Le Journal des Goncourt — lutte partielle contre l’oubli

Rappelons que le Journal des Goncourt a pour sous-titre Mémoires de la vie littéraire. Le narrateur considère les Goncourt comme des « mémorialistes 1384  ». Nous allons analyser ce que signifie pour Proust être mémorialiste, en mettant en rapport le pastiche des Goncourt et le « Bal de têtes ».

Nous avons noté que, selon Proust, pour écrire des Mémoires, il faut avoir été une fois désillusionné par sa vie. Au début du Temps retrouvé, en lisant le Journal des Goncourt, le narrateur, lui aussi, connaît une double déception : sur le plan artistique et dans sa vie. Il lui semble que la littérature n’est pas susceptible de révéler une vérité, mais qu’elle embellit la réalité, c’est ce qui le console de son manque de don littéraire. Après l’acceptation de son renoncement à la vie sociale ainsi qu’au projet d’être écrivain, il part dans une maison de santé.

Il faut rapprocher ce doute sur la valeur de la littérature de la question qu’il a posée en pensant aux Mémoires de Mme de Villeparisis. Comme les œuvres historiques, les Mémoires doivent inévitablement fausser la réalité. Citons un fragment que Proust a écrit pour compléter le commentaire du Journal par le narrateur :

‘« […] en fréquentant les Verdurin je n’avais [pas] vu ce que le journal de Goncourt qui d’ailleurs comme peut-être bien souvent l’Histoire, nous peint avec charme et comme des êtres singuliers des gens qui ne furent en rien supérieurs aux médiocres que nous avons connus, tant notre imagination s’exalte sur un livre, si peu l’humanité a à nous fournir.  1385  »’

Le narrateur se forge cette idée en constatant qu’alors qu’il a connu les gens décrits par les Goncourt « dans la vie quotidienne » et que chacun d’eux lui a semblé « insipide 1386  », la lecture du Journal qui les ennoblit lui donne envie de les retrouver 1387 . Pourtant, Proust trouve un mérite possible dans la fausseté de la littérature :

‘« […] peut-être j’aurais pu conclure [des pages de Goncourt] que la vie apprend à rabaisser le prix de la lecture, et nous montre que ce que l’écrivain nous vante ne valait pas grand-chose ; mais je pouvais tout aussi bien en conclure que la lecture au contraire nous apprend à relever la valeur de la vie, valeur que nous n’avons pas su apprécier et dont nous nous rendons compte seulement par le livre combien elle était grande.  1388  »’

Ensuite, dans le « Bal de têtes », en prenant part à la matinée de la princesse de Guermantes, il retrouve les gens qu’il a rencontrés au cours de sa vie. Ils ont subi une « transformation chimique » avec l’écoulement du temps, au point d’être méconnaissables. D’ailleurs, il remarque qu’on ne se rappelle plus ce qu’était auparavant le faubourg Saint-Germain. Dans cette optique, le temps exerce deux forces destructrices sur les hommes : vieillissement et oubli. Proust écrit déjà dans un fragment qui se rapporte au pastiche du Journal :

‘« Capitalissime : dans le morceau qui précédera ou conclura ce pastiche, quand j’explique l’étonnement que ces gens soient célèbres, ajouter ces deux raisons : car le temps engloutit si vite les particularités, les notions, les façons de penser, les célébrités, les gens, que quelques années après tout le monde ignore qu’un Verdurin eut une situation littéraire ou un Swann une situation mondaine.  1389  »’

Cependant, ce commentaire doit se déplacer à la fin du roman : « Ceci qui est Kapitalissime pourrait être mis avant ou après ‹ le › pastiche de Goncourt mais mieux dans la dernière partie quand je conçois l’œuvre d’art.  1390  » Dès lors, on comprend que le pastiche des Goncourt prépare le dénouement du « Bal de têtes » en introduisant le thème de l’oubli social dans le roman. En effet, dans un fragment de la conclusion du texte consacré au pastiche, Proust écrit clairement que le fondement des Mémoires est une « lutte contre l’oubli » :

‘« Cet oubli, ce renoncement dont parlent les Mémoires touchant les gens pieux est plus réel qu’il ne semble dans ces mémoires où précisément l’oubli cesse, les contemporains ne se rappellent plus, Verdurin est vraiment inconnu […] l’instruction étant une lutte contre l’oubli, contre le temps perdu, mais partielle, coulant à peine un oubli sur mille, comme les sous-marins allemands. D’autre part cela tient aussi à ce que la vie de tous les jours fait apparaître en petit ce qui ne prend son importance, que réalisé intellectuellement par la lecture de mémoires ou d’œuvres, de sorte que cette importance reprise par les gens hors de la vie, Pompadour, Verdurin, etc., se rattache aussi à la conclusion de mon ouvrage, la seule réalité est la réalité intellectuelle.  1391  »’

Notons ici que les Mémoires ne sont pas capables de ressusciter toute l’unité du passé, ils anéantissent seulement un oubli sur mille. Pourtant, l’écriture ou la lecture des Mémoires sont nécessaires pour la « lutte contre l’oubli », si partielle soit-elle, car, sans lecture ni écriture, tout est oublié.

