Représentations partagées

Le concept de représentation d’action peut s’étendre, au-delà de la représentation de nos propres actions, à celle d’actions exécutées par autrui. L’expression « représentation partagée » signifie que la même action peut être représentée simultanément par celui qui l’exécute (ou qui a l’intention de l’exécuter) et par celui qui l’observe (ou qui cherche à en déchiffrer le contenu).

Nous avons cité un certain nombre de travaux en psychologie cognitive et en neuropsychologie suggérant que les mêmes processus de représentation de l’action guident la perception des actions d’autrui, la perception de ses propres actions et la réalisation de ses propres actions. Au niveau neurobiologique, la découverte des neurones miroirs qui s’activent quand le sujet exécute, observe, imite ou simule mentalement une même action, a renforcé cette hypothèse d’une équivalence entre les représentations motrices propres au sujet et les représentations motrices d’autrui. Selon Georgieff , « l’existence des neurones miroirs et la notion de représentation partagée suggèrent un système de représentation d’action assurant de manière identique l’encodage des actions de soi et d’autrui, qui peut être activé par la voie endogène (l’engagement intentionnel d’une action ou de sa seule représentation) comme exogène (par la seule perception d’actes), et qui constitue une interface entre l’individu et autrui ».

Les représentations partagées seraient impliquées dans de nombreuses activités cognitives telles que la compréhension de l’action d’autrui, l’imitation et l’apprentissage de nouveaux comportements mais également dans la compréhension du langage et la mentalisation.

La représentation activée chez l’observateur lui permettrait de comprendre l’action réalisée par autrui en accédant au but de l’action et aux moyens nécessaires à l’accomplissement du but ainsi qu’aux conséquences de l’action. Un tel processus serait également utilisé dans les activités d’imitation nécessitant une compréhension du but de l’action. Cependant il est possible de reproduire une action sans en saisir le but. Dans ce cas-là, comme dans l’apprentissage de nouveaux comportements moteurs, c’est l’observation de l’action d’autrui qui crée chez l’observateur une représentation de cette action : cette représentation pouvant par la suite faciliter et guider l’exécution de la même action par l’observateur.

Par ailleurs, Rizzolatti et Arbib ont suggéré que le système miroir pourrait constituer le mécanisme neurophysiologique à partir duquel le langage a évolué. Cette hypothèse est basée sur le fait que le système miroir crée un lien entre celui qui envoie un message et celui qui le reçoit. D’autre part, elle souligne l’importance du geste, de la communication gestuelle, dans l’évolution du langage.

Enfin pour Gallese et Goldman , le système miroir serait un précurseur de la capacité de théorie de l’esprit. La compréhension des actions n’impliquerait peut-être pas une compréhension précise des états mentaux complexes telles que les croyances, mais elle constituerait au moins une étape indispensable au développement d’une capacité de théorie de l’esprit. Le système miroir permettrait à l’observateur de s’engager dans un processus de simulation qui lui donnerait accès à la représentation du but, donc à l’intention de celui qui exécute l’action. Cependant comme le soulignent Jacob et Jeannerod , la simulation de l’action perçue permettrait à l’observateur de se représenter l’intention en action de l’agent mais pas l’intention préalable, plus complexe et haut niveau et donc encore moins de se représenter une « intention sociale » (définie comme l’intention d’agir ou plutôt d’interagir avec un autre individu).

Même s’il est légitime de se demander jusqu’où il est possible d’appliquer le modèle de la simulation et des neurones miroirs, il est intéressant de noter qu’un mécanisme similaire serait impliqué dans notre capacité à comprendre les états émotionnels des autres. La perception d’une expression émotionnelle provoquerait chez l’observateur l’activation des représentations motrices correspondant à la formation de cette expression, qui à leur tour provoqueraient l’évocation de l’émotion perçue .

Revenons maintenant à l’autisme. Nous avons essayé de montrer que les sujets autistes présentaient un trouble de la représentation de l’action pouvant perturber tant la représentation de ses propres actions que la représentation des actions d’autrui (trouble de la perception du mouvement et de l’action d’autrui). Si d’autres études sont nécessaires afin de mieux comprendre les atteintes possibles de la représentation de l’action dans l’autisme, il est dès à présent tentant de supposer une perturbation des représentations partagées dans cette pathologie. Une telle perturbation pourrait en effet rendre compte tant des difficultés exécutives et de la régulation de l’action que des difficultés au niveau du langage et de la théorie de l’esprit .

