Possibilité de la remémoration

Le calendrier du cœur

Comment est-il possible d’incorporer les expériences extérieures à sa propre expérience au sein de la mémoire dans les conditions modernes ? C’est la problématique que Benjamin dégage de l’œuvre de Proust. Or, elle recèle inévitablement une question presque phénoménologique, celle de la perception du monde extérieur, en particulier du temps en dehors du soi. Nous espérons ici arriver à saisir comment la remémoration dans une dimension collective est rendue possible dans la Recherche. Pour cela, il nous est indispensable d’aborder le problème suivant : comment le narrateur perçoit-il le temps en dehors de lui ?

Le roman proustien comporte plusieurs événements réels qui n’ont pas autant d’importance historique que l’Affaire et la Grande Guerre. Quelle fonction ces petits faits remplissent-ils dans la Recherche ? Pour répondre à cela, il est pertinent d’étudier le problème du système du calendrier présenté par le roman. On remarque souvent qu’au lieu de dater une action d’un protagoniste, Proust l’associe à un événement collectif. Il existe plusieurs exemples : les Expositions universelles, l’hiver glacial 1154 , les funérailles de Gambetta 1155 , etc. Ce sont certes des événements collectifs mais secondaires au niveau politique — au moins en comparaison de l’Affaire et de la Grande Guerre. Il est possible qu’ils confèrent une véracité historique au roman. Mais, dans la dimension du récit, ils demeurent presque insignifiants. Leur fonction est de dater une action d’un protagoniste ; ils servent à établir le calendrier romanesque.

On remarque également le point suivant : comme l’ordre chronologique des événements est souvent troublé, en dépit d’une série d’essais de Willy Hachez 1156 , on ne peut rédiger la chronologie précise du récit de la Recherche. L’anachronisme de Proust est absolu. Il s’interdit aussi principalement tous les systèmes qui réduisent le temps en chiffres : non seulement le calendrier mais aussi l’horloge. Sauf Combray et Venise où le narrateur vit en harmonie avec la société et la nature. Cette absence du temps en dehors du soi dans la Recherche nous fait imaginer que le romancier est sensible à la « faille insurmontable, creusée entre le temps mortel de l’âme et le temps monumental du monde 1157  ». C’est la thèse que Paul Ricœur met en lumière 1158 par une analyse de la temporalité présentée par Virginia Woolf dans Mrs. Dalloway. Dans ce roman où le récit ne se déroule que sur une journée, l’auteur montre que dans un moment doté d’intensité où un événement personnel se produit, la perception du temps d’un individu s’unit difficilement au temps qui court à l’extérieur. Celui-ci est symbolisé par le retentissement de Big Ben dans Mrs. Dalloway. Comme Robert Kahn le dit, Proust refuse à ce « temps monumental 1159  » d’intervenir dans son univers romanesque ; car il est sensible à ce problème tant phénoménologique que sociologique concernant la perception du temps. Ni le calendrier ni l’horloge ne fonctionnent dans l’univers romanesque proustien.

C’est pourquoi nous dégageons de ce système de datation du roman un problème concernant la perception du temps : la difficulté de saisir l’unité du temps. Posons ainsi la question suivante, quitte à nous éloigner de notre sujet : comment Proust démontre-t-il ce caractère du temps dans son roman ? Il conçoit le temps comme une succession de moments, c’est ce qu’il écrit dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs I :

‘« […] même quand j’eus écouté la Sonate d’un bout à l’autre, elle me resta presque tout entière invisible, comme un monument dont la distance ou la brume ne laissent apercevoir que de faibles parties. De là, la mélancolie qui s’attache à la connaissance de tels ouvrages, comme de tout ce qui se réalise dans le temps. […] Pour n’avoir pu aimer qu’en des temps successifs tout ce que m’apportait cette Sonate, je ne la possédai jamais tout entière : elle ressemblait à la vie.  1160  »’

Cette difficulté de saisir l’unité du temps sera démontrée par une sorte d’anachronisme au début d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs II : « notre vie étant si peu chronologique, interférant tant d’anachronismes dans la suite des jours 1161  ». Si l’amour ou la jalousie renaissent par intermittence, chez lui, comme chez d’autres personnages (Swann, Saint-Loup et Charlus) 1162 , c’est que le temps vécu du narrateur n’est pas chronologique mais anachronique :