Nous avons vu que Proust considère le temps comme une succession de moments différents et qu’on ne peut donc saisir l’unité du temps, et, comme la vie se réalise dans le temps, l’unité de la vie elle aussi insaisissable. Le mémorialiste essaie de réunir tout ce qui s’est successivement réalisé dans sa vie. Pourtant, l’unité du passé lui échappe, seuls sont ressaisis les moments fragmentaires que la « transversalité », selon Gilles Deleuze, peut mettre en « communication ». Paradoxalement, cette imperfection rapproche l’œuvre d’art de la vie. Car, ce qui doit être écrit, c’est ce qu’on a véritablement senti :

‘« Mais cette découverte que l’art pouvait nous faire faire, n’était-elle pas, au fond, celle de ce qui devrait nous être le plus précieux, et qui nous reste d’habitude à jamais inconnu, notre vraie vie, la réalité telle que nous l’avons sentie et qui diffère tellement de ce que nous croyons, que nous sommes emplis d’un tel bonheur quand un hasard nous apporte le souvenir véritable ?  1392  »’

Annick Bouillaguet remarque que le jeune Proust était sensible au nouveau procédé littéraire que les Goncourt ont inventé dans Germinie Lacerteux, publié en 1865, et qui serait appelé ultérieurement « impressionnisme littéraire ». Cette technique consiste à révéler au lecteur le personnage en décrivant les sensations que celui-ci éprouve au cours de l’histoire 1393 . Proust n’est pas indifférent à cette technique, ainsi, il subit une influence des « frères mémorialistes » malgré plusieurs différences entre leurs méthodes 1394 . En montrant les sensations qu’ils ressentent vis-à-vis des hommes et des objets, les deux écrivains tentent de composer leur univers littéraire.

Annick Bouillaguet s’attache en particulier à la persistance partagée par Proust et les Goncourt de la conversation mondaine. La raison pour laquelle les frères accordent une grande place à la conversation de leur entourage, c’est que « seule elle [est] à même [de] faire vivre la société de leur époque, véritable personnage de leur œuvre 1395  ». Les frères essaient de montrer une chronique littéraire de leur époque en décrivant les salons qu’ils fréquentent. Annick Bouillaguet note que cette prise de position pour écrire l’histoire de leur temps n’est pas absente dans le pastiche de Proust. Cela montre que le romancier y est très sensible. C’est pourquoi, dans « Un amour de Swann » et dans Le Côté de Guermantes II, la conversation mondaine occupe une place privilégiée 1396 . Dans ce contexte, cette corrélation entre la Recherche et le Journal prépare la constatation du narrateur dans Le Temps retrouvé : la déception qu’il a éprouvée à travers la découverte de la fausseté de la littérature, et la conscience de son manque de don s’anéantissent, il conclut que les matériaux de son roman futur sont fournis par sa vie passée, aussi frivole soit-elle 1397 . Le narrateur confirme cela déjà en commentant le Journal (bien qu’ici, le ton soit ironique) :

‘« Malgré la naïveté de Goncourt, qui concluait de l’intérêt de ces anecdotes à la distinction probable de l’homme qui les contait, il pouvait très bien se faire que des hommes médiocres eussent vu dans leur vie, ou entendu raconter, des choses curieuses et les contassent à leur tour.  1398  »’

La valeur réelle de ce qui est raconté n’est plus importante. Ce qui est essentiel, c’est de montrer une époque vécue telle qu’elle a été sentie. Pourtant, à la différence des Goncourt, le narrateur n’embellit pas ses personnages, car ce qu’il a senti auprès d’eux, c’est tout d’abord la déception. Concluons que ce que la lecture du Journal des Goncourt enseigne à Proust, c’est qu’un artiste de génie, quelles que soient ses fréquentations, peut présenter une époque en décrivant son entourage. Le narrateur déclare en effet :

‘« La poésie d’un élégant foyer et de belles toilettes de notre temps ne se trouvera-t-elle pas plutôt pour la postérité dans le salon de l’éditeur Charpentier par Renoir que dans le portrait de la princesse de Sagan ou de la comtesse de La Rochefoucauld par Cot ou Chaplin 1399  ? »’

Dès lors, le lecteur ne pourra pas s’empêcher de se demander si le faubourg Saint-Germain présenté par Proust est vrai ou faux, bien que, de nos jours, l’on considère le romancier comme un grand mondain de la Belle Époque ? Sachant qu’il n’a connu aucun club aristocratique, nous répondrons avec ses propres mots : « ce qui peut avoir une importance documentaire et même historique […] n’est pas nécessairement une vérité d’art.  1400  »

Notes
1384.