Trois études récentes utilisant différentes techniques électrophysiologiques ont rapporté des anomalies chez des adultes autistes et Asperger dans les régions sous-tendant normalement le système miroir dans des tâches d’imitation d’actions et d’observation d’actions . Une étude en IRMf a mis en évidence une moindre activation des neurones miroirs dans la région frontale inférieure à la fois dans une tâche d’observation et d’imitation d’expressions faciales . Nishitani et al. montraient également des anomalies dans la région frontale inférieure dans une tâche d’imitation de mouvements orofaciaux.

Ces résultats sont intéressants mais d’autres études sont nécessaires afin d’examiner si le système miroir est normalement activé ou non à la fois lors de l’exécution d’actions et lors de l’observation, l’imitation et la simulation d’actions. A priori, l’observation et l’imitation d’actions chez les autistes n’activent pas correctement les régions sous-tendant les représentations des actions d’autrui. Pour autant, est-ce que la réalisation d’actions active correctement les régions sous-tendant les représentations motrices internes ? Est-ce que les zones cérébrales activées pendant l’exécution, la simulation et l’observation de l’action se superposent de la même façon chez les autistes et chez les sujets normaux ? Est-ce que l’atteinte du système miroir reflète une mauvaise organisation des représentations et/ou un manque de communauté entre représentation d’action de soi et représentation d’action d’autrui ?

Ainsi d’autres explorations doivent être réalisées avant de pouvoir conclure à un déficit du système miroir et des représentations partagées dans l’autisme, d’autant plus que quelques études comportementales ne confortent pas une telle hypothèse.

Sebanz, Knoblich, Stumpf et Prinz ont réalisé une étude auprès d’enfants autistes afin d’évaluer si la perception des actions réalisées par autrui pouvait influencer l’exécution de nos propres actions. Sur un écran d’ordinateur est présentée une main dont l’index est pointé soit vers la droite soit vers la gauche. Cet index porte un anneau soit rouge soit vert. Dans une première condition, la tâche du sujet consiste à appuyer sur le bouton droit si l’anneau est vert et sur le bouton gauche si l’anneau est rouge et donc d’ignorer l’information directionnelle donnée par l’index. Dans une deuxième condition, deux sujets réalisent la tâche ensemble en ayant pour consigne d’ignorer l’action de la personne assise à leur côté. L’un des participants a pour consigne de répondre à la couleur, l’autre à la direction de l’index. Les temps de réaction des sujets sont normalement plus rapides lorsque la direction de leur réponse est congruente avec celle de leur voisin, et plus lente lorsqu’elle est non congruente. Le même effet est observé chez les adultes autistes suggérant qu’ils forment une représentation de l’action de leur voisin même si celle-ci interfère avec leur propre performance.

Grezes et De Gelder cite une autre étude montrant que le phénomène de contagion automatique d’une expression faciale est observé chez des sujets adultes autistes.

Par ailleurs, bien qu’il soit admis que les sujets autistes présentent des difficultés importantes d’imitation, Nadel souligne que toutes les évaluations se font à partir de tâches d’imitation induites peu motivantes pour l’enfant et qui sollicitent donc la mise en jeu de fonctions exécutives que l’on sait déficientes dans l’autisme. Lorsque, au contraire, on produit devant un enfant autiste, sans rien lui demander, des activités attractives et de niveaux de complexité divers, il est très fréquent de le voir imiter spontanément.

En outre une des questions posées par ce concept de représentations partagées est celle de l’agentivité, c’est-à-dire comment le sujet peut distinguer la représentation interne de ses propres actions de la représentation des actions d’autrui ?

En effet, les représentations partagées renvoient à une communauté des processus entre représentation interne et représentation d’autrui. Mais les activations cérébrales observées pendant l’exécution et l’observation d’une action ne se superposent que partiellement. Ainsi les neurones miroirs ne rempliraient qu’une propriété des représentations partagées : ils peuvent rendre compte de la compréhension de l’action mais pas de la différenciation entre actions propres et actions d’autrui. Un autre mécanisme serait nécessaire pour l’attribution d’action . Alors que ce mécanisme semble perturbé chez les patients schizophrènes, quelques données ont montré que les sujets autistes seraient capables de distinguer et de se rappeler les actions réalisées par soi-même et par autrui .

Nadel rapporte une étude où dès 18 mois d’âge de développement, les enfants autistes sont capables d’imiter au moins quelques actions simples avec un objet familier et ils manifestent tous une reconnaissance d’être imité. Cela signifie que les enfants autistes sont capables d’attribuer à eux-mêmes l’origine des actions des autres. Pour Nadel, « un premier pas vers la reconnaissance de sa propre agentivité (c’est-à-dire du sentiment d’être l’auteur et le responsable de ses actions) est de discriminer entre les perceptions dont sa propre action est la cause et les perceptions causées par l’extérieur (et notamment par les autres agents ».