walter Benjamin et Charles Péguy : deux pensées critiques de la temporalité », in Habiter le temps, Paris, Bayard Éditions, 1996, p. 173-184. En montrant la proximité entre l’idée de Péguy et celle de Benjamin, le sociologue souligne : « Benjamin connaissait et estimait Péguy. Il a pu trouver chez lui de fécondes références. » (Ibid., p. 174).

1120.

Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 441.

1121.

Ibid., p. 439.

1122.

Ibid., p. 442.

1123.

Ibid., p. 429.

1124.

Ibid., p. 431.

1125.

Ibid., p. 443.

1126.

Benjamin écrit : « Proust était un incomparable lecteur des Fleurs du mal ; car il y devinait à l’œuvre une entreprise apparentée à la sienne. On n’est pas familiarisé avec Baudelaire sans connaître en même temps l’expérience que Proust avait de lui. » (« Sur quelques thèmes baudelairiens », in Œuvres, op. cit., t. III, p. 370). Par ailleurs, Robert Kahn a démontré que la lecture de l’œuvre proustienne fut essentielle pour que Benjamin puisse élaborer « Sur le concept d’histoire » (Images, passages : Marcel Proust et Walter Benjamin, op. cit., p. 179-185).

1127.

« Sur quelques thèmes baudelairiens », in Œuvres, op. cit., t. III, p. 330.

1128.

Ibid., p. 329. Benjamin cite un vers de Baudelaire : « Hypocrite lecteur — mon semblable, mon frère ! » (« Au lecteur », Œuvres complètes, op. cit., t. I, 1975, p. 6).

1129.

« Sur quelques thèmes baudelairiens », op. cit., p. 332.

1130.

« Expérience du temps et langage. L’enseignement de Proust », in Angelus novus. Essai sur l’œuvre de Walter Benjamin, Bruxelles, Éditions OUSIA, 1990, p. 204.

1131.

« Sur quelques thèmes baudelairiens », op. cit., p. 331-332.

1132.

Ibid., p. 333.

1133.

Idem.

1134.

Ibid., p. 334.

1135.

Œuvres, op. cit., t. III, p. 115.

1136.

« Le roman se distingue de toutes les autres formes de prose littéraire — des contes, des légendes et même des nouvelles — en ce qu’il ne provient pas de la tradition orale, et n’y conduit pas davantage. […] Le conteur emprunte la matière de son récit à l’expérience : la sienne ou celle qui lui a été rapportée par autrui. Et ce qu’il raconte, à son tour, devient expérience en ceux qui écoutent son histoire. Le romancier, lui, s’est isolé. Le lieu de naissance du roman, c’est l’individu dans sa solitude, qui ne peut plus traduire sous forme exemplaire ce qui lui tient le plus à cœur, parce qu’il ne reçoit plus de conseils et ne sait plus en donner. Écrire un roman, c’est exacerber, dans la représentation de la vie humaine, tout ce qui est sans commune mesure. Au cœur même de la vie en sa plénitude, par la description de cette plénitude, le roman révèle le profond désarroi de l’individu vivant.  » (Ibid., p. 120-121).

1137.

Ibid., p. 138.

1138.

Malheureusement, Benjamin ne développe pas ici cette crise du roman. Pourtant, nous en sommes témoins en vivant l’époque médiatique plus que jamais.

1139.

« Sur quelques thèmes baudelairiens », op. cit., P. 335. À en croire la traduction française, Benjamin écrit ici : « Dès le début [Proust] se heurtait à une tâche élémentaire : raconter sa propre enfance. » En dépit de ce qu’écrit Robert Kahn, il nous semble que Benjamin commet ici une confusion entre l’auteur Proust et le narrateur du roman. Voir Robert Kahn, Images, passages : Marcel Proust et Walter Benjamin, op. cit., p. 71-84.

1140.

« Sur quelques thèmes baudelairiens », op. cit., t. III, p. 335. C’est nous qui soulignons. Benjamin notera plus loin : « Chez Proust, le rétrécissement de l’expérience s’annonce par la réalisation intégrale de l’intention ultime. Tout son art se manifeste dans sa manière incidente, toute sa loyauté dans sa manière constante de rappeler à son lecteur que la rédemption est son affaire privée. » (Ibid., p. 378, note 1 de l’auteur). Rappelons que la Venise proustienne se présente comme un endroit où le passé individuel et le passé collectif sont reliés.

