Archéologie de la modernité 1303

Ce travail archéologique est nécessaire pour la résurrection du passé dans une dimension sociale et historique ainsi que personnelle. C’est pourquoi Proust est fasciné par le développement de l’archéologie et de l’archivistique. Ce penchant est bien montré par « Journées de lecture ». Rappelons que l’écrivain voulut au début intituler cet article « Le snobisme et la Postérité 1304  ». Certes, la vie mondaine d’un snob est chétive — finalement comme toutes les vies, sauf la vie artistique — mais cela n’empêche pas cette vie d’être sauvée de l’oubli, ou plutôt, elle a la plus grande possibilité d’être sauvée, c’est ce que nous avons vu plus haut. Dès lors, nous confrontons ce texte à la longue tirade de Charlus pendant la Grande Guerre :

‘« Les fêtes remplissent ce qui sera peut-être, si les Allemands avancent encore, les derniers jours de notre Pompéi. […] Pour peu que la lave de quelque Vésuve allemand […] vienne les surprendre à leur toilette et éternise leur geste en l’interrompant, les enfants s’instruiront plus tard en regardant dans des livres de classe illustrés Mme Molé qui allait mettre une dernière couche de fard avant d’aller dîner chez une belle-sœur, ou Sosthène de Guermantes qui finissait de peindre ses faux sourcils. Ce sera matière à cours pour les Brichot de l’avenir, la frivolité d’une époque, quand dix siècles ont passé sur elle, est matière de la plus grave érudition, surtout si elle a été conservée intacte par une éruption volcanique ou des matières analogues à la lave projetées par bombardement. Quels documents pour l’histoire future, quand des gaz asphyxiants analogues à ceux qu’émettait le Vésuve et des écroulements comme ceux qui ensevelirent Pompéi garderont intactes toutes les demeures imprudentes qui n’ont pas fait encore filer pour Bayonne leurs tableaux et leurs statues ! D’ailleurs n’est-ce pas déjà, depuis un an, Pompéi par fragments, chaque soir, que ces gens se sauvant dans les caves, non pas pour en rapporter quelque vieille bouteille de mouton-rothschild ou de saint-émilion, mais pour cacher avec eux ce qu’ils ont de plus précieux, comme les prêtres d’Herculanum surpris par la mort au moment où ils emportaient les vases sacrés ? C’est toujours l’attachement à l’objet qui amène la mort du possesseur. Paris, lui, ne fut pas comme Herculanum fondé par Hercule. Mais que de ressemblances s’imposent ! Et cette lucidité qui nous est donnée n’est pas que de notre époque, chacune l’a possédée. Si je pense que nous pouvons avoir demain le sort des villes du Vésuve, celles-ci sentaient qu’elles étaient menacées du sort des villes maudites de la Bible. On a retrouvé sur les murs d’une maison de Pompéi cette inscription révélatrice : Sodoma, Gomora 1305  »’

Ce qui nous intéresse ici, ce n’est ni le fatalisme ni le défaitisme de Charlus, ni la libido de destruction de la part du romancier (dans une optique psychanalytique), mais les perspectives d’avenir. Le baron regarde le présent dans l’horizon futur : dans le futur — c’est-à-dire pour la « Postérité » —, la vie frivole que nous menons dans ce présent fera l’objet de l’érudition archéologique. Le narrateur aussi partage cette perspective anticipée sans pourtant avoir le fatalisme de Charlus :

‘« […] dans toute foule jeune, il n’est pas rare que l’on rencontre l’effigie d’un noble profil. De sorte que ces cohues populaires des jours de fête sont pour le voluptueux aussi précieuses que pour l’archéologue le désordre d’une terre où une fouille fait apparaître des médailles antiques 1306  »’

Il faut remarquer la différence de ton entre les paroles de Charlus et ce passage : alors que le baron songe à la destruction de Paris par un bombardement aussi définitif que la lave volcanique et aux ruines de Paris dans le futur, le narrateur, quant à lui, comme, à la fin de La Prisonnière, dans le pressentiment de la fin de sa relation amoureuse avec Albertine, imagine les ruines de la ville, et sans détruire la capitale, il la transforme en terrain archéologique. La ville moderne, sans pour autant être en ruines, vaut des investigations, comparables à celles d’un archéologue, d’autant plus que la modernité de nos jours consiste à renouveler perpétuellement les nouveautés. La beauté d’une fille, comme celle de la marquise de Villeparisis, est aussi éphémère qu’une nouveauté, par conséquent, il ne faut pas tarder à découvrir cette beauté instantanée. Si chétif que cela paraisse, rien du passé, proche ou lointain, n’est indigne de ces fouilles 1307 .

Notes
1303.

Nous empruntons cette expression à l’étude de Jean Bori (L’Archéologie de la modernité, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 1999).

1304.

CSB, p. 532.

1305.

TR, p. 385-386. La ressemblance de lexique entre l’article, « Journées de lecture », et ce texte (« matière de la plus grave érudition », « frivolité » entre autres) nous permet d’imaginer que Proust a rédigé le second en s’appuyant sur le premier.

1306.

Pr., p. 674. C’est nous qui soulignons.

1307.

Nous avons cité la phrase suivante : « Proche ou lointain, presque contemporain de nous ou antéhistorique, il n’est pas un détail, pas un entour de vie, si futile ou fragile qu’il paraisse, qui ait péri. » (« Journées de lecture », in CSB, p. 926).