L’absence de l’histoire

Jean-Yves Tadié note, à juste titre, à propos du rapport entre le temps romanesque et la chronologie chez Proust : « Dans le champ de ruines du roman-chronique disloqué se remarquent encore bien des pans, des fragments datables : le temps rêvé se superpose au temps historique.  1200  » Ajoutons que le narrateur essaie de resituer son souvenir individuel — celui de Swann également — dans cette dimension de l’écoulement du temps historique. Ainsi, un événement collectif fonctionne comme un indice du temps où une action individuelle remémorée s’est produite. N’oublions pas qu’on peut dire l’inverse : un événement personnel permet de se remémorer ou de commémorer un événement collectif. Par ailleurs, notons ceci : Proust décrit la France sous la troisième République comme un temps historique, vécu par le narrateur, qui se situe, simultanément ou alternativement, dans deux temporalités, celle où il est en train de vivre (prospection) et celle où il se souvient (rétrospection). Cette prospection consiste à explorer le temps en dehors de soi dont fait partie le temps social ou historique ; la rétrospection réside dans son intériorisation.

Le côté balzacien de la Recherche réside dans cette perspective qui se rapporte au temps social et historique. Or, la conscience sociale ne fut jamais plus forte qu’au XIXe siècle, où l’évolution démocratique fut considérable ; par ailleurs, ce siècle se présente comme celui de l’histoire. L’ambition qu’a Balzac de faire la fresque sociale et même d’écrire des romans historiques — il abandonnera ce second projet 1201 — n’est pas sans rapport avec ces tendances de l’époque. Cependant, la fonction de l’aspect socio-historique des romans balzaciens consiste en réalité à démontrer le rapport spatial ou temporel entre un individu et son univers extérieur (souvent une société chez le romancier). Georges Poulet note que le personnage balzacien se présente tout d’abord comme un être qui s’oriente « vers ce qu’il désire être » :

‘« […] il a horreur de se sentir limité à sa seule conscience d’être, détaché du monde et du temps, enfermé dans l’enceinte du présent. Il faut qu’il se sente vivre dans un moment qui baigne dans le temps, qui s’environne d’étendues. […] L’être est au-delà, au-dehors, dans le futur et dans l’espace, il est cette chose qu’il faut penser, désirer, vouloir, pour être véritablement soi-même. […] Le premier moment véritable de l’activité balzacienne, c’est donc ce moment sans durée, sans épaisseur, à partir duquel [l’être primitif] se projette dans les temps et dans les espaces ; à partir duquel on dirait même qu’il se donne un temps et un espace, pour y disposer tous les objets possibles de son désir.  1202  »’

Cette caractéristique des personnages balzaciens n’est pas loin de celle du narrateur proustien. Comme Poulet le remarque également, le narrateur enfant ou adolescent se présente comme un être qui se hâte vers le futur 1203  : il désire partir en voyage (la conquête spatiale), être aimé par des femmes (la conquête sentimentale), faire la connaissance des Guermantes (la conquête sociale), devenir écrivain (la conquête artistique). Ces explorations constituent son apprentissage. Remarquons pourtant qu’à la différence des personnages balzaciens, qui, selon Georges Poulet, s’identifient par la pensée au monde extérieur qu’il désirent conquérir au point que la distance entre le dedans et le dehors soit dissoute et que le temps et l’espace soient franchis 1204 , le narrateur proustien, séduit par l’inaccessibilité de l’objet qu’il désire, est déçu une fois qu’il s’en est approché. La sensation partagée par les protagonistes balzaciens selon laquelle le dehors et le dedans fusionnent est remplacée chez Proust par l’intériorisation du temps extérieur. À travers les explorations sociales tout comme les explorations sentimentales, le narrateur découvre l’espace et le temps qui s’étalent en dehors de lui, et cette découverte lui permet de les intérioriser pour saisir par le cœur l’unité du temps. Sans ces explorations et ces intériorisations, le temps resterait un « moment sans durée, sans épaisseur ». Dès lors, nous comprenons que la Comédie humaine soit indispensable à Proust pour concevoir la structure de la Recherche 1205 . L’apprentissage du narrateur se fait dans l’exploration et l’intériorisation du dehors, spatial ou temporel, et seule cette intériorisation peut définitivement le conduire à l’écriture. On comprendra d’emblée ce que Julia Kristeva écrit en employant une notion de Heidegger :

