CONCLUSION

« Pénétrer au cœur du monde proustien 1503  », pour emprunter l’expression de Walter Benjamin, c’est pénétrer dans un labyrinthe de mots, de pensées et de passions, au risque de s’y perdre. Nous avions l’histoire comme fil d’Ariane. Il est indéniable que Proust se passionne pour l’histoire, mais pourquoi ? Cette interrogation simple nous a guidé jusqu’à la fin de ce travail. Malgré la modeste dimension de cette étude, nous espérons avoir apporté quelques éléments pour répondre à cette question.

Certaines périodes historiques, en particulier le Moyen Âge et l’Ancien Régime, se présentent aux yeux de Proust comme des âges d’or, auxquels l’époque moderne — qui, à cause de son mouvement industriel accéléré, est comparable à un âge de fer, comme la tour Eiffel le symbolise — peut s’opposer. Le romancier ne reste pas dans cette vision passéiste et réactionnaire, il cherche à établir une esthétique adéquate à la modernité, et il s’attache à l’évolution de la société, impliquée dans le mouvement de l’histoire. Ainsi, nous n’avons pas exclu la présence d’une perspective socio-historique chez Proust. Pourtant, l’observation socio-historique n’est pas l’intention du romancier, elle est absorbée dans le roman et dans l’art. En effet, la conception proustienne de l’histoire recèle celle de l’écriture. Héritier du romantisme, en particulier en ce qui concerne sa poétique des ruines et son goût pour l’œuvre historique, et admirateur de l’architecture médiévale, Proust élabore sa théorie sur le rapport entre mémorisation et écriture. L’histoire (comme discipline) est une tentative de reconstituer le passé, de savoir ce que signifie, dans une dimension collective, ce qu’on a déjà oublié, en s’appuyant sur des restes aussi fragmentaires soient-ils 1504 . Sous cet angle, il nous a été indispensable de relever le thème de l’archéologie chez Proust. Le romancier, comme un archéologue, exhume les vestiges du passé : fouiller la réserve de mémoire, c’est-à-dire l’oubli, correspond à cette transcendance proustienne, la descente en soi. Il s’agit, dans l’écriture, de la lecture du passé. Par là, la restauration d’une église, à laquelle Proust s’est habituellement montré hostile, acquiert un aspect positif : la restauration peut symboliser le travail lecture-écriture. Il faut être à la fois archéologue et restaurateur pour écrire. Amateur de l’histoire, sans pour autant aucune foi vouée au progrès alors qu’il vit dans une époque où l’historicisme l’emporte, Proust puise des enseignements dans l’œuvre historique, y compris les Mémoires, pour que son écriture puisse établir une communication entre passé, présent et futur et entre moi et histoire. De ce point de vue, il nous semble que la lecture de Michelet a joué un certain rôle dans l’élaboration de l’esthétique proustienne. Proust a écrit « “l’affaire Lemoine” par Michelet », il a d’ailleurs introduit dans la Recherche des phrases inspirées par l’ouvrage de l’historien qui témoignent de son admiration. Pourtant, à notre connaissance, peu d’études sont consacrées à ce sujet, exceptée l’analyse sur le pastiche. Notre investigation reste aussi très partielle et une recherche intertextuelle entre les deux écrivains pourrait être envisagée 1505 .

Ce qui est dangereux lorsque l’on parle de l’histoire, c’est que l’on risque de tomber dans le piège idéologique. Proust en est certainement conscient. Nous avons dû, nous aussi, nous en méfier. Comme Julia Kristeva le remarque, rester à la fois « en être » et « ne pas en être 1506  », ou encore, si l’on emprunte l’expression d’Antoine Compagnon, rester « entre-deux », sinon simplement rester neutre, c’est ce qui est indispensable pour la lecture proustienne. Si l’on y réussit, Proust nous offre un nouvel horizon, une nouvelle expérience. Pourtant, pour approfondir notre connaissance sur le rapport que Proust noue avec l’idéologie, ou plutôt avec la littérature idéologique de l’époque, il nous a fallu une étude plus fine, philologique et globale, même si l’idéologie n’a rien à voir avec l’art, selon l’esthétique proustienne. Car, si Proust se méfie de la littérature idéologique, socialiste ou nationaliste, c’est parce qu’il en a été affecté dans sa jeunesse 1507 .

