La Muse de l’histoire chez Péguy

Péguy est hostile aux historiens de son époque : selon l’écrivain, la science historique pétrifie le passé, tandis que lui tente de le revivifier. C’est la mémoire qui permet de sonder la profondeur du passé. Alors qu’il décrit dans Clio, Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne la Muse de l’histoire comme une femme désormais vieillie et impuissante, il lui attribue une faculté positive, la fonction mnémonique (rappelons que, selon la mythologie, elle est la fille aînée de la Mémoire) :

‘« Le vieillissement est essentiellement […] une opération de retour, et de regret. […] Le vieillissement est essentiellement une opération de mémoire […]. Or c’est la mémoire qui fait toute la profondeur de l’homme 1216  »’

Dans ce sens, la mémoire s’oppose à l’histoire. Péguy développe cette opposition en s’attachant à la faculté qu’a la mémoire de pénétrer dans le passé :

‘« L’histoire consiste essentiellement à passer au long de l’événement. La mémoire consiste essentiellement, étant dedans l’événement, avant tout à n’en pas sortir, à y rester, et à le remonter en dedans. […] l’histoire glisse parallèle à l’événement. La mémoire est perpendiculaire. La mémoire s’enfonce et plonge et sonde dans l’événement.  1217  »’

Si la science historique, fondée sur l’idée de progrès, ne peut ressusciter le passé, c’est parce qu’elle manque de cette faculté de la mémoire qui permet de sonder la profondeur de l’être. L’historien de métier tente de faire de l’histoire sans cette incorporation mnémonique de l’événement extérieur. Et cette mémoire, c’est le vieillissement, car seul le vieillissement peut redescendre dans le temps vécu. C’est pourquoi Péguy insiste sur cette unité organique de l’existence humaine en invoquant « la durée bergsonienne » :

‘« […] la durée de l’événement et de la réalité implique essentiellement le vieillissement. Le vieillissement y est incorporé au cœur même de l’organisme. Naître, grandir, vieillir, devenir et mourir, croître et décroître, c’est tout un […] 1218  »’

Nous avons vu l’idée primordiale de Péguy : le positivisme rend le temps « homogène », « plan » et « vide ». La mémoire renvoie le temps au mouvement organique de la naissance à la mort, c’est-à-dire à la durée. Le vieillissement confère une « épaisseur » au temps. Simone Fraisse a raison de dire :

‘« Rongée, creusée sous l’action du temps, Clio reprend pourtant figure quand on la considère sous l’angle de la mémoire […] Seule la mémoire, qui compare, qui mesure, qui regrette, révèle le vieillissement. Seule, elle donne la conscience de la distance parcourue.  1219  »’

Par là, le mot-clé péguyste devient « résurrection ». Sa lecture de l’œuvre de Michelet a enseigné à Péguy que la véritable histoire devait être une tentative de ressusciter le passé 1220 et il en a conclu que le véritable historien était identique au « chroniqueur » ou « mémorialiste » qui est témoin des actions d’un certain personnage ou d’un événement 1221 . De plus, la tâche du véritable historien ne se borne pas au témoignage des faits d’un homme qu’il connaît, mais il a aussi pour mission : « d’évoquer les anciens [et] de les invoquer. Les anciens dans la même race.  1222  » Péguy évoque la mémoire collective en remontant le cours des siècles 1223  :

‘« Comme tout homme de ce temps et digne du nom d’homme, comme tout homme de ce temps honteux de son temps, fier de sa race, tournant le dos à tout un monde l’homme se retourne vers sa race. Qu’en reste-t-il au monde ? Qu’en reste-t-il en dehors de lui ; et en lui qu’en reste-t-il. Il se retourne, il veut au moins se retremper dans la mémoire qu’il en a. Derrière sa mère, derrière son père, qu’il n’a pas même connus […] 1224  »’

