Dès lors, nous pourrons tenter de répondre à la question que nous avons posée plus haut en citant Paul Ricœur : « La question est […] de savoir de quelle manière une parcelle d’événements mondains est incorporée à l’expérience temporelle des personnages de la fiction. 1179 » Pour cela, il est pertinent de se référer à l’analyse du philosophe sur le « temps calendaire ». D’abord, le philosophe cite Émile Benveniste : selon le linguiste, à quelque époque que ce soit, dans quelque culture que ce soit, le calendrier à lui seul peut réaliser le « temps socialisé » qui puisse « objectiver le temps chronique » au niveau individuel aussi bien qu’au niveau collectif. Par conséquent, l’établissement du calendrier est une « condition nécessaire de la vie des sociétés et de la vie des individus en société 1180 ». D’autre part, Paul Ricœur invoque ce qui est enseigné par la sociologie religieuse ainsi que par l’histoire des religions : des sociologues accordent de l’importance à la fonction que les mythes et les rites remplissent mutuellement à cet égard. Il en conclut :
‘« C’est, en effet, par la médiation du rite que le temps mythique se révèle être la racine commune du temps du monde et du temps des hommes. Par sa périodicité, le rite exprime un temps dont les mythes sont plus vastes que ceux de l’action ordinaire. En scandant ainsi l’action, il encadre le temps ordinaire, et chaque brève vie humaine, dans un temps de grande ampleur. »’De cette façon, les représentations mythiques, par le biais des rites, ont concouru à « l’institution du temps calendaire. 1181 » D’emblée, nous pouvons avancer une hypothèse : Proust entreprend d’adapter ce système traditionnel de calendrier, c’est-à-dire le temps marqué par l’existence de la liturgie, à son univers romanesque — en remplaçant les rites par les événements. Bref, ce ne sont plus les rites mais les événements, grands ou petits, qui remplissent la fonction de calendrier. Les événements plus ou moins dépouillés de leur signification historique 1182 accomplissent la fonction liturgique chez Proust.
Certes, il ne faut pas confondre l’événement collectif avec la liturgie. Avant tout, alors que les rites se répètent périodiquement, les événements se produisent fortuitement en général, même dans le cas où l’on peut rechercher leurs causes dans le passé. Mais nous pouvons imaginer que le romancier pense que, de nos jours, à la place des rites, les événements collectifs doivent jouer le rôle du calendrier, car la société moderne est privée de tradition religieuse dans le sens authentique et traditionnel 1183 . En parlant de la fonction de la mémoire involontaire chez Proust, Walter Benjamin démontre que, dans la société traditionnelle, les cérémonies et fêtes religieuses permettent la fusion entre l’expérience intérieure et l’expérience extérieure, c’est-à-dire la fusion entre la mémoire individuelle et la mémoire collective. Dans ces conditions, la mémoire involontaire et la mémoire volontaire ne s’excluent pas l’une l’autre. Cependant, dans la société moderne, l’individu ne peut plus directement incorporer l’expérience extérieure à l’expérience intérieure 1184 . De même, il ne se sent plus vivre dans le temps collectif :
‘« La mesure du temps qui impose sa régularité mécanique à la durée ne peut toutefois renoncer à laisser subsister des fragments hétérogènes, de valeur supérieure. En ménageant avec les jours fériés des moments de remémoration, le calendrier a su lier la reconnaissance d’une qualité à la mesure de la quantité. Qui n’a plus d’expérience se sent exclu de ce calendrier. 1185 »’C’est pourquoi, nous l’avons vu, selon le penseur allemand, si le narrateur souligne que seul un pur hasard lui permet d’accéder à la mémoire involontaire, c’est à cause de la condition des hommes modernes, c’est-à-dire que le lien entre l’individu et le monde extérieur qui rendrait possible cette incorporation est rompu 1186 . Il en est de même de la remémoration dans une dimension collective : seul un événement produit fortuitement peut la réaliser.
