Le pèlerin, figure emblématique de toute religion, dont l’origine se perd dans les profondeurs de l’Histoire, n’entreprend son voyage en direction d’un lieu sacré que sur la volonté de Dieu, sur cet appel pour un ailleurs qui sera une renaissance, une purification, mais également un temps de profonde pénitence avant d’atteindre le lieu saint.
‘Pèlerin : pérégrinus, étranger’ ‘De pereger, partir pour un pays lointain ;’ ‘De per, au-delà, et de ager, champ. 1 ’L’histoire du pèlerinage se résume en cette définition, d’un départ pour un ailleurs, quitter sa « terre de naissance » pour la « terre des origines », devenir un étranger errant le long des routes empruntées.
Jean Chélini et Henry Branthomme mettent en avant trois éléments constitutifs du pèlerinage :
« Le premier élément, c’est de toute évidence le pèlerin lui-même, pétri de corps et d’âme, qu’il soit homme ou femme, en groupe ou isolé.
Le pèlerin sait qu’il devra cheminer au physique et au moral sur une route qui n’est pas celle de tous les jours. Cette route, sera « rupture », c’est le sens original du mot, par rapport à ce qu’il vit d’ordinaire (…). La route avec tout ce qu’elle comporte d’imprévus, de chances et de risques, tel est le second élément du pèlerinage.
Quant au troisième, c’est naturellement le lieu saint vers lequel on se dirige et où se prépare l’accueil » 2 .
Pour sa part, Alphonse Dupront repère quatre significations :
« La route d’abord : cette réalité complexe que notre vocable « pèlerinage » semble naturellement comporter, on la retrouve avec le hadjdj islamique, dans l’acception de « se diriger vers » la maison de Dieu sur terre, et dans les mots des vocabulaires chinois ou japonais qui désignent le pèlerinage et dont les contenus expriment voyage, circuits ou cheminement – donc une vie et une épreuve de l’espace. En second lieu, dans nombre de cultures orientales et extrême-orientales, le vocabulaire définit le pèlerinage par le rite qui doit être accompli au terme du voyage.
(…)Le pèlerin est l’homme qui passe et il est de soi, en soi, étranger. Etranger aussi pour l’espace humain qu’il traverse et où il doit assumer cette « étrangéité », qui n’est plus de sa condition propre, mais qui lui imposent ceux qui le regardent cheminer. (…) D’où, dans les siècles du Moyen Age, cette peregrinatio ascetica, qui est, dans l’expérience monastique, création résolue d’étrangéité, telle une naissance de l’autre sur les chemins.
(…) Le quatrième aspect de la réalité du pèlerinage est celui de la fête. (…) la célébration d’un acte sacré, ce temps sacré qui, plus ou moins reconnu, consacre en sous-jacence toute manifestation pèlerine » 3 .
Cette vision sémantique du pèlerinage révèle que l’acte pèlerin est une expérience singulière de la vie d’un croyant, une pénitente errance avant d’atteindre la terre sacrée, lieu de l’origine ou de la manifestation de la foi. Cet acte n’en reste pas moins centré autour de l’homme, du pèlerin, celui qui est parti loin, de l’homo viator. Cet homme, ou cette femme, va par la force de ses membres prendre la route, suivant en cela les paroles de Yahvé à Abraham :
« Quitte ton pays, tes parents et la maison de tes pères, pour le pays que je te montrerai » (Gen. XII. I.)
Le pèlerinage commence par un départ, par le libre choix d’aller vers une terre le plus souvent lointaine. Les dispositions coraniques pour le pèlerinage de la Mecque stipulent une triple liberté : « Celle de soi, qui est de posséder un esprit sain et d’être libre de son corps, ce que ne peut l’esclave ; celle de la réalisation de l’entreprise, par la possession des moyens matériels nécessaires et l’assurance prise de la sécurité des chemins ; celle enfin qui donne une observance rigoureuse des devoirs acquis envers ceux qui restent : assurer les moyens de subsistance pour la famille et partir sans laisser de dettes » 4 .
