Oubli

Ce qui est révélé à travers cette opération de l’histoire par l’intermédiaire de la mémoire, ce sont les lois du temps : oubli, vieillissement et mort. Le temps transforme tous les individus sans exception :

‘« Alors moi qui depuis mon enfance, vivant au jour le jour et ayant reçu d’ailleurs de moi-même et des autres une impression définitive, je m’aperçus pour la première fois, d’après les métamorphoses qui s’étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu’il avait passé aussi pour moi. 1255 »’

Le narrateur n’échappe pas à la loi de la temporalité, comme les gens qu’il connaît. La société non plus : la transformation à travers le temps se produit au niveau collectif de même qu’au niveau individuel : « aussi bien que sur les êtres eux-mêmes, le temps avait aussi, dans ce salon, exercé sa chimie sur la société. 1256 »

Le narrateur souligne que ni la situation mondaine ni la situation politique n’échappent à une loi du temps qui est ici l’oubli, comme l’individu, car : « si les personnes changent de situation, les idées et les coutumes les plus indéracinables (de même que les fortunes et les alliances de pays et les haines de pays) changent aussi1257 ». En outre : « la mémoire durait moins que la vie chez les individus, et d’ailleurs de très jeunes, qui n’avaient jamais eu les souvenirs abolis chez les autres1258 ». Ainsi, les jeunes gens ignorent quelles étaient jadis la situation mondaine et la situation politique : ils ignorent la généalogie d’une famille aristocratique, la valeur mondaine d’autrefois, ils ignorent que Clemenceau était dreyfusard. C’est l’oubli et l’ignorance qui résulte de l’oubli qui complètent cette transformation « chimique » par le temps dans une dimension collective. C’est pourquoi les objets de l’histoire inspirée par sa Muse sont les « morts », les « fiançailles », les « héritages », et les « ruines »1259. Ces insignifiants, oubliés, permettent de spatialiser l’espace du temps historique.

Selon Proust, l’histoire est certes la recherche sur le passé mais aussi le moyen par lequel on mesure l’écart entre le passé et le présent dans une dimension collective. C’est grâce à l’oubli que l’on y arrive. Citons ce que Joyce Megay écrit dans son étude, Bergson et Proust, en parlant de la fonction de l’oubli chez le romancier : « Seule, en effet, la distance permet au souvenir de garder sa date et d’être retrouvé intact […] Chez Bergson, nulle trace de ce rôle d’importance accordé à l’oubli. 1260 » Pour sa part, Walter Benjamin prête attention à l’importance de l’oubli dans la Recherche : « La mémoire involontaire de Proust n’est-elle pas, en effet, beaucoup plus proche de l’oubli que de ce que l’on appelle en général le souvenir1261 ? » Avec l’oubli qui résulte de l’écoulement du temps, toutes les choses perdent leur signification (la généalogie d’une famille, l’étymologie d’un nom de lieu, par exemple). Mais paradoxalement, la possibilité de la résurrection demeure dans l’oubli.

On comprend désormais qu’aux yeux de Proust « une église provinciale » permet de mesurer le temps qu’elle a traversé. L’ébauche citée plus haut, marquée par l’idée de vieillissement et de mort, traduit cette idée : le mouvement du temps saisi sur le plan historique peut être perçu à travers les monuments comme la vieille cathédrale, ou plutôt à travers leurs vestiges (Proust écrit : « une Muse ne viendra-t-elle pas en recueillir le vestige dans les choses ?1262 »). Les monuments sont des témoins de l’écoulement du temps et des mémoires collectives, et dans leur corps, le temps est gravé, c’est-à-dire que les monuments sont des incorporations du temps passé. Rappelons que le narrateur exprime cela en décrivant l’église de Combray, l’église forme un espace à quatre dimensions : « déployant à travers les siècles son vaisseau qui […] semblait vaincre et franchir […] des époques successives1263 ». Un texte de Jean Santeuil montre plus explicitement la loi du temps que Proust conçoit à travers l’étude de l’église médiévale :

