Représentation de l’action : nature du déficit dans l’autisme

Dans les deux expériences présentées, les sujets autistes se montrent capables d’identifier les buts et principaux sous-buts d’une action ou du moins les actions les plus centrales. Ils peuvent déterminer le début et la fin d’une séquence. Ils sont capables de retrouver les différents composants d’une action et de segmenter une action en ses principales étapes. Toutefois, nous avons testé leurs capacités uniquement sur des séquences relativement courtes et familières. Il pourrait être intéressant d’évaluer la capacité d’organisation des sujets autistes pour des séquences plus longues (plus de 5 actions à mettre dans l’ordre ou des séquences vidéo de plus de 2 minutes) et incluant des actions distractrices sémantiquement proches et en leur demandant par exemple d’isoler l’action la plus importante de chaque scène. Selon Corson , les aspects de centralité (importance de l’action par rapport au but) et de distinctivité (spécificité des actions par rapport au script) constitueraient le noyau dur, le cœur sémantique du script.

En revanche, les sujets autistes présentent un déficit dans l’analyse et le traitement des séquences d’actions à un niveau plus fin, plus précis : ils ont des difficultés à identifier toutes les étapes nécessaires à la réalisation du but ou des sous-buts (expérience 2) et à organiser de façon séquentielle ces différentes étapes (expérience 1).

Searle distingue deux formes d’intentions : l’intention préalable et l’intention en action. L’intention préalable concerne des actions dont le but est complexe et à long terme, c’est-à-dire des actions comportant plusieurs étapes ou des actions dirigées vers des buts absents ou abstraits. Les intentions en action sont dirigées vers un but immédiatement accessible et guident des actions brèves, en une étape, elles-mêmes englobées dans un plan d’actions plus large. Par exemple, nous pouvons considérer l’intention préalable de boire un café. Celle-ci implique plusieurs étapes comme prendre une pièce, aller à la machine à café, mettre la pièce, appuyer sur le bouton approprié, etc. Chacune de ces étapes implique une intention en action plus locale guidant la réalisation des mouvements nécessaires à l’accomplissement des étapes. D’après les résultats de nos études, les enfants autistes semblent capables de détecter l’intention préalable mais ils présentent des difficultés à identifier les intentions en action et à les coordonner en fonction de l’intention préalable.

Selon la théorie de la cohérence centrale, nous aurions pu nous attendre à un profil de performance inversé c’est-à-dire à des difficultés plus marquées au niveau de la structure hiérarchique globale. Néanmoins, Happé et Frith considèrent que l’arrangement de schémas d’événements implique non pas des processus de cohérence centrale mais une sorte de cohérence locale, une cohérence intra-domaine, un processus de liaison item par item. En outre, au-delà d’un simple regroupement des informations locales à un niveau d’intégration plus complexe, nous considérons que l’organisation hiérarchique de l’action repose sur des mécanismes de toute autre nature et en lien avec la représentation de l’action. L’activité d’arrangement est guidée par la représentation de l’action et dès lors la mise en relation des constituants de l’action implique un traitement des liens temporels et causaux en vu de l’accomplissement d’un but donné.

Ainsi l’ensemble de nos résultats conforte l’hypothèse d’un trouble de la représentation de l’action chez les sujets autistes.

Nous avons déjà évoqué que ce trouble n’était pas totalement similaire à celui observé chez les patients adultes fronto-lésés. Cet écart peut être la conséquence d’une perturbation de régions frontales différentes. Dans la tâche d’arrangement de scripts, les autistes présentent essentiellement un déficit du traitement séquentiel comme les patients avec lésion frontale dorsolatérale, alors que des lésions plus orbitaires ne perturbent pas ce type de traitement.

Les différences de performance peuvent également être liées au moment de survenue de la perturbation. L’autisme est un trouble du développement, c’est donc la formation des fonctions cognitives qui est atteinte. Dès le plus jeune âge, les enfants autistes agissent moins, explorent moins et prennent moins d’initiatives dans leur environnement : leur répertoire d’actions est plus pauvre et utilisé de manière moins efficace. En revanche, les patients avec lésion frontale présentent des perturbations cognitives suite à une période de développement normal : leurs représentations d’action se sont construites normalement mais l’atteinte frontale entraîne une dégradation de la structure de ces représentations et des troubles dans leur utilisation.

Dans ce cadre, il nous semble pertinent d’explorer les mécanismes de représentation de l’action chez des enfants présentant une lésion frontale et/ou chez des enfants TDAH afin de comparer leur profil de performances avec celui des enfants autistes. À notre connaissance une seule étude a évalué la génération de scripts chez des adolescents TDAH et a mis en évidence un nombre important d’erreurs de séquence contrastant avec une préservation de la structure sémantique des scripts . Ainsi, chez les enfants TDAH, les aspects syntaxiques semblent également plus perturbés que les aspects sémantiques.

Par ailleurs, même si nous avons pris comme modèle cérébral le fonctionnement du cortex préfrontal dans les différents composants du contrôle de l’action, nous avons conscience que la représentation de l’action inclut un réseau cérébral beaucoup plus large (avec notamment un rôle important des régions pariétales et du sillon temporal supérieur). Il n’est pas exclu que les troubles de la représentation de l’action soient la conséquence d’une perturbation frontale associée à l’atteinte d’une ou plusieurs de ces autres régions cérébrales qui peuvent varier suivant les pathologies considérées.

Nous avons proposé l’hypothèse qu’un trouble de la représentation de l’action dans l’autisme pouvait rendre compte d’une part des déficits exécutifs et d’autre part des déficits de théorie de l’esprit. Certes, nous avons mis en évidence un trouble de la représentation de l’action mais nous n’avons pas exploré les liens possibles avec la théorie de l’esprit ou d’autres tâches de fonctions exécutives.

Nous souhaiterions reproduire les résultats obtenus avec le protocole des scripts en images en les corrélant avec les performances des sujets autistes dans différentes tâches de planification, d’imitation et d’exécution de gestes et d’actions. Nous avons déjà souligné que, chez les patients avec lésion frontale, l’exécution de scripts n’entraînait pas nécessairement le même type d’erreurs que l’arrangement et la génération de scripts. Par ailleurs, il semble que l’exécution soit plus sensible aux troubles de planification que la génération de scripts : le surcroît de stimulation occasionné par la mise en situation d’exécution démultiplie le nombre de choix d’actions à effectuer et de décisions à prendre .

Dans nos deux expériences, les sujets autistes ont relativement bien réussi les tâches de théorie de l’esprit mais les tâches utilisées ne sont peut-être pas les plus sensibles au regard de l’âge et de l’âge mental verbal des sujets. En effet, pour les tâches que nous avons utilisées, Happé a montré que la réussite des enfants autistes dépendait de leur âge mental verbal. Avant 6 ans d’âge mental verbal, tous les enfants autistes sont en échec, vers 9 ans d’âge mental verbal, les enfants autistes ont 50 % de chance de réussir les deux tâches et au-delà de 11 ans d’âge mental verbal tous les enfants autistes réussissent les deux tâches. Il est donc possible que les sujets autistes que nous avons testés dans nos deux études réussissent relativement bien les épreuves de théorie de l’esprit du fait de leur âge chronologique avancé et d’un niveau verbal suffisant.

D’autre part, dans nos deux expériences, nous avons délibérément choisi des sujets autistes présentant un niveau de compréhension verbale suffisant pour comprendre les consignes des tâches expérimentales. Enfin, tous les sujets testés bénéficient de prises en charge pluridisciplinaires, dont certaines ont pour objectif de développer les capacités de mentalisation.