Fouiller le passé — lecture

Dans la première partie, nous avons mis en lumière ceci : chez Proust, Venise se présente comme un livre à lire dans le même sens que la cathédrale d’Amiens est une Bible architecturale, car ses monuments racontent son histoire (en particulier du temps des Croisades). Il en va de même des sculptures de l’église de Saint-André-des-Champs, elles sont des incarnations de la tradition orale médiévale, faite du mélange de l’histoire biblique et de l’histoire gréco-latine 1281 . Le romancier considère les monuments comme des livres historiques.

Or, ces livres tâchent de nous transmettre les pensées d’autrefois ; de même que le « pavé presque pensant qui est fait de la dernière poussière d’Arnauld ou de Pascal 1282  » dans une vieille église provinciale nous murmure quelque chose. Edward Bizub a démontré en citant une ébauche publiée dans La Matinée de la princesse de Guermantes que Proust voulait au début que son héros ait l’impression de “relire” St Mark’s Rest de Ruskin en débarquant du Grand Canal à la Piazzetta 1283 . Cette remarque est très significative dans ce sens, car on y reconnaît une lecture double : la Venise proustienne, en particulier ses monuments, est un livre à travers lequel on arrive à saisir à la fois l’histoire de la ville et la pensée de Ruskin. Dans cette perspective, l’observation d’Alberte Beretta Anguissola vaut d’être citée. Venise dont la splendeur paraît « naturelle » à la mère du narrateur, qui est toujours fidèle à l’enseignement de sa mère — aimer les choses naturelles, anciennes et artistiques — est en réalité, pour emprunter l’expression de Chateaubriand, une « ville contre nature » :

‘« […] ces colonnes, ces piliers, ces statues ou ces bas-reliefs [ont] été transportés du monde […] leur présence ici [est] donc tout à fait artificielle, à l’égard de celle des œuvres d’art réunies, au fil des événements historiques les plus surprenants, dans tel ou tel musée. La Grand-mère-Mère n’a rien compris à Venise.  1284  »’

Pour éviter cette ignorance, il faut interpréter ce que les monuments racontent. Les monuments sont à lire, comme les livres. Ce que Philippe Hamon remarque en analysant Le Rhin d’Hugo n’est pas loin de cette thèse :

‘« Le bâtiment, pour l’antiquaire, est toujours à la fois monument et document, et est également argument pour générer le texte du commentaire. Plus même le hiéroglyphe est obscur, plus il a de chance d’être chargé d’histoire, plus son décryptage va témoigner de la compétence et de la culture du décrypteur.  1285  »’

La comparaison entre le bâtiment et le hiéroglyphe nous intéresse d’autant plus que le « hiéroglyphe » est, on le sait, une image très chère à Proust : par exemple, le narrateur compare le mensonge d’Albertine aux signes à déchiffrer, « idéogrammes » ou « anagrammes » 1286 . La partition du Septuor que Vinteuil a laissée est illisible comme si elle était composée de « hiéroglyphes 1287  ». D’ailleurs, il déclare à propos de son expérience à Combray dans Le Temps retrouvé :

‘« […] il y avait peut-être sous ces signes quelque chose de tout autre que je devais tâcher de découvrir, une pensée qu’ils traduisaient à la façon de ces caractères hiéroglyphiques qu’on croirait représenter seulement des objets matériels. Sans doute ce déchiffrage était difficile mais seul il donnait quelque vérité à lire.  1288  »’

L’étude de Philippe Hamon attire notre attention davantage quand il aborde le thème des ruines chez les romantiques en mettant en rapport l’image des ruines et la problématique qui sous-tend le lien entre lecture et écriture :

‘« Un objet architectural privilégié, la ruine, semble tout particulièrement intéresser le texte littéraire du XIXe siècle […]. Comme si la ruine soulignait, sous forme de son inversion (la décomposition du réel), ce qui constitue l’essence même de l’architecture, l’art de composer l’espace. […] Or décomposer et recomposer, telles sont bien […] les opérations fondamentales de tout acte de compréhension du texte du monde et du monde comme texte-palimpseste à déchiffrer. […] La ruine, comme l’os du paléontologue, comme la relique du croyant, provoque, suscite et réclame un travail d’interprétation attentif et sourcilleux. Citation litotique d’un passé, elle paraît bien être, encore plus que l’édifice “normal”, incitation à produire de la lecture et de l’écriture.  1289  »’