‘« […] on [n’] avait pas tort, parce qu’elle était vieille, de venir admirer cette église qui avait été autrefois laide, tandis que la nouvelle était l’œuvre d’un architecte de goût. Car une belle église ne témoigne que de la beauté de l’imagination d’un architecte, tandis qu’une vieille église abandonnée [témoigne] des lois suivant lesquelles la pluie et le soleil jaunissent la pierre, le vent y sème des poussières, suivant lesquelles la pierre se fend, lois qui sont plus belles que les plus belles choses du monde. 1264 »’

Proust estime qu’une architecture monumentale, si laide qu’elle soit, pourrait devenir belle si elle vieillissait. Il ne s’agit plus de la valeur artistique ou de la beauté pure de l’église. D’ailleurs, la lecture de « Journées de pèlerinage » nous permettra d’imaginer que, pour Proust, l’église médiévale n’est pas une œuvre d’art : Proust affirme que la statue de la Vierge au portail de la cathédrale d’Amiens n’est pas une œuvre artistique au même titre que la Joconde de Vinci. Citons le passage malgré sa longueur :

‘« […] une telle statue a peut-être quelque chose de moins universel qu’une œuvre d’art […]. La Joconde est la Joconde de Vinci. Que nous importe […] son lieu de naissance, que nous importe même qu’elle soit naturalisée française ? — Elle est quelque chose comme une admirable “sans-patrie”. […] Nous n’en pouvons dire autant de sa sœur souriante et sculptée (combien inférieure du reste, est-il besoin de le dire ?) la Vierge Dorée. Sortie sans doute des carrières voisines d’Amiens, n’ayant accompli dans sa jeunesse qu’un voyage, pour venir au porche Saint-Honoré, n’ayant plus bougé depuis, s’étant peu à peu hâlée à ce vent humide de la Venise du Nord, qui au-dessus d’elle a courbé la flèche, regardant depuis tant de siècles les habitants de cette ville dont elle est le plus ancien et le plus sédentaire habitant, elle est vraiment une Amiénoise. Ce n’est pas une œuvre d’art. […] elle continuera à recevoir en pleine figure le vent et le soleil d’Amiens, à laisser les petits moineaux se poser avec un sûr instinct de la décoration au creux de sa main accueillante, ou picorer les étamines de pierre des aubépines antiques qui lui font depuis tant de siècles une parure jeune. Dans ma chambre une photographie de la Joconde garde seulement la beauté d’un chef-d’œuvre. Près d’elle une photographie de la Vierge Dorée prend la mélancolie d’un souvenir. Mais n’attendons pas que, suivi de son cortège innombrable de rayons et d’ombres qui se reposent à chaque relief de la pierre, le soleil ait cessé d’argenter la grise vieillesse du portail, à la fois étincelante et ternie. 1265 »’

Cette statue médiévale n’a pas de beauté pure et éternelle, sa beauté réside dans son caractère périssable. Mais paradoxalement, grâce à cet acheminement vers la ruine, elle « témoigne des lois » du temps qui sont « plus belles que les plus belles choses du monde ».

C’est pourquoi Proust est hostile à la restauration de l’église par Viollet-Le-Duc et ses disciples au cours de la seconde moitié du XIXe siècle1266. Il ira même plus loin et s’opposera au projet portant sur la séparation de l’Église et de l’État : dans ce contexte, il a écrit « La mort des cathédrales : une conséquence du projet Briand sur la séparation ». Selon Gérard Genette, l’hostilité à la restauration et l’opposition à la séparation de l’Église et de l’État sont sous-tendues par le triple refus primordial dans l’esthétique proustienne : le refus « [d’arracher l’œuvre] à son site géographique, de la priver de sa fonction d’origine, ou d’effacer les marques de son âge historique. 1267 » Nous avons cité un passage de « Journées de pèlerinage » tout à l’heure. Selon ce texte, alors que la véritable œuvre d’art, éternelle et universelle comme la Joconde, n’a pas besoin d’identité géographique, l’église médiévale est étroitement liée au lieu où elle se trouve et au temps qui s’est écoulé durant son existence. D’ailleurs, comme Genette le remarque, ce que Proust prétend dans « La mort des cathédrales », c’est que, sans sa fonction religieuse, l’église n’aurait que la valeur archéologique et ne serait qu’un musée1268. Ainsi, il est évident que les trois principes relevés par Genette peuvent s’appliquer aux monuments mieux qu’aux œuvres d’art comme la Joconde. Et grâce à la « marque de l’âge historique » d’un monument, on peut percevoir l’écoulement du temps.

