Entre les Mémoires et l’autobiographie

On sait bien que les livres de chevet de Proust comptent d’autres Mémoires — peut-être les aime-t-il davantage — que ceux de Saint-Simon : les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. Dominique Jullien démontre que ces derniers sont déjà une entreprise de réécriture de l’œuvre saint-simonienne. D’une part, comme Proust, Chateaubriand partage une perspective nostalgique avec le duc ; d’autre part, dans les Mémoires, il fait éloge du style du duc et lui emprunte certaines expressions pittoresques en changeant la connotation 1424 . Dominique Jullien montre ensuite une analogie entre Proust et Chateaubriand au niveau de la structure temporelle :

‘« L’épisode des Mémoires d’outre-tombe est déjà proustien dans sa recréation des Mémoires de Saint-Simon : comme la Recherche, les Mémoires d’outre-tombe jouent d’une temporalité complexe où le récit passe sans cesse du passé de l’énoncé au présent de l’énonciation.  1425  »’

Et cette tentative de Chateaubriand constitue rétrospectivement « une sorte de relais 1426  » entre les Mémoires de Saint-Simon et la Recherche :

‘« […] dans la Recherche le trajet de décadence que décrit la phrase de Chateaubriand s’accomplit dans l’intériorité du héros, il devient parcours mental. Les trois âges sont transportés au domaine psychologique, intégrés au cheminement initiatique du Narrateur, qui passe de l’âge des noms à l’âge des choses.  1427  »’

Selon Dominique Jullien, ce qui intéresse Chateaubriand dans les Mémoires de Saint-Simon, c’est l’aspect littéraire, non l’aspect historiographique, alors qu’au XIXe siècle, plusieurs hommes lettrés essaient d’emprunter les méthodes historiographiques aux historiens, pour donner l’objectivité et la véracité du récit à leurs œuvres 1428 . Cela résulte du fait qu’il prend conscience de l’intervention inévitable du « moi » narratif dans l’écriture des Mémoires. Pour Chateaubriand, il est ainsi question de « l’articulation de l’historiographie et de l’autobiographie ». Aussi relate-t-il sa carrière d’écrivain dans ses propres Mémoires 1429 . Proust est sensible à ce problème, quand il compare le roman futur de son héros aux Mémoires de Saint-Simon :

‘« Dans la Recherche, l’évolution amorcée dans les Mémoires d’outre-tombe s’achève : le véritable enjeu devient l’accès à l’écriture, dont la résurrection de l’époque du “mémorialiste” n’est que le moyen.  1430  »’

Les Mémoires de Chateaubriand comprennent certes des témoignages sur l’époque révolutionnaire et celle qui la suit, mais en même temps, cette œuvre est déjà une histoire de vocation comme la Recherche : le cheminement de l’auteur comme écrivain se superpose à celui de la classe aristocratique qui est en déclin à partir de la Révolution. C’est justement ce que tente Proust en faisant un faubourg Saint-Germain fictif à partir d’un faubourg Saint-Germain réel.

Par ailleurs, nous pouvons dire que ce procédé de Chateaubriand n’est pas éloigné de celui qu’utilise Michelet. Comme on le sait, ce dernier considère que chaque existence individuelle traduit l’humanité générale et que l’histoire est donc constituée par la vie des nations et des peuples. Rappelons sa fameuse expression : « la France comme une personne 1431  ». Proust ne reprendra-il pas cette idée en écrivant : « il existe d’énormes entassements organisés d’individus qu’on appelle nations 1432  ». L’historien va plus loin, il s’identifie à l’histoire :

‘« Ma vie fut en ce livre, elle a passé en lui. Il a été mon seul événement. Mais cette identité du livre et de l’auteur, n’a-t-elle pas un danger ? L’œuvre n’est-elle pas colorée des sentiments, du temps, de celui qui l’a faite ? C’est ce qu’on voit toujours. […] l’histoire, l’historien, se mêlent […]. C’est que l’histoire, dans le progrès du temps, fait l’historien bien plus qu’elle n’est faite par lui ? Mon livre m’a créé. C’est moi qui fus son œuvre. Ce fils a fait son père.  1433  »’

Georges Poulet écrit au sujet de Michelet :

