Saint-Simon et Chateaubriand

Ré-écrire les Mémoires de Saint-Simon

La Recherche ne se définit ni comme des Mémoires ni comme un récit historique mais comme un roman fictif, bien que la présence d’éléments autobiographiques et de certains événements réels soit indéniable. Proust le dit dans une lettre adressée à Antoine Bibesco :

‘« L’ouvrage est un roman ; si la liberté du ton l’apparente semble-t-il à des Mémoires, en réalité une composition très stricte (mais à l’ordre trop complexe pour être d’abord perceptible) le différencie au contraire extrêmement des mémoires : il n’y a dedans de contingent que ce qui est nécessaire pour exprimer la part du contingent dans la vie. Et par conséquent dans le livre, ce n’est plus contingent.  1401  »’

Si l’on peut relever le souhait d’être mémorialiste, ce n’est pas celui de Proust mais celui de son narrateur. En effet, déjà dans Du côté de chez Swann I, II, le narrateur s’imagine être le mémorialiste du paysage de Combray :

‘« […] quand [les fleurs, l’eau, tout le paysage] étaient longuement contemplés par cet humble passant, par cet enfant qui rêvait — comme l’est un roi, par un mémorialiste perdu dans la foule —, ce coin de nature, ce bout de jardin n’eussent pu penser que ce serait grâce à lui qu’il seraient appelés à survivre en leurs particularités les plus éphémères […] 1402  »’

Or, Dominique Jullien note que la position prise par le narrateur de la Recherche n’est pas identique à celle de Saint-Simon :

‘« La position du Narrateur, soit dit au passage, est inverse de celle du mémorialiste : à l’homme mûr, retiré de la Cour, qui écrit ses souvenirs et prononce des jugements à la lumière de son expérience (trajet mnémonique) s’oppose le trajet expérimental d’un roman de formation, où le protagoniste fait l’apprentissage d’un monde étranger dans lequel il pénètre lentement et laborieusement, dont il apprend, avec plus ou moins de bonheur, à déchiffrer les signes. Son guide, dans ce monde inconnu, sera Saint-Simon […] 1403  »’

À la différence de Saint-Simon, le narrateur ne porte des « jugements à la lumière de son expérience » que dans le dernier volume : enfin, le narrateur informe le lecteur que le côté de Méséglise et le côté de Guermantes communiquent dans un sens symbolique. Car la Recherche ne constitue pas des Mémoires mais un récit fictif. La vérité romanesque doit être cachée jusqu’au dénouement final, comme s’il s’agissait d’un roman policier 1404 . L’auteur fait stratégiquement prendre le masque du mémorialiste à son narrateur.

Que signifie ce déguisement ? L’étude de Dominique Jullien sur l’intertextualité entre Proust et Saint-Simon continue à nous conduire à la réponse. Dominique Jullien classe d’abord en deux catégories les innombrables emprunts onomastiques aux Mémoires du duc qu’on trouve dans la Recherche ; premièrement, il y a des noms de personnages historiques, par exemple, Louis XIII ; deuxièmement, simplement pour baptiser certains personnages fictifs de son œuvre, l’auteur choisit quelques noms saint-simoniens, entre autres, la comtesse d’Arpajon 1405 . D’ailleurs, de cette dernière catégorie, dérive une sous-catégorie : certains personnages proustiens sont considérés comme des descendants d’un personnage ou d’une famille dont Saint-Simon parle dans ses Mémoires. Pourtant, Dominique Jullien écrit :

‘« […] si certains aristocrates proustiens deviennent les descendants dans le roman des personnages saint-simoniens — ainsi les La Rochefoucauld, ou encore les Guermantes, par leur alliance avec les plus grands noms d’Europe — d’autres se greffent de façon purement homonymique sur l’arbre généalogique. C’est ici par l’onomastique que la fiction s’enracine dans l’histoire […] 1406  »’

Dominique Jullien remarque que cet emprunt onomastique remplit deux fonctions techniques :

‘« D’une part, il réalise, par le biais du nom aristocratique enté sur la réalité de l’histoire, le projet de peinture d’une société, ce que l’on peut considérer comme la traduction proustienne de la preuve réaliste par le détail vrai. Le nom, vrai nom de famille, fonctionne ainsi comme preuve indirecte de la véracité du récit. D’autre part, il appuie le texte proustien sur l’authenticité de la chronique saint-simonienne, en utilisant les mêmes noms qui fournissent un aval tant onomastique que temporel. La réalité du personnage de fiction est alors attestée par la présence d’ancêtres réels, historiques […] 1407  »’

Ces deux techniques servent à « produire l’illusion de réalité » pour Proust. La Recherche parvient ainsi à être une sorte de pseudo-mémoires.