Notre étude sur la place de l’histoire chez Proust nous conduit finalement à considérer la notion de filiation. Walter Benjamin écrit à propos de Julien Green :

‘« La maison paternelle, plongée dans les doubles ténèbres du passé le plus récent et de l’immémorial, est ici, illuminée pour quelques secondes par les éclairs fatidiques, transparente tel un ciel d’orage et une enfilade de cavernes, de chambres et de galeries qui se perdent dans le temps primitif de l’humanité. Ce qui est sûr, c’est qu’un fragment de préhistoire se confond, pour chaque génération, avec les formes de vie de la génération qui la précède directement ; pour les hommes d’aujourd’hui, il s’agit donc du milieu et de la fin du siècle passé. Green n’est pas le seul à sentir cela. […] l’œuvre de Proust […] est consacrée au temps perdu et à ses cellules, dans lesquelles nous fûmes enfants. Si Proust convoque l’heure magique de l’enfance, Green, met de l’ordre dans nos terreurs les plus précoces.  1508  »’

La recherche de l’enfance chez Proust n’est pas autre chose que la recherche de l’origine à la fois filiale et préhistorique. L’histoire n’a finalement pas sa place chez Proust à moins qu’elle ne permette de remonter cette filiation. La revivification de la mythologie au sein de l’époque moderne ou bien la poétique des ruines s’articulent autour de cet entrecroisement du passé récent et du passé lointain ou plutôt celui du passé et du présent. La littérature met en œuvre ce type de filiations entre les textes et entre les auteurs comme le montre d’ailleurs Proust en rapprochant Montesquieu et Flaubert 1509 , Racine et Baudelaire 1510 . Il a raison de dire que les artistes meurent « pour que pousse […] l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendrons faire gaiement […] leur “déjeuner sur l’herbe”.  1511  » L’abondante descendance de l’œuvre proustienne dans la littérature confirme l’importance de cette communication entre passé, présent et futur 1512 .

Si la littérature réaliste est critiquée par Proust, c’est qu’elle « coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé, dont les choses gardaient l’essence, et l’avenir où elles nous incitent à la goûter de nouveau.  1513  » La communication entre passé, présent et futur, c’est ce que Proust cherche dans l’art. Et, significativement, le narrateur se demande si ses lecteurs se réunissent dans sa cathédrale littéraire, ou, si, comme un monument druidique dans une île isolée, son livre est délaissé dans l’oubli 1514 . Le vœu est exaucé, le livre proustien reste toujours à notre chevet, Proust, nous accueille, avec courtoisie et humour. L’envie de déchiffrer les multiples entrecroisements temporels de l’univers romanesque de la Recherche nous guide dans son exploration.

Notes
1503.

« L’image proustienne », op. cit., p. 149, déjà cité.

1504.

Dans cette perspective, le thème de l’allégorie de l’histoire importe, car l’allégorie peut être définie comme quelque chose qui a perdu le sens originel. À ce sujet, Robert Kahn a démontré combien le problème du langage est lié au fond à celui de l’histoire chez Proust ainsi que chez Walter Benjamin (Images, passage : Marcel Proust et Walter Benjamin, op. cit., voir en particulier le chapitre IV, « Le Côté “Benjamin” de Marcel Proust », p. 155-217).

1505.

Cf. Jonathan Paul Murphy, « Proust and Michelet : intertextuality as aegis », in French Studies, Oxford University Press, n˚ 53, avril 1999, p. 417-429.

1506.

Le temps sensible. Proust et l’expérience littéraire, op. cit., p. 201.

1507.

« Je sentais que je n’aurais pas à m’embarrasser des diverses théories littéraires qui m’avaient un moment troublé […] » (TR, p. 460). Il s’agit ici en particulier de la théorie socialiste, développée durant l’affaire Dreyfus.

1508.

« Julien Green », in Œuvres, op. cit., t. II, p. 178. Il faut dire que Green se présente, aux yeux de Benjamin, comme un écrivain qui puise son inspiration dans l’idée de la « passio » (en latin) en tant que « lien entre souffrance et passion » (ibid., p. 170-171), et comme un auteur tragique comparable à Sophocle.

1509.

Voir « À propos du “style” de Flaubert », in CSB (p. 587-600).

1510.

Voir [Classicisme et romantisme] et « À propos de Baudelaire », in CSB (p. 617-618 et 618-639). À ce sujet, voir également, « Racine est plus immoral » et « Mme de Cambremer, née Legrandin, ou l’avant-garde à rebours » d’Antoine Compagnon (op. cit., p. 65-107 et p. 257-298).

1511.

TR, p. 615, le texte est déjà entièrement cité.

1512.

Par exemple, en lisant Le Tramway, le dernier roman de Claude Simon, cette enfance évoquée dans un hôpital, écrit certainement avec un pressentiment de l’approche de la mort, nous ne pouvons nous empêcher de penser à Proust.

1513.

TR, p. 463-464.

1514.

TR, p. 617-618, le texte est cité.