Ce sera plus évident quand on mettra en parallèle « Combray II » et le reste de la Recherche, car la temporalité de Combray est exceptionnellement ponctuée par la présence des rites (bien que Walter Benjamin considère que l’œuvre proustienne n’a rien de liturgique 1187 ). Si le temps décrit dans cette section a un caractère cosmique et cyclique, c’est que des rites familiaux (le déjeuner de samedi) ou religieux (la messe) et la maîtresse de maison (Léonie) rythment le temps social. Dans ce village caractérisé par l’aspect médiéval et traditionnel, la liturgie garde encore sa signification dans la vie quotidienne des habitants. Par conséquent, elle peut leur servir de calendrier et leur permettre de vivre dans le temps social. Par contre, comme Paris est une ville moderne par excellence, les fêtes rituelles n’exécutent plus cette opération, les fêtes civiles non plus. Par exemple, comme nous l’avons vu, le nouvel an ne révèle pas le mouvement annuel du temps au narrateur 1188 . Citons de nouveau le texte de Walter Benjamin partiellement déjà cité :
‘« Qui n’a plus d’expérience se sent exclu de ce calendrier. Tel est le sentiment qu’éprouvent le dimanche les habitants des grandes villes […]. Comme les hommes, les cloches qui, autrefois, annonçaient les jours de fête sont exclues, elles aussi, du calendrier. 1189 »’Le penseur allemand écrit ces mots en commentant une strophe de « Spleen » de Baudelaire 1190 . Péguy, lui aussi, est sensible à la question de l’isolement des hommes par rapport au temps collectif. Et il nous semble proposer une solution identique à celle de Proust. Pierre Citti le remarque en analysant Notre patrie :
‘« Ce qu’il rappelle pendant plus de quarante pages, c’est le voyage du roi d’Espagne à Paris — c’est-à-dire l’actualité débonnaire des premiers jours de juin, que tout le monde en octobre a oubliée. Voilà qui n’est plus d’un “historien sérieux”. Dans cette flânerie, “demi-réjouissance, demi-fête”, dont le gratifie la visite solennelle et fantaisiste, l’horizon habituel, habitué, va basculer. 1191 »’D’ailleurs, Pierre Citti retrouve cette tendance à refuser d’être un « historien sérieux » chez Proust, il rappelle l’épisode de l’arrivée du roi Théodose à Paris : « Ce flou de l’éveil, “évocations tournoyantes et diffuses”, le narrateur du Côté de chez Swann le trouvera, lui aussi, favorable aux résurrections de la mémoire. 1192 » Pour emprunter le terme de Paul Ricœur, Proust « fictionnalise » ici un vrai événement historique : le romancier s’inspire de l’arrivée du tsar Nicolas II en 1896 pour créer le roi « oriental 1193 ». Cette identification s’avère d’autant plus exacte qu’il fait dire à son narrateur : « je n’écoutais pas quand on parlait des conséquences politiques que pouvait avoir la visite du roi Théodose en ce moment l’hôte de la France et, prétendait-on, son allié. » Remarquons que le narrateur affirme ensuite : « Mais combien en revanche, j’avais envie de savoir si Swann avait son manteau à pèlerine 1194 ! ». Bref, la visite du roi qui doit avoir une grave conséquence politique et stratégique en France n’intéresse pas le narrateur amoureux de Gilberte. Ces phrases traduisent l’idée de Proust sur la corrélation entre la vie sociale et la vie sentimentale. Cela sera plus explicite si l’on se réfère au texte suivant : « La vue du cou nu d’Albertine […] m’avait jeté dans une telle ivresse […] que cette vue avait rompu l’équilibre entre la vie immense, indestructible qui roulait dans mon être et la vie de l’univers, si chétive en comparaison. 1195 » La vie individuelle et la vie universelle sont en réalité écartées l’une de l’autre pour chacun de nous. Cet écart amène inévitablement la séparation entre le temps collectif et le temps individuel sur le plan quasi phénoménologique. En revanche, le narrateur pourra rétrospectivement dire qu’il était amoureux de Gilberte lors de l’arrivée historique du roi Théodose. Ainsi, il pourra retrouver le lien entre le souvenir de la politique européenne et le souvenir personnel.
Comme le « temps mythique », pour emprunter les termes de Paul Ricœur, n’existe plus, il est difficile de mettre en rapport le temps social et le temps individuel. Il est difficile de dire avec le Michelet proustien : « Aie confiance, ne crains rien, tu es toujours dans la vie, dans l’histoire. 1196 » Proust cherche à intégrer autrement ses personnages dans le temps historique. Ou plutôt, on devrait dire que c’est l’histoire qui est intégrée dans la mémoire des personnages. Illustrons cela par un autre épisode, la fête de Paris-Murcie. On peut imaginer que, rétrospectivement, Swann est indifférent au but du gala pour aider les sinistrés des inondations dans la province de Murcie en Espagne ; la fête de charité est significative pour lui seulement dans la mesure où il se souvient que ce jour-là, vers midi, Odette lui a envoyé, de la Maison Dorée, l’une des lettres les plus tendres qu’elle lui ait écrites, qu’il a soigneusement conservée dans un tiroir 1197 . Pour lui, le jour où la fête a eu lieu devient une date qui est mémorable par rapport à la liaison amoureuse avec sa maîtresse. Cependant, au fil du récit, la fête change de signification. Elle éveille chez Swann un soupçon selon lequel Odette a écrit cette lettre en déjeunant avec Forcheville. D’ailleurs, comme il ne cesse de l’interroger ingénieusement pour savoir la vérité, elle est finalement obligée d’avouer une autre chose qu’il n’a jamais imaginée : le jour où il est allé la chercher chez Prévost, et où ils ont « fait catleya » pour la première fois — lorsqu’il l’a retrouvée au coin du boulevard des Italiens au bout d’une poursuite persistante, et qu’elle lui a dit avoir été à la Maison Dorée — elle était en fait chez Forcheville. Elle termine sa confidence :
‘« Quel intérêt aurais-je à ne pas te dire aussi bien que j’avais déjeuné avec lui le jour de la Fête Paris-Murcie, si c’était vrai ? D’autant plus qu’à ce moment-là on ne se connaissait pas encore beaucoup tous les deux, dis, chéri. 1198 »’Il est évident que, sans cette lettre ni ces révélations, Swann oublierait que, ce jour-là, la fête de charité a eu lieu. Ce n’est pas tout, nous nous demandons aussi si, sans la fête, Swann ou Odette aurait retenu les détails de ce qui s’est passé ce jour-là. Par ce système de calendrier particulier à la Recherche, en s’attachant l’un à l’autre, l’événement personnel et l’événement collectif peuvent être conservés dans la mémoire des personnages.