Par ailleurs, Dominique Jullien souligne que les Guermantes sont liés non seulement à tous les personnages du faubourg Saint-Germain, mais aussi qu’ils sont « cousins » de familles régnantes d’Europe. Ce lien de parenté s’étend de plus à la dimension séculaire 1408 . Selon le narrateur, le cousinage des Guermantes s’étend tellement loin qu’il arrive que, lorsque la duchesse appelle quelqu’un sa cousine, on ne lui trouve pas « un ancêtre commun sans remonter au moins jusqu’à Louis XV 1409  », c’est-à-dire jusqu'à l’époque de Saint-Simon.

On peut dégager deux remarques de ces analyses. Premièrement, l’invention onomastique des personnages aristocratiques qui consiste à puiser la clef chez Saint-Simon pour enrichir l’arbre généalogique des Guermantes, permet à Proust, qui choisit pour cadre de son roman l’époque qu’il a vécue, de donner à son œuvre une dimension historique et une apparence authentique. Dominique Jullien affirme :

‘« L’échec de Jean Santeuil s’éclaire maintenant d’un jour nouveau : il tient peut-être à ce que l’auteur n’avait pas su encore concevoir le projet de donner à l’œuvre “la forme du temps”. Or Jean Santeuil est antérieur à la lecture bientôt obsessionnelle des Mémoires de Saint-Simon, qui sont précisément ce qui contribue à donner à la Recherche la dimension du temps.  1410  »’

On sait que c’est en rédigeant Contre Sainte-Beuve que Proust a inventé les Guermantes. S’il est progressivement parvenu à concevoir la structure de son roman entre la traduction d’œuvres de Ruskin (1905) et le renoncement à la rédaction de Contre Sainte-Beuve (1909) 1411 , nous comprenons pourquoi Proust compare l’arbre généalogique des Halévy à l’arbre de Jessé dans une lettre adressée à Mme Straus (il va sans dire que les Halévy sont l’un des modèles des Guermantes) : « Ce désir d’écrire sur ce Sainte-Beuve, c’est-à-dire à la fois sur votre famille considérée comme un Arbre de Jessé dont vous êtes la fleur — et aussi sur Sainte-Beuve est ancien 1412  ». Une deuxième remarque s’impose : comme la généalogie des Guermantes s’étend sur des siècles, ce n’est pas seulement à la société romanesque mais aussi aux personnages que le romancier entreprend de conférer la dimension historique en se référant aux Mémoires de Saint-Simon. En effet, au début du roman, le narrateur affirme : « Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes.  1413  » À la fin du roman, il déclare :

‘« […] du moins ne manquerais-je pas [de] décrire [dans la transcription d’un univers] l’homme comme ayant la longueur non de son corps mais de ses années, comme devant, tâche de plus en plus énorme et qui finit par le vaincre, les traîner avec lui quand il se déplace.  1414  »’

Grâce aux emprunts des noms aristocratiques aux Mémoires de Saint-Simon, ce « fil des heures, l’ordre des années », cette « longueur de ses années » que tient chaque personnage, se prolongent à travers des siècles. En effet, le narrateur déclare qu’en se réveillant il passe « en une seconde par-dessus des siècles de civilisation 1415  ». Pour Proust, chaque individu recèle le passé séculaire ancestral. Un aristocrate dans la Recherche, à qui Proust confère cette dimension ancestrale, montre nettement ce « fil des heures ». Faire semblant d’être mémorialiste, ou plutôt, de ré-écrire les Mémoires de Saint-Simon, est une entreprise qui vise à conférer une immense dimension temporelle au roman et à ses personnages sur le plan non seulement collectif mais aussi individuel.

