La Muse de l’histoire chez Proust

La loi du temps — oubli, mort et vieillissement

Proust aussi essaie de tracer la figure de la Muse de l’histoire en racontant les fiançailles de Gilberte avec Saint-Loup et du neveu de Legrandin avec la nièce de Jupien. Ici, le romancier montre le rapport entre l’histoire et la mémoire comme Péguy — mais sur un ton très différent. Citons entièrement ce texte (déjà rapidement et partiellement parcouru) pour tenter de savoir progressivement pourquoi il conçoit l’histoire comme une opération mnémonique :

‘« Ainsi se déroulait dans notre salle à manger, sous la lumière de la lampe dont elles sont amies, une de ces causeries où la sagesse non des nations mais des familles, s’emparant de quelque événement, mort, fiançailles, héritages, ruine, et le glissant sous le verre grossissant de la mémoire, lui donne tout son relief, dissocie, recule et situe en perspective à différents points de l’espace et du temps ce qui, pour ceux qui n’ont pas vécu [,] semble amalgamé sur une même surface, les noms des décédés, les adresses successives, les origines de la fortune et ses changements, les mutations de propriété. Cette sagesse-là n’est-elle pas inspirée par la Muse qu’il convient de méconnaître le plus longtemps possible si l’on veut garder quelque fraîcheur d’impressions et quelque vertu créatrice, mais que ceux-là même qui l’ont ignorée rencontrent au soir de leur vie dans la nef de la vieille église provinciale, à une heure où tout à coup ils se sentent moins sensibles à la beauté éternelle exprimée par les sculptures de l’autel qu’à la connaissance des fortunes diverses qu’elles subirent, passant dans une illustre collection particulière, dans une chapelle, puis dans un musée, puis ayant fait retour à l’église, ou qu’à sentir qu’ils y foulent un pavé presque pensant qui est fait de la dernière poussière d’Arnauld ou de Pascal, ou tout simplement à déchiffrer, imaginant peut-être le visage d’une fraîche provinciale sur la plaque de cuivre du prie-Dieu de bois, les noms des filles du hobereau ou du notable, la Muse qui a recueilli tout ce que les Muses plus hautes de la philosophie et de l’art ont rejeté, tout ce qui n’est pas fondé en vérité, tout ce qui n’est que contingent mais révèle aussi d’autres lois : c’est l’histoire 1228  ! »’

On peut remarquer tout d’abord que l’histoire inspirée par sa Muse n’a aucun rapport avec la science historique. L’idée de Proust sur l’histoire que l’on peut embrasser ici — l’histoire se constitue au cours d’une « causerie » guidée par « la sagesse des familles » — nous laisse très perplexe. Pourtant, notre étude jusqu’ici permet d’imaginer pourquoi les objets de la Muse de l’histoire sont « morts, fiançailles, héritages, ruines », pourquoi elle restitue « les noms des décédés, les adresses successives, les origines de la fortune et ses changements, les mutations de propriété ». Chez Proust, le changement de la société et son caractère réitératif sont le mieux montrés par ces affaires de familles. Par ailleurs, il est du moins clair que le romancier considère la Muse de l’histoire comme révélatrice de certaines lois, qui doivent évidemment porter sur le temps.

Selon ce texte, Proust envisage l’histoire comme inférieure à la philosophie et à l’art, car elle ne révèle pas la vérité éternelle, comme l’écrit Schopenhauer. Par ailleurs, il ne conçoit pas l’histoire sous l’angle politique et idéologique comme de nombreux historiens, parce que la sagesse inspirée par la Muse de l’histoire n’est pas la sagesse des « nations ». Le travail historique ne consiste pas à composer une chronique comme celle que l’État fait rédiger et améliorer ou bien altérer. Mais le romancier ne renie pas la valeur de l’histoire : sans celle-ci, tout ce qui n’est que « contingent » et qui ne peut échapper à la loi du temps tomberait dans l’oubli 1229 . Chez Péguy, elle est nourricière des autres Muses (celle de l’art par exemple), chez Proust, elle est un être salvateur de tout ce qui est rejeté par les autres Muses 1230 . En outre, la première phrase permet de noter que la véritable histoire — si l’on peut dire — demeure dans la restitution à la fois temporelle et spatiale, non sur le plan homogène — Péguy peut le dire —, des événements destinés à être oubliés. Un événement qui a bouleversé la société, l’Affaire par exemple, n’échappe-t-il pas lui-même à la chute dans l’oubli 1231  ? Donc, l’une des lois sur la temporalité révélée par la Muse de l’histoire porte sur l’oubli.

