Discussion de l’expérience 1

L’objectif de cette étude était d’évaluer la capacité des sujets autistes à trier et produire des arrangements cohérents de séquences d’actions afin de mieux comprendre leur capacité de représentation de l’action.

Nous avons montré que les sujets autistes présentaient des difficultés spécifiques à mettre en ordre des séquences d’actions dirigées vers un but, courtes et longues, par rapport aux deux groupes contrôles. Alors que les sujets autistes ont réalisé un nombre plus important d’erreurs de séquence que les sujets normaux pour les trois types de séquences d’actions, leur performance ne différait pas de celle des sujets avec retard mental concernant les séquences d’interactions entre personnes. De plus, les sujets autistes ont eu besoin de plus de temps que les sujets normaux et avec retard mental pour arranger les actions appartenant aux séquences courtes et longues. Aucune différence n’a été retrouvée entre les trois groupes de sujets concernant les histoires physiques. Ainsi, les difficultés de mise en séquences observées chez les sujets autistes semblent liées aux actions dirigées vers un but et elles ne peuvent être expliquées par un déficit général de traitement des aspects séquentiels.

Il est important de remarquer que la performance des trois groupes de sujets n’a pas variée en fonction des conditions mélangée et non mélangée, suggérant que les erreurs de séquence ne sont pas la conséquence d’une augmentation des ressources attentionnelles et de mémoire de travail puisqu’elles ont été minimisées dans la condition non mélangée.

Les sujets autistes ont donc réalisé un nombre plus important d’erreurs sur les séquences d’actions courtes et à un moindre degré sur les séquences d’actions longues, par rapport aux autres types de séquences. Ainsi plus les séquences impliquaient la connaissance de la fonction d’objets familiers et des actions associées à leur utilisation, plus les sujets autistes réalisaient des erreurs. Des difficultés similaires ont été observées chez des patients avec apraxie idéatoire . Par ailleurs, ce résultat est en accord avec les données cliniques et expérimentales qui mettent en évidence des troubles dans l’utilisation d’objets et dans l’imitation d’actions chez les enfants autistes. Il est vrai que l’imitation d’actions avec des objets est moins sévèrement atteinte que l’imitation de gestes symboliques ou non symboliques . Toutefois, il n’est pas exclu que les enfants autistes soient aidés par des programmes moteurs plus automatisés ou par l’affordance des objets dans les tâches d’imitation d’actions. Ainsi, Hammes et Langdell ont montré que les enfants autistes avaient tendance à réaliser l’action habituellement associée à l’objet plutôt que d’imiter l’action réalisée par l’expérimentateur (pouvant suggérer une certaine forme de comportement d’utilisation tel qu’observé chez les patients avec lésion frontale). Or selon Jeannerod , les comportements d’utilisation « traduisent l’asservissement du sujet aux affordances présentes dans l’environnement ; ils donnent en somme une image de ce que serait la vie sans représentations, où l’action serait guidée par les seuls événements du monde extérieur et par les affordances extraites de l’environnement. Chez le sujet normal, heureusement, les lobes frontaux jouent leur rôle normal qui consiste à participer à la construction de représentations et de plans d’action à long terme et à inhiber les réponses aux événements intercurrents et sans rapport avec le but à atteindre ».

Selon la conception de Shallice, les séquences d’actions de la vie quotidienne et centrées sur les objets sont censées être plus automatisées car plus familières et donc moins sous la dépendance du fonctionnement frontal. Cependant, contrairement à l’exécution d’actions, une tâche d’arrangement implique de rechercher activement en mémoire des représentations d’action et de les rendre conscientes afin d’analyser leur organisation séquentielle. Lors de l’exécution, la présence d’objets réels permet de nombreuses activations “bottom-up” supplémentaires qui facilitent l’organisation séquentielle. Allain et Le Gall (2004) ont ainsi montré que les patients avec lésion frontale ne réalisaient pas le même type d’erreurs en exécution et en arrangement de scripts. Les patients faisaient beaucoup d’erreurs de séquence et d’omissions dans la tâche d’arrangement. Dans la tâche d’exécution, la fréquence des erreurs de séquence diminuait alors que les patients commettaient nettement plus d’additions d’actions, d’attitudes de dépendance et de manifestations comportementales. Il va de soi qu’en exécution une erreur de séquence peut immédiatement conduire à l’impossibilité de poursuivre l’exécution de la tâche ce qui n’est pas le cas en arrangement ou en génération.

Nous pensons que les processus de recherche active en mémoire et d’activation de ces représentations dans un contexte qui n’est pas celui de l’exécution de l’action (activation “off-line”) sont des processus complexes qui impliquent le système attentionnel de supervision donc le cortex frontal. Par exemple, si nous vous demandons de décrire, dans l’ordre et le plus précisément possible, toutes les étapes nécessaires pour faire un créneau avec votre voiture : même si vous exécutez cette activité plusieurs fois pas jour depuis plusieurs années, il vous faudra un certain temps pour rechercher en mémoire les différentes étapes nécessaires à la réalisation de l’activité, pour maintenir ces étapes en mémoire de travail et pour mettre dans le bon ordre ces étapes. Certains passeront même par le mime des gestes nécessaires à la réalisation de l’activité afin de faciliter l’activation des représentations.

