Différents niveaux de représentation de l’action

Comme nous l’avons préalablement esquissé, il existe une organisation hiérarchique de l’action, c’est-à-dire que la représentation de l’action est distribuée à plusieurs niveaux. Nous allons examiner les capacités de représentation des sujets autistes pour ces différents niveaux.

Représentations d’action centrées sur les objets ou représentations motrices

Considérons les actions simples orientées vers un objet, comme le fait de saisir un objet avec la main. Cette action peut se subdiviser en schémas élémentaires (approche de la main, pince digitale, orientation de la main par rapport à l’objet, etc.). Ces schémas élémentaires sont assemblés et guidés par un schéma d’un ordre hiérarchique plus élevé qui représente la posture finale de la main, lui-même guidé par la représentation du but, l’intention même de l’agent.

Selon Jeannerod , la représentation motrice est composée d’une représentation du corps en action et d’une représentation des buts de l’action. Cette dernière inclut des informations sur l’objet sur lequel l’action est dirigée et sur l’état final de l’organisme une fois le but accompli. En d’autres termes, la représentation motrice encode non seulement les propriétés du système moteur central et périphérique, mais aussi les propriétés des objets utiles à l’action : la forme et la taille de l’objet, le poids présumé de l’objet, etc. Jeannerod a utilisé le terme de représentation pragmatique pour qualifier ce mode de représentation centré sur les objets et déterminant comment agir avec lui. Les attributs des objets sont ainsi traités dans une représentation pragmatique comme des affordances, activant certains schémas moteurs.

Nous avons déjà souligné que les enfants autistes présentent de nombreuses perturbations du mouvement, et plus particulièrement du mouvement dirigé vers un but, pouvant suggérer une atteinte des représentations motrices.

Les difficultés d’anticipation motrice rapportées chez des enfants autistes dans une tâche de soulèvement d’objet peuvent être interprétées comme une atteinte de la construction des représentations sensorimotrices .

Dans une tâche de saisie d’objet, Mari et al. ont montré que les enfants autistes avaient des difficultés à coordonner les programmes moteurs des mouvements d’atteinte et de saisie de l’objet. Néanmoins ils étaient capables de réguler les paramètres de chacun de ces mouvements, suggérant que certaines propriétés visuelles des objets étaient encodées correctement.

Il est possible que certains paramètres du geste soient correctement traités quand le but est de saisir l’objet, mais qu’en est-il quand cette saisie est guidée par un but d’ordre supérieur ? Par exemple, la saisie d’un crayon ne sera pas la même si le but est de tracer un trait sur une feuille ou bien de jeter ce crayon le plus loin possible droit devant soi. Jeannerod rapporte une étude réalisée par Ron Marteniuk en 1987 qui consistait à demander aux sujets, dont les mouvements du bras étaient enregistrés, de saisir un jeton et de le placer soit dans un logement étroit soit dans une boîte de plus grande taille. Les résultats de l’analyse cinématique du mouvement d’atteinte et de saisie ont montré une différence en relation avec le but final de l’action.

Hughes a demandé à des enfants autistes, avec retard mental et normaux, de saisir une barre et de la placer dans un disque. Suivant l’extrémité de la barre à placer dans le disque, les sujets devaient saisir la barre de manière différente afin de réaliser le geste de façon confortable. Les résultats ont montré que les enfants autistes ne planifiaient pas correctement la saisie avant de placer l’objet (ils réalisaient toujours la même saisie) et qu’ils n’adaptaient pas leur mouvement en cas de position inconfortable (malgré la réalisation de plusieurs essais, ils ne changeaient pas de stratégie). Malheureusement les paramètres du geste de saisie n’ont pas été mesurés dans cette tâche.

Ces données suggèrent que certaines propriétés visuelles de l’objet pourraient activer automatiquement et correctement certains schémas moteurs mais est-ce que pour autant la représentation de la fonction de l’objet est suffisamment élaborée pour guider une action dirigée vers un but ? La saisie de l’objet peut être correcte mais la saisie pour une action précise pourrait être perturbée. D’autres études évaluant les paramètres du mouvement sont nécessaires afin de mieux comprendre la construction des représentations motrices chez les enfants autistes.

Par ailleurs, il pourrait être intéressant d’étudier cette question de l’affordance pour la catégorie particulière d’objets que sont les outils. En effet, les paramètres des mouvements sont généralement mesurés dans des tâches de saisie ou de soulèvement d’objets tels que des barres ou des cubes, c’est-à-dire des objets qui n’ont pas de fonction particulière. Selon Jeannerod , un outil est un objet possédant une signification « pragmatique » et son utilisation est contrainte par la représentation de l’action correspondante. Un sujet ne peut utiliser correctement un outil tant qu’il n’a pas appris à utiliser cet outil, tant qu’il n’a pas encodé une représentation des actions nécessaires à la manipulation de l’outil. Chez l’enfant, l’utilisation correcte d’un crayon ou de ciseaux repose obligatoirement sur l’apprentissage des actions nécessaires à leur manipulation.

Une étude en cours de réalisation dans notre équipe a pour objectif d’évaluer la capacité d’enfants autistes à prédire la fin d’une séquence d’action pour trois types de séquences : (a) des gestes de saisie d’objets, d’outils, comme prendre un couteau ; (b) des actions simples d’utilisation d’objets comme couper du pain ; (c) des actions plus longues et complexes comme préparer un sandwich. Plusieurs réponses possibles étaient proposées. Pour les gestes de saisie, en plus de la saisie correcte, les sujets pouvaient choisir une réponse montrant une saisie aberrante, une autre montrant une mauvaise orientation du geste de saisie et une dernière où l’objet était saisi comme un autre objet. Pour les deux autres types de séquences, les réponses distractrices comportaient soit une finalité aberrante, soit une erreur chronologique (action qui appartient au script mais qui n’est pas la suite logique de la séquence), soit une finalité possible mais peu probable au vu du contexte global.

Les résultats préliminaires montrent que les enfants autistes ont des difficultés de prédiction pour tous les niveaux considérés même pour les gestes de saisie. Alors que des erreurs chronologiques sont observées pour les actions simples et complexes, la prédiction de la fin des gestes de saisie comporte essentiellement des erreurs sur l’orientation de la préhension de l’objet. Sur le plan qualitatif nous avons remarqué que les erreurs d’orientation sont observées chez les enfants autistes les plus jeunes. Les plus âgés réalisent moins d’erreurs, mais ils miment la prise de l’objet avant de répondre correctement (comme s’ils ne pouvaient pas activer automatiquement une représentation correcte de ce geste).

En résumé, il semble que les enfants autistes, ou au moins un sous-groupe d’enfants autistes, présentent des difficultés dès le niveau des représentations motrices mais d’autres études sont nécessaires afin de mieux comprendre la nature du déficit : est-ce un défaut dans la construction des représentations motrices, un trouble dans la réactualisation de ces représentations en fonction des informations proprioceptives ou un trouble dans la coordination de plusieurs programmes moteurs et/ou l’intégration de ces représentations en une représentation d’actions plus complexe ?