1141.

Ibid., p. 335-336.

1142.

Ibid., p. 331-334. Ensuite, Benjamin illustre cette difficulté d’assimiler l’expérience extérieure à l’expérience intérieure en analysant le caractère de l’article de journal : « Si la presse avait eu pour dessein de permettre au lecteur d’incorporer à sa propre expérience les informations qu’elle lui fournit, elle ne parviendrait pas à ses fins. Mais c’est tout le contraire qu’elle veut, et qu’elle obtient. Son propos est de présenter les événements de telle sorte qu’ils ne puissent pénétrer dans le domaine où ils concerneraient l’expérience du lecteur. Les principes de l’information journalistique (nouveauté, brièveté, clarté et surtout absence de corrélation entre les nouvelles prises une à une) contribuent à cet effet […]. La cloison étanche dressée entre l’information et l’expérience tient également à ce que l’information n’est pas non plus intégrée à la “tradition”. Les journaux ont d’importants tirages. Aucun lecteur n’accède aussi facilement à des faits qu’un autre accepterait de “se faire raconter” par lui. — Du point de vue historique, il y a concurrence entre les diverses formes de transmission des nouvelles. […] À la différence de l’information, le récit ne se soucie pas de transmettre le pur en-soi de l’événement ; il l’incorpore à la vie même de celui qui raconte, pour le transmettre, comme sa propre expérience, à ceux qui écoutent. » (Ibid., p. 334-335). Proust est aussi sensible à cette différence entre le journal et le récit. En pastichant le carnet du Gaulois, il décrit comment la mort d’un bourgeois (ici celle de Swann), est annoncée dans le journal. Le narrateur conclut : « si l’on n’est pas “quelqu’un”, l’absence de titre connu rend plus rapide encore la décomposition de la mort. » Pourtant, Swann sera ressuscité dès que le narrateur en « fait le héros d’un de ses romans » (Pr., p. 704-705).

1143.

Images, passages : Marcel Proust et Walter Benjamin, cit. op., p. 197.

1144.

« C’est ainsi que je restais souvent jusqu’au matin à songer au temps de Combray, à mes tristes soirées sans sommeil, à tant de jours aussi dont l’image m’avait été plus récemment rendue par la saveur […] d’une tasse de thé, et par association de souvenirs à ce que, bien des années après avoir quitté cette ville, j’avais appris, au sujet d’un amour que Swann avait eu avant ma naissance […] » (CS, I, II, p. 183-184).

1145.

CS, I, II, p. 184.

1146.

Idem.

1147.

TR, p. 608.

1148.

Dufour-El Maleh note de son côté : « sauver la tradition qui rendait possible cette incorporation de l’expérience collective à l’expérience personnelle — ce qui précisément la faisait vivre comme tradition —, c’est tenter de retrouver un peu de cette expérience en fouillant dans les poubelles de l’histoire pour y retrouver les objets négligés, abandonnés par elle et par là préservés, sauvés du collimateur universel que constitue le souvenir volontaire — ici l’histoire. » (« Expérience du temps et langage. L’enseignement de Proust », op. cit., p. 204).

1149.

Rappelons que Benjamin considère les positivistes comme incapables d’« attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance » (« Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 431, déjà cité).

1150.

Schopenhauer écrit : « L’histoire peut donc être regardée comme la conscience raisonnée de l’espèce humaine ; elle est à l’humanité ce qu’est à l’individu la conscience soutenue par la raison, réfléchie et cohérente, dont le manque condamne l’animal à rester enfermé dans le champ étroit du présent intuitif. Toute lacune dans l’histoire ressemble ainsi à une lacune dans la conscience et la mémoire d’un homme […] » (« De l’histoire », op. cit., p. 1185).

1151.

Images, passages : Marcel Proust et Walter Benjamin, op. cit., p. 201-205.

1152.

Op. cit., p. 141. Benjamin relève comme exemples de Mémoires écrites après la publication de la Recherche, Les Marronniers en fleur, Mémoires de la duchesse de Clermont-Tonnerre, née Élisabeth de Gramont (Paris, Grasset, 1929), amie de Proust, et Paris vécu, Rive droite (op. cit.) de Léon Daudet.

1153.

« De l’histoire », op. cit., p. 1183.