‘« […] la grande découverte de Michelet ne consiste-t-elle pas simplement à identifier l’histoire de la collectivité avec l’histoire de l’individu, à faire que l’une, objectivement, se révèle similaire à l’autre ; elle consiste encore à comprendre qu’en chaque individu l’histoire de la collectivité trouve un sujet adéquat. Il suffit d’une seule personne pour qu’en elle la totalité de l’histoire devienne consciente. Grâce à cette présence consciente au cœur même des événements historiques, l’histoire change d’aspect, elle ne se contente plus d’être une science, où le regard de l’historien voit des objets proposés à son jugement. L’histoire devient personnelle, intime, autobiographique.  1434  »’

Comme Jean Milly le remarque, Proust est sensible à cette attitude générale de Michelet 1435 . Cela rendra possible la fusion entre la vie individuelle et la vie collective. Nous avons dit que, pour Proust, le mémorialiste est l’historien idéal. Dès lors, remarquons que Chateaubriand tente cette intégration de l’histoire collective à l’histoire individuelle d’une autre façon que Michelet, quant au romancier, il l’effectue dans le domaine du récit fictif. Cela n’est pas sans rapport avec la superposition de l’origine du narrateur à celle des Guermantes (ou de la France).

Notes
1424.

Ibid., p. 208-211.

1425.

Ibid., p. 211.

1426.

Ibid., p. 210.

1427.

Ibid., p. 209. Les trois étapes de la voie de déclin de l’aristocratie française montrées par Chateaubriand sont « l’âge des supériorités, l’âge des privilèges, l’âge des vanités » (Mémoires d’outre-tombe, op. cit., t, I, p. 7).

1428.

À cet égard, voir Philippe Lejeune, « Autobiographie et histoire littéraire », in Le pacte autobiographique, Paris, Éditions du Seuil, 1975, nouvelle édition augmentée, 1996. En montrant la difficulté de la définition théorique sans contexte historique du genre de l’autobiographie, le critique cite une étude de Charles Caboche, Les Mémoires et l’Histoire en France, publiée en 1863 (Paris, Éditions Charpentiers, 2 vol., nous ajoutons que la première publication des Mémoires d’outre-tombe s’est faite entre 1848 et 1850). Philippe Lejeune ne considère pas les Mémoires comme un genre littéraire traditionnel et « s’il oppose traditionnellement les Mémoires et l’histoire comme on le fait depuis le XVIIe siècle, il ne semble avoir aucune idée, en 1863, des échanges qui ont pu se produire entre Mémoires et roman, ni des bouleversements qui ont pu intervenir depuis deux siècles dans la géographie littéraire. Le développement de la chronique de vie privée et l’apparition de l’autobiographie lui échappent : au début de son livre, il élimine purement et simplement tous les récits qui n’ont pas pour objet la vie de la nation ; il perçoit les récits des Messieurs de Port-Royal, les Mémoires de Marmontel et les Confidences de Lamartine strictement sur le même plan, comme un phénomène parasite mineur, qui aurait toujours lui aussi existé de la même manière en marge de la noble branche des Mémoires. » (« Autobiographie et histoire littéraire », op. cit., p. 319). Il est ainsi évident que le genre des Mémoires, au cours du XIXe siècle, ne faisait pas partie de la littérature, mais de l’histoire.

1429.

À propos de l’évolution du genre de l’autobiographie, Philippe Lejeune écrit, sous un angle historique : « il existe une corrélation entre le développement de la littérature autobiographique et la montée d’une nouvelle classe dominante, la bourgeoisie, de la même manière que le genre littéraire des mémoires a été intimement lié à l’évolution du système féodal. À travers la littérature autobiographique se manifeste la conception de la personne et l’individualisme propre à nos sociétés […] » (« Autobiographie et histoire littéraire », op. cit., p. 340). Remarquons que, certes, Chateaubriand est monarchiste, mais que son entreprise littéraire est assez moderne, car elle peut être une illustration de la transition du genre des Mémoires à celui de l’autobiographie que le critique analyse ici.

1430.

Proust et ses modèles, les Mille et Une Nuits et les Mémoires de Saint-Simon, op. cit., p. 211.

1431.

Histoire de France, livre I à IV, t. IV, op. cit., préface de 1869, p. 19.

1432.

TR, p. 350.

1433.

Histoire de France, livre I à IV, t. IV, op. cit., préface de 1869, p. 14.

1434.

« Michelet », in Études sur le temps humain 4 : la mesure de l’instant, op. cit., p. 261-262.

1435.

Les Pastiches de Proust. Édition critique et commentée, op. cit., p. 172. La dernière phrase du pastiche de Michelet, « Aie confiance, ne crains rien, tu es toujours dans la vie, dans l’histoire », est inspirée de la fin de la préface du Peuple.