‘« […] le “je”-narrateur appartient à la fois au temps extérieur (il est un caractère parmi d’autres) et à la temporellité de l’Être. Extérieur et intérieur, “je” intervient comme le module dans et par lequel se produit l’incorporation toujours inachevée, toujours “à la recherche” de la temporalité de l’Être dans les espaces du temps courant. […] Ni fin de l’Histoire, ni fuite en avant vers de supposées améliorations magiques, le “je” imaginaire s’attarde sur la translation qu’il opère entre le sens et le sensible, la temporellité et le temps.  1206  »’

Comprenons d’emblée que ni Proust ni le narrateur n’est un « historien sérieux », comme l’écrit Pierre Citti à propos de Péguy 1207 . Restituer le passé historique ou social n’intéresse pas vraiment le romancier. Son entreprise consiste à remémorer le passé individuel dans une dimension collective. Si le roman proustien se présente comme une fresque sociale de la troisième République, c’est que Proust est sensible aux questions sous-tendues par le rapport entre le temps vécu par un homme et le temps qui lui est extérieur sur le plan social ou historique. Selon Paul Ricœur, comme les historiens, des romanciers tentent de mettre en lumière les caractères phénoménologiques du « temps du monde », en revanche, leurs méthodes diffèrent : « À la réincarnation du temps vécu sur le temps cosmique, du côté de l’histoire, répond, du côté de la fiction, une solution opposée des mêmes apories de la phénoménologie du temps ». L’historien entreprend d’aborder, sur le plan du temps historique, le temps phénoménologique et le temps universel, ou, pour le dire avec le terme de Heidegger, le « temps vulgaire ». Cette opération se réalise grâce au système du calendrier (datation des événements), à l’élaboration de l’enchaînement des générations et à la documentation 1208 . Quant à l’écrivain de fiction, lui aussi, il peut aborder le même problème, mais d’une façon « sans lien et proprement incomparable 1209  » avec celle de l’historien. Pour illustrer cela, le philosophe cite trois romans : Mrs Dalloway de Virginia Woolf, Der Zauderberg de Thomas Mann et la Recherche. D’abord, alors que l’historien est obligé de se soumettre à l’ordre chronologique, l’écrivain de la fiction en est délivré (parce que c’est un récit fictif qu’il compose). Dans le cas du roman proustien, par exemple, tous les événements historiques cités sont, dans une certaine mesure, « fictionnalisés 1210  ». Par ailleurs, Paul Ricœur observe que quatre catégories de l’apprentissage des signes démontré par Gilles Deleuze impliquent l’intégration du temps universel à l’expérience du narrateur :

‘« […] du fait que ces quatre règnes ne sont jamais représentés que par leurs signes, leur apprentissage est d’emblée celui du monde et celui de la conscience. Un autre clivage en résulte, qui oppose temps perdu à temps retrouvé.  1211  »’

Ce dernier clivage conduira le narrateur à la « remythisation du temps 1212  ». Paul Ricœur remarque simultanément : « les incarnations [du temps] prennent la dimension fantasmatique d’êtres emblématiques.  1213  » Proust insère des événements historiques dans son roman, cependant, comme Paul Ricœur le note, ils sont « fictionnalisés » pour mieux mettre en lumière leur rapport avec la métamorphose de ses personnages et de la société dont ces derniers sont des composantes.