Les noms saint-simoniens relient l’époque de la Recherche à l’Ancien Régime. Les emprunts onomastiques assurent une sorte de continuité — ou plutôt, une « communication », au sens où Gilles Deleuze utilise le terme 1416 — entre deux temps. Le pastiche de Saint-Simon explique pourquoi la « communication » s’établit. Ce texte traduit une autre perspective temporelle : l’anachronisme, en pastichant l’œuvre du XVIIIe siècle, Proust mêle cette époque et la sienne. D’abord, il cite les noms de quelques-uns de ses amis : d’une part, les noms de quelques amis qui n’ont rien à voir avec les Mémoires, entre autres, Mme Straus et Mme Soutzo ; d’autre part, les noms de quelques nobles dont les ancêtres figurent chez le duc, par exemple, Mme de Noailles et Robert de Montesquiou. Dans ce dernier cas, il pourra arriver au lecteur de deviner difficilement de qui il parle (le duc de Guiche entre autres). Ensuite, il rapproche les prétentions de la famille Murat, noblesse d’Empire, de celles des Bouillon et des autres princes « étrangers » de l’époque du mémorialiste 1417 . Il ajoute en outre quelques anecdotes qui viennent de se produire dans sa vie, le mariage d’Antoine Bibesco par exemple. Du reste, Proust reprend, dans ce pastiche, un autre pastiche de Saint-Simon qu’il a rédigé en 1904, « Fête chez Montesquiou à Neuilly ». Comme le titre le suggère, il s’agit de fêtes que Robert de Montesquiou a données, à l’époque de Proust au Pavillon des Muses à Neuilly 1418 . Ainsi, l’espace textuel créé ici devient un espace à « quatre dimensions ». Par conséquent, la « communication » directe, plutôt que la continuité entre le passé et le présent, ou bien la « communication » entre les Mémoires et le pastiche devient possible, elle s’apparente au voyage du dormeur qui circule « à toute vitesse dans le temps et dans l’espace 1419  ». Ajoutons que la « communication » s’effectue également entre la lecture des Mémoires et l’écriture de la Recherche 1420 . Cette opération n’est pas loin de celle du rêve que le narrateur fait dans son sommeil : il devient le sujet — un objet (une église) ou un épisode historique (la rivalité de François Ier et de Charles Quint) — du livre qu’il lisait avant de s’endormir 1421 .

Nous avons dit tout à l’heure que, par les emprunts onomastiques aux Mémoires, Proust essaie de donner une dimension historique à son roman. Mais cette dimension n’est pas celle de l’histoire qui se développe dans le sens linéaire sur un plan homogène 1422 , c’est une dimension qui permet de faire communiquer le passé et le présent. Cette « communication » s’opère par l’écriture, entreprise qui vise à ressusciter le passé. Et cette entreprise réside dans l’association rétrospective des mémoires. Nous aborderons dans les pages suivantes une autre question sur laquelle le genre des Mémoires conduit Proust à méditer : le rapport entre « le Moi et l’histoire 1423  ».

Notes
1401.

Corr., t. XVI, p. 235. Philippe Kolb suppose que le romancier a écrit cette lettre peu avant le 25 octobre 1912.

1402.

CS, I, II, p. 181. Ce passage pourra être comparé à celui de Chateaubriand que Dominique Jullien cite dans son étude : « Lorsque Mirabeau fixa ses regards sur un jeune muet, eut-il le pressentiment de mes futuritions ? pensa-t-il qu’il comparaîtrait un jour devant mes souvenirs ? J’étais destiné à devenir l’historien de hauts personnages : ils ont défilé devant moi » (Mémoires d’outre-tombe, édition nouvelle établie d’après l’édition originale et les deux dernières copies du texte avec une introduction, des variantes, des notes, un appendice et des index par Maurice Levaillant et Georges Moulinier, Paris, Éditions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1948, p. 179, cité par Dominique Jullien, Proust et ses modèles, les Mille et Une Nuits et les Mémoires de Saint-Simon, op. cit., p. 211).

1403.

Proust et ses modèles, les Mille et Une Nuits et les Mémoires de Saint-Simon, op. cit., p. 38.

1404.

Voir Jean Rousset, « Proust. À la recherche du temps perdu », op. cit., p. 142.

1405.

En citant une étude de Herbert de Ley, intitulée Marcel Proust et le duc de Saint-Simon (Urbana, University of Illinois Press, 1966), Jean Milly affirme : « sur quelque quatre cents personnages aristocratiques du roman, presque la moitié portent des noms apparaissant dans les Mémoires. » (Les Pastiches de Proust, Édition critique et commentée, Paris, Armand Colin, 1970, p. 235).

1406.

Proust et ses modèles, les Mille et Une Nuits et les Mémoires de Saint-Simon, op. cit., p. 35-36.

1407.