TR, p. 296.

1385.

TR, p. 1371, variante a (fragment du folio 81-82 r os et 81 v o) de l’Esquisse II. 2 (p. 758).

1386.

« […] chacun d’eux m’avait paru aussi commun qu’à ma grand-mère ce Basin dont elle ne se doutait guère qu’il était le neveu chéri, le jeune héros délicieux, de Mme de Beausergent, chacun d’eux m’avait semblé insipide […] » (TR, p. 295-296). Mme de Beausergent, une mémorialiste fictive, a pour modèle la comtesse de Boigne.

1387.

« Prestige de la littérature ! J’aurais voulu revoir les Cottard, leur demander tant de détails sur Elstir, aller voir la boutique du Petit Dunkerque si elle existait encore, demander la permission de visiter cet hôtel des Verdurin où j’avais dîné. » (TR, p. 295). Proust écrit plus loin : « Quand on lit des articles sur des gens, même simplement des gens du monde, qualifiés de “derniers représentants d’une société dont il n’existe plus aucun témoin”, sans doute on peut s’écrier : “Dire que c’est d’un être insignifiant qu’on parle avec tant d’abondance et d’éloges ! c’est cela que j’aurais déploré de ne pas avoir connu, si je n’avais fait que lire les journaux et les revues et si je n’avais pas vu l’homme !” Mais j’étais plutôt tenté en lisant de telles pages dans les journaux de penser : “Quel malheur que — alors que j’étais seulement préoccupé de retrouver Gilberte ou Albertine — je n’aie pas fait plus attention à ce monsieur ! Je l’avais pris pour un raseur du monde, pour un simple figurant, c’était une figure !” » (TR, p. 297-298. C’est le romancier qui souligne).

1388.

TR, p. 298. Voici la suite du texte cité : « À la rigueur, nous pouvons nous consoler de nous être peu plu dans la société d’un Vinteuil, d’un Bergotte. Le bourgeoisisme pudibond de l’un, les défauts insupportables de l’autre, même la prétentieuse vulgarité d’un Elstir à ses débuts […] ne prouvent rien contre eux, puisque leur génie est manifesté par leurs œuvres. Pour eux, que ce soit les mémoires, ou nous, qui aient tort quand ils donnent du charme à leur société qui nous a déplu, est un problème de peu d’importance, puisque, même si c’était l’écrivain de mémoires qui avait tort, cela ne prouverait rien contre la valeur de la vie qui produit de tels génies. » (Idem.).

1389.

TR, p. 1370-1371, variante a (fragment des folios 76 et 77 v os) de l’Esquisse II. 2 (p. 758). C’est Proust qui souligne.

1390.

TR, p. 1371, variante a (fragment du folio 81-82 r os et 81 v o) de l’Esquisse II. 2 (p. 758).

1391.

Ibid., variante a (fragment des folios 76 et 77 v os) de l’Esquisse II. 2 (p. 758). Voir Jean Milly, « Le pastiche Goncourt dans “Le Temps retrouvé” », in Revue d’Histoire Littéraire et la France, septembre-décembre, 1971, 71e année, nº 5-6, p. 815-835.

1392.

TR, p. 459.

1393.

Proust et les Goncourt : le pastiche du Journal dans Le Temps retrouvé, Caen, Lettres modernes Minard, 1996, p. 39.

1394.

Dans la Recherche, le narrateur remarque d’abord « l’indice individuel de naïveté » des frères et ensuite met en opposition la manière d’observer l’extérieur de ces derniers et la sienne : alors que les Goncourt ont la capacité de regarder les gens et les objets qui les entourent, le narrateur les « radiographie » au lieu de les regarder (TR, p. 296-297). Voir Annick Bouillaguet, Proust et les Goncourt : le pastiche du Journal dans Le Temps retrouvé, op. cit., p. 51-97.

1395.

Ibid., p. 53. Le critique cite la phrase suivante des frères : « Il n’y a qu’une biographie, la biographie parlée, celle qui a la liberté, la crudité, le débinage, l’enthousiasme sincères de la conversation intime » (Journal. Mémoires de la vie littéraire, édition complète établie et annotée par Robert Ricatte, préface et chronologie de Robert Kopp, Laffont, « Bouquins », 3 vol., Paris, 1989, 2e vol, p. 505).

1396.

Proust et les Goncourt : le pastiche du Journal dans Le Temps retrouvé, op. cit., p. 54.

1397.

TR, p. 478.

1398.

TR, p. 299. Il va sans dire qu’« Un amour de Swann » est conçu comme un exemple de ce genre d’écriture.

1399.

TR, p. 300.

1400.

TR, p. 297.