Une fois en chemin, l’une des premières caractéristiques du pèlerin est sa tenue qui va symboliser son entreprise au long cours. Le bourdon, la panetière, l’escarcelle, la coquille ou pour le pèlerinage à Jérusalem, la croix cousue sur les vêtements ou une feuille de palmier, sont autant de signes reconnaissables de cet étranger qui passe. Le chemin que parcourt le pèlerin va très vite représenter, surtout pour les pèlerinages majeurs, une voie sacrée, la via Dei, c’est le cas des chemins de Saint-Jacques de Compostelle, et de ceux de Terre Sainte, particulièrement au moment des croisades où des flots de croisés et non croisés prennent le chemin de Jérusalem, ce qu’Alphonse Dupront appelle l’iter hierosolymitanum ou iter Sancti Sepulchri 5 .
Ces croyants qui entreprennent ces marches au long cours, au retour incertain, à la pénitence parfois redoutable, ont des motivations multiples, qu’Alphonse Dupront classe en trois catégories :
« D’abord le recours : de ces pèlerins de l’Egypte ancienne, qui marchaient vers les lieux où trouver certains dieux puissants, aux innombrables demandes de grâces qui animent dans nos sociétés la démarche pèlerine, à travers les millénaires, le parcours pèlerin, (…), est une quête d’une « autre » puissance, celle de la santé, celle de la procréation, celle surtout de la longévité, qui peut-être aussi la bonne mort et la promesse de la vie éternelle. (…) La deuxième pulsion est plus généreusement cultuelle. Il s’agira tantôt d’honorer la face de Dieu, tantôt, avec le re’iyyah hébreu, d’« apparaître » devant Yahvé (…) ou, comme on l’entend souvent dans le langage des simples, de « visiter » la Sainte Vierge, c’est-à-dire d’aller prier devant son image. (…) le troisième ordre de motivations est celui de la mutation spirituelle. « Renouveau et réconciliation », (…), les deux aspects majeurs qui, plus ou moins consciemment, portent l’élan pèlerin : au ressourcement s’ajoute l’ouverture à l’ « autre », à cet étranger qui est en soi et sans lequel il n’y a pas communion ni avec le monde ni avec l’être » 6 .
Le pèlerinage apparaît comme un rite de nouvelle naissance, un temps de purification où l’homme se retrouve avec lui-même, en communion permanente avec Dieu et, qui rentre chez lui apaisé, ayant le doux sentiment d’avoir accompli son devoir de croyant.
L’importance du chemin que parcourt le pèlerin ne doit pas faire oublier le lieu sacré vers lequel les pas du croyant l’acheminent. La rencontre entre l’homme et l’espace sacral apparaît comme l’instant le plus intense ; il en est ainsi de la vision de Jérusalem par des pèlerins qui tombent à genoux à la vue de la Ville Sainte, et entonnent le cantique Loetatus Sum. La première visite du pèlerin dans ce lieu sacré est pour le locus sacral, lieu d’une manifestation christique, tel est le cas pour le Saint-Sépulcre, ou d’une manifestation mariale, comme la grotte de Massabielle à Lourdes.
La présence du pèlerin dans ce lieu saint est un temps à part, comme si cette proximité avec Dieu ou un saint mettait sa vie terrestre entre parenthèse, préoccupé qu’il est de jouir pleinement de cette relation, aboutissement de ce chemin de pénitence, vu comme une préparation avant la rencontre.
L’histoire du pèlerinage, phénomène continu au cours des millénaires, transcendant les nations et les religions, repose sur une quête humaine du sacré, sur un lieu qui sera la source d’une renaissance, d’une réconciliation avec soi, d’une intimité avec Dieu. L’entreprise pèlerine est en définitive cet espace de liberté que l’homme s’accorde, loin de ses obligations familiales, professionnelles ou sociétales, et le chemin qu’il va parcourir se veut la voie d’un homme libre.
Grand Larousse Encyclopédie, tome VIII, Paris, Larousse, 1963.
Jean Chélini, Henry Branthomme, Les chemins de Dieu, histoire des pèlerinages chrétiens des origines à nos jours, Paris, Hachette, 1982, p.18.
Alphonse Dupront, Pèlerinages et lieux sacrés, Encyclopaedia Universalis, XII, pp.729-734.
Ibid.
Alphonse Dupront, Le mythe des croisades, Paris, Gallimard, 1997, p.1320.
Alphonse Dupront, Pèlerinages et lieux sacrés, op, cit.