Ibid., p. 36. il en va de même du thème de l’hérédité chez Proust. Philippe Hamon, en citant le nom « Guermantes » autant que les noms chez Zola, « Macquart » et « Rougon », considère le thème d’une hérédité d’une famille et la référence à un ancêtre comme l’un des « procédés assurant la cohérence globale de l’énoncé », propres aux écrivains réalistes. Ces procédés renvoient le texte « à son déjà dit », tandis que les autres procédés comme la prédiction, le pressentiment ou la malédiction laissent prévoir « son avenir » (« Un discours contraint », in Littérature et réalité, présenté par Tzvetan Todorov, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 135-136). D’ailleurs, en analysant la fonction des références aux petits faits, aux anecdotes que l’on reconnaît chez Zola, le critique note : « Le Mythe, l’Histoire, l’Hérédité seront là souvent pour récupérer cohésion et homogénéité. » (Ibid., p. 181).

1408.

Proust et ses modèles, les Mille et Une Nuits et les Mémoires de Saint-Simon, op. cit., p. 36-37.

1409.

CG, II, II, p. 824.

1410.

Proust et ses modèles, les Mille et Une Nuits et les Mémoires de Saint-Simon, op. cit., p. 54.

1411.

Voir Jean-Yves Tadié, Proust et le roman, op. cit., p. 241-242. Également Jean Rousset, « Proust. À la recherche du temps perdu », op. cit., p. 135-136.

1412.

Corr., t. XI, p. 240. Philip Kolb suppose que cette lettre se situe peu de jours avant le 26 octobre 1912. Rapprochons cette lettre d’une phrase du Côté de Guermantes : « [ces noms], à intervalles réguliers chacun d’une couleur différente, se détachaient de l’arbre généalogique de Guermantes, et ne troublaient d’aucune matière étrangère et opaque les bourgeons translucides, alternants et multicolores, qui, tels qu’aux antiques vitraux de Jessé les ancêtres de Jésus, fleurissaient de l’un et l’autre côté de l’arbre de verre. » (CG, II, II, p. 832).

1413.

CS, I, I, p. 5.

1414.

TR, p. 623.

1415.

CS, I, I, p. 7-8, déjà cité.

1416.

Proust et les signes, op. cit., p. 193-203. Cette « communication » est identique à la « transversalité ». Le philosophe s’attache à la phrase suivante : « […] il est encore plus vrai qu’elle en tisse sans cesse entre les êtres, entre les événements, qu’elle entre-croise ces fils, qu’elle les redouble pour épaissir la trame, si bien qu’entre le moindre point de notre passé et tous les autres un riche réseau de souvenirs ne laisse que le choix des communications. » (TR, p. 607).

1417.

« Comme je venais de monter dans mon carrosse où m’attendait Mme de Saint-Simon, je fus au comble de l’étonnement en voyant que se préparait à passer devant lui le carrosse de J. Murat, si connu par sa valeur aux armées, et celle de tous les siens. […] tellement qu’ayant montré des prétentions aussi insoutenables que celles des Bouillon, ils n’ont point perdu comme eux l’estime des honnêtes gens. […] mais voyant que les chevaux du prince Murat prenaient de l’avance, j’envoyai un gentilhomme le prier de les faire reculer, à qui il fut répondu que le prince Murat l’eût fait avec grand plaisir s’il avait été seul, mais qu’il était avec Mme Murat, et quelques paroles vagues sur la chimère de prince étranger. » (« Dans les Mémoires de Saint-Simon », in CSB, p. 44-45).

1418.

Voir Jean Milly, Les Pastiches de Proust. Édition critique et commentée, op. cit., p. 225-226 et 290-291.

1419.

CS, I, I, p. 5.

1420.

Voir Gilles Deleuze, Proust et les signes, op. cit., p. 202 : « [la transversalité] même unit le livre de Proust à ceux qu’il aimait, Nerval, Chateaubriand, Balzac… » (et pourquoi pas Saint-Simon ?)

1421.

CS, I, I, p. 3.

1422.

Jean Milly remarque en confrontant les pastiches et la Recherche : « […] la chronologie générale du récit n’a rien de linéaire, et comporte de vastes lacunes. Les métaphores nous entraînent continuellement d’une époque à l’autre, par-dessus les années et les siècles. […] Et toutes les distances sur lesquelles repose la construction du roman ne sont autre chose […] que le Temps. » (Les Pastiches de Proust. Édition critique et commentée, op. cit., p. 47).

1423.

L’expression est de Dominique Jullien (Proust et ses modèles, les Mille et Une Nuits et les Mémoires de Saint-Simon, op. cit., p. 209).