Dès lors, on comprend la position paradoxale de Péguy vis-à-vis de l’histoire : ce qu’on appelle en général l’histoire manque de faculté mnémonique, ainsi, les historiens positivistes sont incapables de ressusciter chaque moment passé qui a été une fois « le présent ». C’est qu’ils ne tentent pas de remonter le cours des siècles pour sonder la profondeur du passé. Cependant, si l’on confère la faculté de mémoire à l’histoire, celle-ci rend possible la résurrection du passé. Péguy déclare : « L’histoire est essentiellement longitudinale, la mémoire est essentiellement verticale.  1225  » Ici, il faut retenir le fait que Péguy définit l’opération mnémonique, c’est-à-dire la résurrection du passé, comme un mouvement vertical. Rappelons que, selon Proust, la recherche de la vérité consiste à descendre dans la profondeur du moi.

Le romancier considère que la mémoire ressuscite l’instant passé tel qu’il était quand il était présent. Lorsque la mémoire involontaire ressuscite le passé chez le narrateur, le temps passé est « incorporé », car les « années passées » ne sont pas « séparées de nous ». Ainsi, le narrateur peut toujours entendre les tintements de la sonnette qu’il a entendus lors de l’arrivée de Swann à la maison de Combray et le bruit des pas de ses parents qui le reconduisent après le dîner : « je les entendis encore, je les entendis eux-mêmes, eux situés pourtant dans le passé.  1226  » Ensuite, comme Péguy, le narrateur montre que les instants passés ne sont pas morts mais vivants dans la profondeur de son être, par conséquent, la descente en lui-même permet les retrouvailles avec ces instants :

‘« Pour tâcher de l’entendre de plus près, c’est en moi-même que j’étais obligé de redescendre. C’est donc que ce tintement y était toujours, et aussi, entre lui et l’instant présent tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais pas que je portais. […] cet instant ancien tenait encore à moi, que je ne pouvais encore le retrouver, retourner jusqu’à lui, rien qu’en descendant plus profondément en moi 1227  »’

La mémoire définie comme une descente en soi est une notion partagée par Péguy et Proust. Nous tenterons de démontrer le rapport entre cette notion et l’idée de l’histoire chez le romancier.

Notes
1216.

Clio, Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, op. cit., p. 1175. C’est nous qui soulignons. Péguy développe ce sujet de façon différente dans Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne : une « âme morte » est accablée de sa mémoire à travers le vieillissement (op. cit., p. 1324-1325).

1217.

Clio, Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, op. cit., p. 1177. C’est Péguy qui souligne.

1218.

Ibid., p. 1034-1035.

1219.

Péguy et le Moyen Âge, op. cit., p. 59.

1220.

Selon Péguy, Michelet oscille entre deux positions, être historien et être mémorialiste : « Quand il suit son temps, il n’est qu’historien. Quand il suit son génie il est promu mémorialiste et chroniqueur. Quand il dit que l’histoire est une résurrection et quand on le lui fait tant dire il suit son génie et il faut entendre que de l’histoire et de l’inscription, de l’histoire historique lui-même il se ramène sur l’histoire mémorialiste, sur la chronique, sur la mémoire et le vieillissement. » (Clio, Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, op. cit., p. 1176-1177). À cet égard, voir Yves Vadé, Péguy et le monde moderne, op. cit., p. 92-94.

1221.

Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, in Œuvres en prose complètes, op. cit., t. III, p. 574-581.

1222.

Clio, Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, op. cit., p. 1177. C’est l’écrivain qui souligne.

1223.

Péguy écrit : « Il s’agit de remonter la race elle-même, comme on dit : remonter le cours d’un fleuve. » (Idem).

1224.

Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, op. cit., p. 1305.

1225.

Clio, Dialogue de l’histoire et l’âme païenne, op. cit., p. 1177.

1226.

TR, p. 623.

1227.

TR, p. 623-624. C’est nous qui soulignons.