Cette analyse nous rappelle le texte sur les ruines de Combray où le narrateur enfant songe à l’histoire féodale de la ville en imaginant « son visage incompréhensible 1290  » : ici, les restes du château, qui, ayant perdu leur fonction, et paraissant dépourvus de signification historique, semblent, justement grâce à cette privation, inviter le narrateur à comprendre l’histoire médiévale de Combray. L’observation de Philippe Hamon mérite d’être invoquée pour une autre raison : la comparaison entre le passé à reconstituer et les vestiges qu’un archéologue tente de déchiffrer et de décoder est abondante chez Proust. Par exemple, les mensonges d’Odette sur son passé que Swann ne parvient pas à élucider, comme les mensonges d’Albertine, sont d’« illisibles et divins vestiges 1291  » ; il en est de même de la beauté dont la marquise de Villeparisis a joui dans sa jeunesse :

‘« Il est vrai qu’il n’en subsistait que de bien faibles restes dont on n’eût pu […] restituer la beauté détruite. Car, pour comprendre combien une vieille femme a pu être jolie, il ne faut pas seulement regarder, mais traduire chaque trait.  1292  »’

L’habillement d’Odette se présente comme le mélange de « vestiges » des « modes détrônées 1293  » et de la dernière mode. À propos de cette image des vestiges, l’ébauche du texte consacré à la Muse de l’histoire, plus haut, attire notre attention, parce que le romancier écrit : « ce que fut l’homme de plus passager, une Muse ne viendra-t-elle pas en recueillir le vestige dans les choses 1294  ? » Toutes les choses produites dans le temps — sur le plan individuel et social —, comme les architectures monumentales dans l’histoire, et qui s’acheminent vers la ruine, sont dignes de ce déchiffrement, de cette traduction.

C’est ainsi que nous trouvons plus significatif qu’on ne l’imagine le fait que Proust compare souvent l’action d’un personnage au travail d’un archéologue et le fait que la Recherche ait deux archivistes fictifs, Saniette et l’archiviste de Mme de Villeparisis. Ajoutons à cela qu’un archéologue réel, Léon-Gustave Schlumberger, spécialiste de Byzance et des Croisades, habitué du salon de Mme Straus, fait une brève apparition en tant qu’invité de la duchesse de Guermantes 1295 . L’archéologue fouille les terrains, l’archiviste les documents, en résumé, leur métier consiste à déterrer ce qui est caché au-dessous des vestiges ou des archives. De ce point de vue, le rôle de l’archiviste de la marquise est très important : il l’aide à écrire ses Mémoires 1296 .

Cette observation nous rappelle un texte sur le rapport entre le rêve et les souvenirs d’enfance :

‘« Il n’y a pas besoin de voyager pour revoir [le jardin où nous avons été enfant], il faut descendre pour le retrouver. Ce qui a couvert la terre n’est plus sur elle, mais dessous, l’excursion ne suffit pas pour visiter la ville morte, les fouilles sont nécessaires.  1297  »’

Selon ce passage, Proust pense qu’un lieu lié au passé (ou le passé lié à un lieu) est mort tant qu’il est délaissé par l’oubli, mais qu’il renaîtra si l’on descend vers le « tuf 1298  » de sa mémoire. Il est clair que le romancier fait allusion, dans la seconde phrase, aux investigations archéologiques. En témoignent la présence du mot « terre » ainsi que le remplacement de l’expression « descendre (en soi) » dans la première phrase (expression très fréquente chez Proust et qui, pour lui, désigne la spéculation transcendantale ou mnémonique), par les « fouilles » dans la deuxième phrase. On doit être archéologue de la mémoire, qui est un vestige enfoui par l’oubli, pour retrouver le passé. Cela constitue l’une des raisons de la fréquence des allusions à Pompéi (enfouie par la lave volcanique la ville a été exhumée par l’archéologie au XVIIIe siècle). Ainsi, Philippe Hamon a raison d’inaugurer son étude sur le rapport entre les ruines et la littérature en invoquant la Recherche 1299  : dans une ébauche, le livre de chevet que le narrateur lit avant de s’endormir tout au commencement du roman est un « traité d’archéologie monumentale 1300  ». Proust a l’intention d’annoncer dès le début du roman qu’il s’agira d’une sorte de fouille archéologique des vestiges ayant pour nom le passé ou plutôt la mémoire (ou bien l’oubli ?). Dans ce contexte, intéressons-nous à un texte qui fait partie d’une version de la fin de « Combray II » ; ici le narrateur compare la réminiscence provoquée par la madeleine aux fouilles archéologiques :