Ce que Proust écrit, dans Contre Sainte-Beuve, à propos du sentiment que l’on éprouve en entrant dans l’église est très significatif : « On sent bien qu’on traverse du temps, comme quand un souvenir ancien nous revient à l’esprit. Ce n’est plus dans la mémoire de notre vie, mais dans celle des siècles. 1269 » Nerval aurait pu écrire cette phrase. En empruntant le terme psychologique, Max Milner et Claude Pichois appellent « paramnésie » ce genre d’évocation qui caractérise l’attitude que les romantiques prennent vis-à-vis du temps historique1270. Cette opération « paramnésique », n’est pas absente chez Proust.

Certes, en mettant en parallèle la mémoire individuelle et la mémoire collective, il ne faut pas confondre la dimension temporelle. Pourtant, Schopenhauer écrit : « Toute la lacune dans l’histoire ressemble ainsi à une lacune dans la conscience et la mémoire d’un homme1271 ». On peut dire que, pour Proust, comme la vie individuelle, l’histoire révèle la « notion du temps incorporé1272 ». C’est ce que le narrateur a « l’intention de mettre si fort en relief1273 » par l’écriture. Benjamin a tenté de transposer la mémoire involontaire dans une dimension historique. Proust ne reçoit-il pas un enseignement de l’histoire incorporée dans une église ? N’est-ce pas pour cette raison qu’il compare la curiosité de Swann sur le passé et l’emploi du temps d’Odette à l’investigation d’un historien ? :

‘« […] espionner devant une fenêtre, […] faire parler habilement les indifférents, soudoyer les domestiques, écouter aux portes, ne lui semblait plus, aussi bien que le déchiffrement des textes, la comparaison des témoignages et l’interprétation des monuments, que des méthodes d’investigation scientifiques d’une véritable valeur intellectuelle et appropriées à la recherche de la vérité. 1274 »’

Pourtant, son investigation est vouée à l’échec car il manque de l’imagination indispensable pour suppléer à son ignorance vis-à-vis de la vie d’Odette. Ainsi, les mensonges d’Odette se présentent comme d’« illisibles et divins vestiges1275 ».

Comme nous l’avons vu, Antoine Compagnon insiste sur la mélancolie qui se dégage de la leçon de l’histoire proustienne1276. Rappelons qu’en comparant la Sonate de Vinteuil au monument, le narrateur met en parallèle l’interprétation de la musique et la vie, qui se réalisent chacune dans le « Temps », et qu’il éprouve de la mélancolie1277. Car, l’écoulement du temps empêche de saisir leur unité de la musique comme de la vie. L’histoire conçue par Proust met en lumière ce constat mélancolique : dans le temps tout périt. De là, l’importance de l’écriture. D’ailleurs, Schopenhauer écrit : « L’écriture, en effet, sert à rétablir l’unité dans la conscience du genre humain brisée et morcelée sans cesse par la mort. 1278 » Comme les archéologues et les archivistes, l’écrivain doit tenter de montrer que rien n’est oublié, quoique ceci paraisse un défi impossible.

Notes
1255.

TR, p. 505.

1256.

TR, p. 534.

1257.

TR, p. 537.

1258.

TR, p. 536.

1259.

À ce sujet, nous renvoyons à notre étude sur la fonction des noms des aristocrates chez Proust, intitulée « les noms contre l’oubli » de la deuxième partie.

1260.

Paris, Librairie philosophique J. Verin, 1976, p. 94-95. Selon Giovanni Macchia, Ribot, psychologue de l’époque, et dont Bergson cite et analyse un livre dans Matière et mémoire, souligne le rôle que l’oubli joue dans l’opération de la remémoration : « Ribot était arrivé à un résultat que lui-même jugeait paradoxal. Si l’oubli était un des nombres prodigieux d’états de conscience, nous ne pourrions pas nous souvenir. » (L’Ange de la nuit. Sur Proust, traduit de l’italien par Marie-France Merger, Paul Bédarida et Mario Fusco, Paris, Éditions Gallimard, 1993, p. 103).