Simultanément, la lecture de « La Mort des cathédrales » nous aide à comprendre ce texte. Proust déclare dans une note, lorsque ce texte est réédité pour Pastiches et mélanges, qu’une cathédrale doit rester capable d’apporter « la vague rumeur d’autrefois 1232  » à celui qui la visite. La « rumeur d’autrefois », c’est-à-dire le murmure des morts, doit être écoutée pour reconstituer le passé. Également selon ce texte, on peut croiser la Muse de l’histoire dans une « vieille église provinciale » évoquant des gens déjà morts il y a longtemps et qui sont venus y prier. La mort est aussi suggérée. Par ailleurs, le narrateur considère qu’il vaut mieux rester dans l’ignorance de la Muse de l’histoire jusqu’au soir de la vie, c’est-à-dire dans la vieillesse. Seul celui qui est conscient de sa mort proche peut rencontrer la fille aînée de la Mémoire. Péguy pense que le vieillissement peut conférer l’« épaisseur » du passé au temps, Proust considère quant à lui que la Muse de l’histoire enseigne la loi du vieillissement et de la mort.

Or, alors que ce texte trouve son origine dans le Cahier 50, le Cahier 2 (rédigé entre 1908 et 1909) nous montre aussi deux ébauches (elles décrivent les pierres tombales de l’église de Combray). Citons-en une :

‘« Et pourtant ce que fut l’homme de plus passager, une Muse ne viendra-t-elle en recueillir le vestige dans les choses ? Bien peu de vies l’ignorent tout à fait. Un jour elle se découvre. Un jour, sur les lieux mêmes où on ne l’avait jamais vue, elle vient à la rencontre des destinées qui vont finir. On finit un jour par la connaître sur les lieux mêmes où tant de fois on feignait de ne pas la voir. C’est l’Histoire ! Un jour dans la vieille cathédrale la beauté, la pensée éternelle exprimée dans les voûtes, les sculptures, dans les vitraux ne nous suffit plus. Nous voulons des individus, des morts, le reste à peine dématérialisé de leur vie. Et nous abaissons nos regards vers ces plates-tombes, vers cette cendre humaine que couvrent les pierres tombales et qui sont le pavé humain, pensant, presque immatériel de nos églises. Elles-mêmes les pierres tombales ne sont presque plus des pierres. Le temps les a fondues jusqu’à leur donner la douceur de grands gâteaux de miel, desséchés, […] 1233  »’

Ce texte est encore plus fortement marqué par le vieillissement et la mort que celui d’Albertine disparue. On comprend pourquoi Proust n’a pas inséré ce texte rédigé pour l’église de Combray dans « Combray II » : le narrateur est ici trop conscient de la mort et du vieillissement pour être un enfant, l’idée exprimée ici ne convient pas au monde de l’enfance. Ce texte doit se situer à la fin d’Albertine disparue où le narrateur souffre de la mort de sa bien-aimée. Par ailleurs, remarquons qu’ici la fonction mnémonique manque complètement. Pour compléter le thème de la Muse de l’histoire, il lui a fallu y introduire la mémoire. Par là, ce thème devient indispensable à l’esthétique proustienne.

Notes
1228.

AD, IV, p. 253-254. C’est nous qui soulignons.

1229.

Ici, rappelons que, dans « Journées de lecture », Proust écrit que les archéologues et les archivistes montrent que rien n’est oublié, si chétif que ce soit, tandis que les philosophes et les poètes disent le contraire : « Les poètes et les philosophes nous ont dit longtemps, que pour nous tous tant que nous sommes, même pour les plus grands, notre vie était promise à l’immense oubli qui en quelques années dévore et abolit ce qui paraissait le plus assuré de durer dans la mémoire des hommes. » (CSB, p. 925).

1230.

Dufour-El Maleh a raison de dire, en étudiant l’influence de Proust sur Benjamin : « sauver la tradition qui rendait possible cette incorporation de l’expérience collective à l’expérience personnelle — ce qui précisément la faisait vivre comme tradition —, c’est tenter de retrouver un peu de cette expérience en fouillant dans les poubelles de l’histoire pour y retrouver les objets négligés, abandonnés par elle et par là préservés, sauvés du collimateur universel que constitue le souvenir volontaire — ici l’histoire. » (« Expérience du tempps et langage. L’enseignement de Proust », op. cit., p. 204).

1231.

TR, p. 536.

1232.

CSB, p. 142.

1233.

CS, I, II, Esquisse XXIIII, p. 728-729. À propos de ce texte, voir Claudine Quémar, « l’Église de Combray, son curé et le narrateur (trois rédactions d’un fragment de la version primitive de “Combray”) », art. cit, p. 277-342, surtout p. 306-308.