‘« Il faut d’ailleurs dire qu’on chercherait en vain aujourd’hui à Combray le mur du jardin de Mme Sazrat avec le fleuriste de stuc, et la rue des Perchamps. À la place de la rue des Perchamps il y a l’école, et sur l’emplacement du jardin de Mme Sazrat une nouvelle rue. Mais ma mémoire est comme ces archéologues, peu en faveur aujourd’hui, qui remettent les choses “en l’état” primitif, et qui dans une église du XIIIe siècle n’ont de cesse qu’ils aient fait disparaître le jubé de la Renaissance et les stalles du XVIIIe siècle. Ils retrouvent dessous le tracé de ce qu’il y avait au XIIIe [siècle], déterrent les restes d’un ange gothique et le remettent en place.  1301  »’

Ainsi, le narrateur définit les « célibataires de l’art » comme les « plus savants amateurs de musique ou d’archéologie ». Sans approfondir leurs propres impressions, ils se contentent de « l’érudition 1302  ». Il faut être un véritable archéologue pour avoir accès à la vie artistique.

Notes
1281.

CS, I, II, p. 149.

1282.

AD, IV, p. 254.

1283.

Nous l’avons vu dans la première partie.

1284.

« Pèlerinages proustiens à Venise », in BSAMP, n° 44, 1994, p. 48. Pour éviter une confusion, rappelons que si le narrateur ne cesse d’évoquer Combray à la Cité des Doges, ce n’est pas parce que la nature y est présente, comme la mère le pense, mais parce que, comme à Combray, il se sent vivre en harmonie avec le temps de la nature.

1285.

Expositions, littérature et architecture au XIXe siècle, op. cit., p. 56.

1286.

Pr., p. 598.

1287.

Pr., p. 766.

1288.

TR, p. 457.

1289.

Expositions, littérature et architecture au XIXe siècle, op. cit., p. 59-60. C’est le critique qui souligne.

1290.

CS, I, II, p. 165.

1291.

CS, II, p. 274.

1292.

JF, II, p. 57-58.

1293.

JF, I, p. 608. Une page plus tard, Proust parle aussi de « vestige conservé des années passées » (JF, I, p. 609).

1294.

CS, I, II, Esquisse XXIII, p. 728.

1295.

CG, I, p. 510.

1296.

CG, I, p. 487. De même que cet archiviste, « un historien solennel » dont la recherche porte sur la Fronde prend part à la matinée de la marquise à laquelle le narrateur assiste (idem).

1297.

CG, I, p. 390-391.

1298.

CG, I, p. 390.

1299.

Expositions, littérature et architecture au XIXe siècle, op. cit., p. 21.

1300.

CS, I, p. 1086, variante a de la page 3.

1301.

CS, I, II, Esquisse LIV, p. 822. « Sazrat » est l’ancienne graphie de Mme Sazerat.

1302.

« Mais nous rejouons la symphonie, nous retournons voir l’église jusqu’à ce que — dans cette fuite loin de notre propre vie que nous n’avons pas le courage de regarder et qui s’appelle l’érudition — nous les connaissions aussi bien, de la même manière, que le plus savant amateur de musique ou d’archéologie. Aussi combien s’en tiennent là qui n’extraient rien de leur impression, vieillissent inutiles et insatisfaits, comme des célibataires de l’art ! » (TR, p. 470).