‘« Souvent […] je vivais dans ceux, plus anciens que la veille ou l’avant-veille, où j’aimais Gilberte. Alors ne plus la voir m’était soudain douloureux, comme c’eût été dans ce temps-là. Le moi qui l’avait aimée, remplacé déjà presque entièrement par un autre, resurgissait […] 1163  »’

Cette constatation de l’anachronisme de la vie sera approfondie dans Albertine disparue. Ici, le narrateur démontre comment le temps « amène progressivement l’oubli » :

‘« […] le souvenir de tous les événements qui s’étaient succédé dans ma vie […] au cours de ces derniers mois de l’existence d’Albertine, les avait fait paraître beaucoup plus longs qu’une année, et maintenant cet oubli de tant de choses, me séparant par des espaces vides, d’événements tout récents qu’ils me faisaient paraître anciens puisque j’avais eu ce qu’on appelle “le temps” de les oublier, c’était son interpolation, fragmentée, irrégulière, au milieu de ma mémoire […] qui détraquait, disloquait mon sentiment des distances dans le temps, là rétrécies, ici distendues, et me faisait me croire tantôt beaucoup plus loin, tantôt beaucoup plus près des choses que je ne l’étais en réalité.  1164  »’

L’expérience d’un amour et de l’oubli qui lui succède altère la mesure du temps, c’est pourquoi le narrateur dit que son sentiment des distances dans le temps est détraqué et disloqué. En d’autres termes, si l’on peut dire, le calendrier du cœur se trouve en discordance avec le calendrier du monde. Ce dernier désigne le temps qui s’écoule à l’extérieur du narrateur. Mettons en parallèle ce temps en dehors du soi avec le temps interne du narrateur qui est le temps individuel, c’est-à-dire le temps existentiel.

L’amour conduit ainsi le narrateur à penser le temps : pour le narrateur adolescent, envahi par un chagrin d’amour, le temps ne semble pas pouvoir apporter une évolution à sa vie. Voyons l’épisode de la lettre que le narrateur adresse à Gilberte le jour du nouvel an : en lui écrivant, il souhaite que la nouvelle année puisse changer sa relation avec Gilberte. Malheureusement, il se rend compte que, de même que le premier janvier n’est pas différent des autres jours, la nouvelle année n’est pas différente des années passées. Or c’est le vent, c’est-à-dire un phénomène naturel, qui lui donne ces idées pessimistes : « Il soufflait un vent humide et doux. C’était un temps que je connaissais ». En parlant de nouveau de ce « vent humide et doux », le narrateur montre que le système du calendrier n’est qu’une invention humaine et qu’il n’a rien à voir avec le mouvement de la nature : « je sentais qu’il ne savait pas qu’on l’appelât le jour de l’An, qu’il finissait dans le crépuscule d’une façon qui ne m’était pas nouvelle ». Ces réflexions le conduisent à l’une des premières étapes de la maturation ou plutôt du vieillissement : « Je venais de vivre le 1er janvier des hommes vieux qui diffèrent ce jour-là des jeunes, non parce qu’on ne leur donne plus d’étrennes, mais parce qu’ils ne croient plus au nouvel An.  1165  » C’est ce qu’il appelle l’« habitude » qui en est la cause. Dans le texte suivant (où il n’utilise pas le terme), Proust explique pourtant comment l’habitude empoisonne la vie du narrateur en le rendant insensible au cours du temps :

‘« Mais surtout en parlant de mes goûts qui ne changeraient plus […] [mon père] insinuait en moi deux terribles soupçons. Le premier c’était que (alors que chaque jour je me considérais comme sur le seuil de ma vie encore intacte et qui ne débuterait que le lendemain matin) mon existence était déjà commencée, bien plus, que ce qui en allait suivre ne serait pas très différent de ce qui avait précédé. Le second soupçon, qui n’était à vrai dire qu’une autre forme du premier, c’est que je n’étais pas situé en dehors du Temps, mais soumis à ses lois […]. Théoriquement on sait que la terre tourne, mais en fait on ne s’en aperçoit pas, le sol sur lequel on marche semble ne pas bouger et on vit tranquille. Il en est ainsi du Temps dans la vie. […] mon père venait tout d’un coup de me faire apparaître à moi-même dans le Temps […] 1166  »’