1261.

« L’image proustienne », op. cit., p. 136. C’est Benjamin qui souligne.

1262.

CS, I, II, Esquisse XXIIII, p. 728, déjà cité.

1263.

CS, I, II, p. 60-61.

1264.

JS, p. 514.

1265.

CSB, p. 85-86.

1266.

À cet égard, nous citons une lettre datée du 8 octobre 1907 et adressée à Mme Straus : « C’est malheureux que Viollet-Le-Duc ait abîmé la France en restaurant avec science mais sans flamme, tant d’églises dont les ruines seraient plus touchantes que leur rafistolage archéologique avec des pierres neuves qui ne nous parlent pas, et des moulages qui sont identiques à l’origine et n’en ont rien gardé. » (Corr., t. VII, p. 288).

1267.

« Combray-Venise-Combray », in Figures IV, op. cit., p. 267. Par rapport au premier refus, c’est-à-dire le refus de l’arrachement d’une œuvre à son site géographique, le critique suppose que Proust désapprouvait le transfert d’objets d’art aux Musées des monuments français. Ses réflexions sont pourtant pleines de réserves. Il reconnaît des complexités dans ces trois principes : « Tout l’ensemble relatif à ce thème, et/ou à l’œuvre de Ruskin, constitue un labyrinthe bibliographique assez éprouvant. » (Ibid., p. 272).

1268.

« [La religion catholique] existe et pour nous imaginer ce qu’était vivante, et dans le plein exercice de ses fonctions, une cathédrale du XIIIe siècle, nous n’avons pas besoin de faire d’elle le cadre de reconstitutions, de rétrospectives exactes peut-être, mais glacées. » (CSB, p. 143). Il écrit dans le texte supprimé lors de la publication de Pastiches et mélanges en 1919 : « même si [la cathédrale] est protégée comme monument historique d’affectations scandaleuses, ce n’est plus qu’un musée. » (CSB, p. 774, note 4). Il explique : « la protection même des plus belles œuvres de l’architecture et de la sculpture française qui mourront le jour où elles ne serviront plus au culte des besoins duquel elles sont nées, qui est leur fonction comme elles sont ses organes, qui est leur explication parce qu’il est leur âme » (ibid., p. 780 note 6. C’est Proust qui souligne).

1269.

Préface de Bernard de Fallois, op. cit., chapitre XV, « Retour à Guermantes », p. 279. C’est nous qui soulignons. Ces phrases ne sont pas reprises dans l’édition de Contre Sainte-Beuve dans la Pléiade.

1270.

Histoire de la littérature française. De Chateaubriand à Baudelaire (1820-1869), Paris, Éditions Flammarion, 1985, nouvelle édition révisée, 1996, p. 93-96.

1271.

« De l’histoire », op. cit., p. 1185.

1272.

Le corps de l’être aimé est une incarnation de cette « notion du temps incorporé » par excellence : « c’est parce qu’ils contiennent […] les heures du passé que les corps humains peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu’ils contiennent tant de souvenirs de joies et de désirs déjà effacés pour eux, mais si cruels pour celui qui contemple et prolonge dans l’ordre du temps le corps chéri dont il est jaloux » (TR, p. 624). En décrivant sa douleur causée par l’homosexualité d’Albertine : « Que de gens, que de lieux […] Albertine […] du seuil de mon imagination ou de mon souvenir, où je ne me souciais pas d’eux, avait introduits dans mon cœur ! […] L’amour, c’est l’espace et le temps rendus sensibles au cœur. » (Pr., p. 887).

1273.

TR, p. 623.

1274.

CS, II, p. 270.

1275.

CS, II, p. 274.

1276.

« Brichot : étymologie et allégorie », op. cit., p. 254.

1277.

JF, I, p. 521, déjà cité.

1278.

« De l’histoire », op. cit., p. 1186.