Un autre résultat de notre étude est que les sujets autistes faisaient très peu d’erreurs de fusion et n’avaient pas besoin de plus de temps que les sujets contrôles pour regrouper les images appartenant à chaque séquence et cela quel que soit le type de séquences (courte, longue, interaction et physique). Ils étaient donc capables d’identifier les images appropriées et de les intégrer dans leur contexte approprié. De plus, ils n’ont pas montré de trouble particulier pour décrire verbalement les actions représentées sur les images ou pour identifier le but de chaque séquence. Ces résultats peuvent suggérer que les sujets autistes possèdent une représentation du but et des sous-buts intacte, alors que les processus d’analyse des relations temporelles entre sous-buts et but sont perturbés. Cette hypothèse est renforcée par l’observation d’un nombre plus important d’erreurs de séquence au milieu de la séquence. Un trouble dans la détection du but aurait pu entraîner davantage d’erreurs en fin de séquence.

En d’autres termes, les sujets autistes n’auraient pas de difficulté pour catégoriser les actions c’est-à-dire pour respecter les liens sémantiques entre les actions, alors que les traitements de nature syntaxique seraient déficitaires. Chez les patients frontaux, des difficultés ont été rapportées tant sur les aspects syntaxiques (organisation séquentielle) que sur les aspects sémantiques (organisation catégorielle), bien qu’il semble que la gestion de la dimension sémantique soit préservée pour les actions ayant un fort contenu sémantique . Par ailleurs, des dissociations entre capacité à produire des arrangements temporellement cohérents et capacité à écarter des actions non pertinentes ont pu être observées chez des patients frontaux suggérant une certaine autonomie entre ces deux processus, d’autant plus qu’ils seraient sous-tendus par des circuits neuronaux distincts au sein du lobe frontal. Le déficit de traitement séquentiel serait lié à des lésions frontales dorsolatérales et le déficit de gestion des distracteurs à des lésions frontales orbitaires .

D’autres études sont néanmoins nécessaires avant de pouvoir exclure une perturbation de la composante sémantique des scripts dans l’autisme. L’utilisation d’un matériel visuel a pu simplifier la catégorisation des différentes actions, certains sujets expliquant clairement trier les cartes en fonction d’un ou plusieurs indices visuels (objets, contexte, etc.). En outre, les actions représentées étaient certainement les plus centrales et donc les plus distinctives pour chaque séquence, limitant dès lors les confusions possibles. Il pourrait être intéressant d’évaluer la performance de sujets autistes dans une tâche de catégorisation de scripts en faisant varier le niveau de centralité et de distinctivité des composants et en ajoutant des distracteurs sémantiques pertinents.

Les résultats de note étude apparaissent en contradiction avec ceux obtenus dans l’étude de Baron-Cohen, Leslie, & Frith . Dans cette étude, les enfants autistes étaient capables d’arranger des séquences d’actions routinières et familières et des séquences d’interactions entre personnes, alors qu’ils avaient des difficultés importantes pour mettre en ordre des séquences impliquant l’attribution d’états mentaux complexes. Cependant, le nombre de séquences présentées était limité (trois à six par condition) et les sujets avaient seulement trois événements à mettre en ordre, la première image étant placée par l’expérimentateur. Cette procédure a pu sensiblement réduire le nombre possible d’erreurs de séquence. Par ailleurs, dans l’étude de Baron-Cohen et al. (1986), les enfants autistes avaient des âges mentaux (verbal et non verbal) supérieurs à ceux des deux groupes contrôles. Ainsi le niveau mental des sujets normaux et avec retard mental pourrait expliquer, du moins en partie, leur faible performance dans l’arrangement des séquences n’impliquant pas la théorie de l’esprit.

Comme nous n’avons pas inclus de séquences impliquant des états mentaux complexes dans notre étude, nous pouvons difficilement pousser plus loin nos interprétations sur ce point. Pourtant, nous notons que les résultats de l’étude de Baron-Cohen et collaborateurs n’ont pas été reproduits dans deux études utilisant pourtant le même matériel et la même procédure. Oswald et Ollendick n’ont ainsi pas retrouvé de différence entre enfants autistes et avec retard mental pour les séquences de théorie de l’esprit. Les résultats pour les autres types de séquence n’ont malheureusement pas été décrits. Ozonoff et al. ont montré que les enfants autistes avaient des difficultés d’arrangement des séquences d’événements physiques et des séquences d’actions mais ne différaient pas des enfants avec retard mental pour les séquences de théorie de l’esprit.

En fait, les enfants avec retard mental réalisaient bien toutes les séquences (entre 5,3 et 6 bonnes réponses sur 6), et particulièrement les séquences d’événements physiques (6 bonnes réponses sur 6), excepté les séquences de théorie de l’esprit (3,9 sur 6). En revanche, les autistes réalisaient peu d’erreurs pour les séquences physiques (5,61 et 5,26 sur 6) mais avaient des difficultés pour les séquences d’actions et les séquences de théorie de l’esprit. Ainsi la différence entre enfants autistes et avec retard mental sur les événements physiques semble plutôt liées à la très bonne performance des enfants avec retard mental pour ce type de séquences (effet plafond).

Selon Baron-Cohen (1995), les résultats de leur étude permettent de conclure que le détecteur d’intentionnalité fonctionne normalement chez les enfants autistes, tandis que le module de théorie de l’esprit est spécifiquement altéré. En revanche, nos résultats mettent en évidence un déficit dans la formation de relations causales entre les actions pouvant suggérer une atteinte de certaines fonctions du détecteur d’intentionnalité. Certes, les sujets autistes semblent capables de distinguer l’animé (un concept proche de celui d’agentivité) ou encore d’utiliser et d’identifier des états mentaux volitionnels, mais ils ont des difficultés à décrire et analyser les actions dirigées vers un but . Nous rappelons qu’il ne s’agit certainement pas d’un trouble général de la compréhension de la causalité, mais d’un trouble spécifique de la compréhension des actions dirigées vers un but.

Nous allons examiner dans une deuxième étude si un tel déficit de représentation de l’action est également observé au niveau de l’encodage perceptif des actions.