De même que la terre tourne, le temps s’écoule, mais, de même que ce mouvement terrestre n’est pas perceptible, le narrateur ne perçoit pas le mouvement du temps aux lois duquel sa vie est soumise. Mais comme, quand demain arrive, ce n’est plus demain mais aujourd’hui, il ne sait plus comment saisir le renouvellement de la vie. Cette succession des jours, qui portent tous le nom d’aujourd’hui, le rend insensible au cours du temps, bien qu’il ne puisse s’en libérer. Entre hier et aujourd’hui, il n’existe pas de différence. Dans cette vie uniforme, à l’insu du narrateur, le temps passe et le vieillissement et la mort viendront à lui. Ici, le narrateur formule sa première thèse sur le temps : il n’est pas situé en dehors du temps. Dès lors demandons-nous comment on peut percevoir ce temps collectif dans lequel nous sommes situé.

Seule l’expérience d’un amour ou d’une jalousie peut rendre sensible le temps : lorsque l’on est amoureux, on est sensible au temps qui coule en dehors de soi. Remarquons deux points qui ne sont pas sans contradiction : premièrement, on ne cesse de compter le temps qui passe à attendre une lettre, un coup de fil, un télégramme au point de diviser le temps en minutes ; deuxièmement, on arrive à saisir le temps dans son étendue.

Un amoureux ne cesse de compter le temps, à tel point qu’il devient sensible au temps qui coule au sein du présent. Quand le narrateur est amoureux d’Oriane, il sent que le temps est divisé « arithmétiquement 1167  » en minutes :

‘« […] je me disais : “Il y a déjà quatorze jours que je n’ai vu Mme de Guermantes.” Quatorze jours, ce qui ne paraissait une chose énorme qu’à moi qui, quand il s’agissait de Mme de Guermantes, comptais par minutes. Pour moi ce n’était plus seulement les étoiles et la brise, mais jusqu’aux divisions arithmétiques du temps qui prenaient quelque chose de douloureux et de poétique.  1168  »’

Le narrateur compte les minutes comme Swann qui compte « anxieusement les minutes » en attendant de quitter le restaurant, réservé par les Verdurin pour leurs fidèles, afin de pouvoir interroger Odette sur un voyage à Chatou 1169 . La Prisonnière montre également comment le narrateur arrive à percevoir la succession des minutes. Par exemple, lorsqu’il envoie Françoise chercher Albertine au théâtre des Champs-Élysées, il compte les heures en attendant que la bonne lui donne un coup de fil : « Françoise n’avait pas encore téléphoné […]. Une demi-heure plus tard le tintement du téléphone retentit et dans mon cœur battaient tumultueusement l’espérance et la crainte. » Un téléphoniste l’appelle à la place de Françoise : « “Elles vont aller maintenant aux Trois Quartiers et seront rentrées à deux heures.” Je compris que deux heures signifiait trois heures, car il était plus de deux heures.  1170  » L’amour et « la destination de l’amour, sa finalité 1171  » (selon les termes que Gilles Deleuze utilise pour désigner la jalousie) forcent le narrateur à essayer de reconstituer les signes pour localiser Albertine, « disséminée dans l’espace et le temps 1172  ». C’est pourquoi le narrateur déclare : « l’amour, c’est le temps et l’espace rendu sensible au cœur.  1173  »

Cette division du temps s’opère dans la prospection, lorsqu’un amoureux compte le temps en attendant le moment qui puisse calmer son angoisse venue de l’amour. Certes, le temps lui devient sensible, mais le temps divisé de cette façon ne dévoile pas son unité. À ce sujet, Roland Breeur écrit :

‘« On compte les jours, les nuits, les heures qui nous séparent de la personne attendue. Et son approche rend au temps une matérialité insupportable et indomptable. Le temps “à l’état pur” est ici un temps morcelé qui nous atteint d’autant plus insidieusement que son morcellement expulse tout contenu et toute forme de sens.  1174  »’