D’emblée, nous comprenons pourquoi Proust écrit :
‘« [Mme Verdurin] dit devant [Swann] que pour les soirs de premières, de galas, un coupe-file leur eût été fort utile, que cela les avait beaucoup gênés de ne pas en avoir le jour de l’enterrement de Gambetta […] 1199 »’À travers la restriction de la circulation, les Parisiens sentent qu’ils participent aux funérailles nationales. De cette façon, l’intégration du temps collectif au temps individuel, qui engendre la prise de conscience de la collectivité, sera possible.
Pierre Citti, « Le présent et la mémoire : “Notre partie” ; 7 octobre 1905 », in Contre la décadence. Histoire de l’imagination française dans le roman 1890-1914, op. cit., p. 336.
Temps et récit, op. cit., t. III, p. 234.
« Le langage et l’expérience humaine », in Problèmes du langage, Paris, Éditions Gallimard, « Diogène », 1966, p. 6, cité par Paul Ricœur dans Temps et récit, op. cit., t. III, p. 194.
Temps et récit, op. cit., t. III, p. 191-192. Le rapport entre la religion et la conscience collective est analysé par Durkheim dans une étude intitulée Formes élémentaires de la vie religieuse. (Cf. Paul Ricœur, Temps et récit, op. cit., t. III, p. 191-192, note 2). Il nous semble qu’il est difficile de supposer que Proust a lu cette étude publiée en 1912 d’autant plus que l’on sait que c’est plutôt Tarde qui a enrichi la réflexion sociologique de Proust. Pourtant, Catherine Bidou-Zachariasen affirme que non seulement Tarde mais aussi Durkheim ont influencé les réflexions du romancier. Voir Proust sociologue. De la maison aristocratique au salon bourgeois, op. cit., p. 171-180.
À cet égard, dans une étude consacrée à la Recherche, Paul Ricœur note : « pour employer un vocabulaire emprunté à la philosophie analytique, les événements historiques ne sont plus dénotés, mais simplement mentionnés. » C’est pourquoi il en conclut que les événements historiques sont « fictionnalisés » (Temps et récit, op. cit., t. III, p. 233).
Certes, Proust prétend, dans « La Mort des cathédrales », que la religion catholique est toujours vivante dans la société française, mais on dirait qu’il s’aperçoit que le mouvement anticlérical est progressivement élargi : même à Illiers, on n’invite plus le curé à la Distribution des Prix. En outre, le mari de sa tante, adjoint anticlérical de la ville, ne le salue plus (Corr., t. III, p. 382-383, la lettre est déjà partiellement citée).
« Sur quelques thèmes baudelairiens », op. cit., t. III, p. 332-336.
Ibid., p. 377. Le mot « expérience » signifie chez Walter Benjamin l’expérience pouvant être partagée avec les autres.
Ibid., p. 334-335.
Ibid., p. 335.
À ce propos, Marie Miguet-Ollagnier note que, comme les événements historiques, « les fêtes civiles sont systématiquement déprimées dans le calendrier proustien » : « Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs deux fêtes du premier janvier sont vécues par le héros sans qu’il trouve le moindre renouvellement, la moindre surprise heureuse. » (La Mythologie de Marcel Proust, op. cit., p. 302).
« Sur quelques thèmes baudelairiens », op. cit., t. III, p. 377.
Il s’agit de la strophe suivante : « Des cloches tout à coup sautent avec furie / Et lancent vers le ciel un affreux hurlement, / Ainsi que des esprits errants et sans patrie / Qui se mettent à geindre opiniâtrement. » (Œuvres complètes, op. cit, t. I, p. 75).
« Le présent et la mémoire : “Notre patrie” ; 7 octobre 1905 », op. cit, p. 336.
Idem.
CS, III, p. 401.
CS, III, p. 407.
JF, II, p. 285-286. L’exaltation causée par Albertine est si intense que le narrateur ne se sent plus mortel.
« “L’affaire Lemoine” par Michelet », in CSB, p. 28.
« […] une [des lettres], qu’[Odette] avait fait porter à midi de la “Maison Dorée” (c’était le jour de la fête de Paris-Murcie), commençait par ces mots […] » (CS, II, p. 222).
CS, II, p. 364-365.
CS, II, p. 212.