Dans ce sens, Proust n’est pas non plus un sociologue « sérieux ». Lorsque le narrateur analyse le faubourg Saint-Germain ou la société bourgeoise, il semble souvent s’effacer derrière la voix du romancier, bien que ce dernier reproche à Balzac de trop intervenir dans son univers romanesque. Malgré cette confusion apparente entre la voix du narrateur et celle du romancier, les remarques quasi sociologiques, formulées dans la Recherche, relèvent de l’apprentissage du narrateur raconté rétrospectivement par lui-même, non par la voix de Proust. Gilles Deleuze écrit : « La pensée n’est rien sans quelque chose qui force à penser, qui fait violence à la pensée.  1214  » En effet, l’intelligence du narrateur n’entre en activité que lorsqu’il y est obligé par une violence qui vient d’en dehors de lui, la jalousie par exemple. La déception causée chez lui lors du dîner chez la duchesse de Guermantes — cette déception est violente car elle détruit le rêve sur la duchesse qu’il avait depuis l’enfance — le conduit à mettre à nu les autres invités. Donc, l’intention d’un Proust “sociologue” n’est pas de faire la fresque sociale dans l’optique sociologique, mais de démontrer l’apprentissage du social par son héros, indispensable pour intérioriser le temps collectif 1215 . Appelons cet apprentissage exploration de l’espace collectif et, sur le plan de l’écriture rétrospective du narrateur, intériorisation de l’espace collectif. C’est pourquoi nous insistons sur la distinction entre la société sous la troisième République dans laquelle vécut le romancier et la société qu’il a créée en « fictionnalisant » la première. L’histoire est imaginaire chez Proust. La société n’est pas le cadre du récit, la Recherche n’est pas une fresque sociale. Le temps socio-historique, inventé par lui, est l’un des personnages du roman, emblématique du temps, comme les autres temporalités.

Notes
1200.

Proust et le roman, op. cit., p. 295.

1201.

« Balzac », in Études sur le temps humain 2 : la distance intérieure, op. cit., p. 133.

1202.

Ibid., p. 122-124.

1203.

« Proust », in Études sur le temps humain 4 : la mesure de l’instant, op. cit., p. 299-336.

1204.

« Balzac », in Études sur le temps humain 2 : la distance intérieure, op. cit., p. 127-130.

1205.

Il est significatif que le Carnet 1 prouve que le romancier commence à écrire avec des réflexions sur l’œuvre balzacienne, en pensant aux mœurs de l’époque de Balzac ou aux figures d’amour décrites par lui, hétérosexuelles ou homosexuelles (« Carnet 1 », 2 et 2 v°, in Carnets, op. cit., p. 32-34).

1206.

Le temps sensible. Proust et l’expérience littéraire, op. cit., p. 371-372.

1207.

« Le présent et la mémoire : “Notre patrie” ; 7 octobre 1905 », op. cit., p. 336, déjà cité.

1208.

Temps et récit, op. cit., t. III, p. 190-228.

1209.

Ibid., p. 230.

1210.

Ibid., p. 233.

1211.

Ibid., p. 236.

1212.

Idem.

1213.

Ibid., p. 246.

1214.

Proust et les signes, op. cit., p. 117.

1215.

En s’appuyant sur l’étude de Vincent Descombes, Roland Breeur remarque que la Recherche a deux perspectives qui forment une dialectique : perspective « du dedans », subjective, et perspective « du dehors », objective. Ces deux perspectives constituent un entrelacs compliqué en particulier dans la narration car le narrateur est pris dans l’« entre-deux » du « dedans » et du « dehors » : « [les] descriptions [du narrateur] qui, fatalement, ne détiennent qu’une partie de la vérité d’autant plus intéressantes et indispensables qu’on se rend compte que le monde qu’il décrit se dérobe. […] C’est aussi dans ce contexte restreint et incarné d’une vision qu’il faudra situer le sens et la pertinence des méditations philosophiques du héros. Elles ne se distancient pas du récit proprement dit, mais n’y impliquent qu’un point d’arrêt au sein même de son intrigue. Elles en sont une intériorisation et un approfondissement temporel qui expriment des tendances et non pas des dogmes absolus. » (Singularité et sujet. Une lecture phénoménologique de Proust, op. cit., p. 56). Les pensées scientifiques — philosophiques, sociologiques ou historiques — ne sont pas rapportées par Proust mais par le narrateur, qui a besoin de telles méditations selon les exigences du contexte.