De cette observation, le philosophe tire une conclusion qui nous intéresse, d’autant plus qu’elle concerne le rapport entre le temps extérieur et le temps intérieur :

‘« Ce qui rend le temps palpable ou même explicite, c’est une extériorité qui menace de ronger toute intériorité, des secondes, des dates […]. Le temps ne peut donc se libérer de l’extériorité […] 1175  »’

Remarquons pourtant que la rétrospection abolit cette menace de l’extériorisation du soi en rattachant à un lieu le souvenir du moment morcelé tel qu’il a été en tant que moment présent. Quant au narrateur amoureux de Gilberte, il perçoit le cours des heures à travers le plaisir inopiné d’être invité chez les Swann :

‘« Toutes les idées que je m’étais faites des heures, différentes de celles qui existent pour les autres hommes, que passaient les Swann dans cet appartement qui était pour le temps quotidien de leur vie ce que le corps est pour l’âme, et qui devait en exprimer la singularité, toutes ces idées étaient réparties, amalgamées […] dans la place des meubles, dans le service des domestiques.  1176  »’

Ainsi, l’image de la « grande baie » du salon de Mme Swann où le narrateur prenait du café après le déjeuner est liée, dans son souvenir, à « la lumière de deux heures de l’après-midi 1177  ». La singularité de ce moment de l’après-midi est manifeste à côté des autres heures passées inaperçues. Le narrateur retrouve l’essence de cette heure-ci. Rétrospectivement, il parvient à intérioriser au sein de la mémoire d’une manière plus complète le temps extérieur — ici le temps de l’horloge — qu’il a été obligé de diviser lorsque ce moment était présent. La remémoration chez Proust s’opère dans cette intégration du temps extérieur.

Notes
1154.

Marie-Claire Bancquart remarque l’exactitude météorologique du roman proustien : si l’écrivain décrit l’hiver glacial dans la capitale dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs I et Le Temps retrouvé, c’est que la Seine fut gelée plusieurs fois dans la décennie 1890 et qu’il neigea longuement à Paris en 1916. (« Le Paris de Marcel Proust, capital des équivalences », op. cit., p. 36).

1155.

CS, II, II, p. 212.

1156.

« La chronologie et l’âge des personnages d’À la recherche du temps perdu », in BSAMP, n° 6, 1956, p. 198-207, « Retouches à une chronologie », in BSAMP, n° 11, 1961, p. 392-398 et « La chronologie d’À la recherche du temps perdu et les faits historiques indiscutables », art. cit.

1157.

Temps et récit, op. cit., t. II, p. 207.

1158.

Paul Ricœur emprunte l’expression à Nietzsche au lieu de dire le « temps chronologique ».

1159.

Images, passages : Marcel Proust et Walter Benjamin, op. cit., p. 134-137.

1160.

JF, I, p. 521.

1161.

JF, II, p. 3.

1162.

Proust considère l’amour et la jalousie, de même que le temps, comme une succession d’amours et de jalousies et comme dépourvus d’unité et de continuité : « […] ce que nous croyons notre amour, notre jalousie, n’est pas une même passion continue, indivisible. Ils se composent d’une infinité d’amours successifs, de jalousies différentes et qui sont éphémères, mais par leur multitude ininterrompue donnent l’impression de la continuité, l’illusion de l’unité. » (CS, II, p. 366).

1163.

JF, II, p. 3.

1164.

AD, II, p. 173.

1165.

JF, I, p. 478-479.

1166.

JF, I, p. 473-474. C’est nous qui soulignons.

1167.

CG, I, p. 419.

1168.

Idem.

1169.

CS, II, p. 280.

1170.

Pr., p. 661-662.

1171.

Proust et les signes, op. cit., p. 16.

1172.

Pr., p. 612.

1173.

Pr., p. 887.

1174.

Singularité et sujet. Une lecture phénoménologique de Proust, op. cit., p. 116.

1175.

Ibid., p. 117.

1176.

JF, I, p. 530.

1177.

Idem.