De l’oubli à la redécouverte de la Terre Sainte

Avec la prise de Saint-Jean d’Acre par les troupes du sultan des mamelouks Kélaoun s’achève, en mai 1291, la prédominance chrétienne en Terre Sainte. Il ne reste plus que les religieux franciscains de la custodie, témoins fragiles et diminués de la présence chrétienne. A partir des dernières années du XIIIe siècle, plus aucune expédition chrétienne n’atteint Jérusalem et les pèlerins individuels sont des plus rares.

Cette rareté sera d’autant plus vraie que les autorités ecclésiastiques vont s’opposer au pèlerinage de Jérusalem « afin de ne pas enrichir le trésor des Sarrasins », préférant orienter les donations pieuses vers les églises d’Occident.

Les XIVe et XVe siècles ne voient cependant pas complètement disparaître les pèlerins qui sont quelques centaines à venir d’Occident, par bateau, soit au printemps, soit à l’automne. Ils sont, une fois en Palestine, pris en charge par les Franciscains, seuls habilités à loger les pèlerins et à leur faire visiter les Lieux Saints dont ils sont les gardiens. Les conditions de transport sur mer, puis sur terre, sont des plus précaires et, pour le pèlerin solitaire, le pèlerinage au Saint-Sépulcre est un véritable acte de pénitence.

Du XVIe au début du XIXe siècle, la Palestine n’est plus visitée que par une poignée de pèlerins, les autorités ecclésiastiques ayant complètement délaissé la « terre des origines » 14 .

Lorsque Chateaubriand arrive à Jérusalem en 1806, il a l’impression d’être le premier pèlerin du siècle.

La publication de son Itinéraire de Paris à Jérusalem en 1811 devient « la Bible » de tous les pèlerins qui se rendent aux Lieux Saints dans la première moitié du siècle et qui, eux-mêmes par leurs écrits, propagent en France un « désir » de Terre Sainte.

Le XIXe siècle, période choisie pour notre étude, a une compréhension sensiblement différente du pèlerinage telle que nous l’avons défini. Les catholiques français ont oublié depuis longtemps la route des pèlerinages, d’autant plus que la France qui a engendré une révolution se déchristianise lentement.

Les quelques pèlerins « romantiques » qui se rendent en Palestine, à l’image d’Alphonse de Lamartine, diffusent dans leur pays, l’idée d’une terre qui n’a pas changé depuis les temps bibliques, vision d’un Orient originel, absent de toute souillure humaine. Ces récits d’une terre sans péché suscitent chez de nombreux occidentaux le désir de s’y rendre comme des pèlerins curieux, où la sanctification est peu présente et où la tentation est grande de transformer une marche sainte en une promenade plus ou moins hygiénique dans laquelle le but même et les conditions d’un vrai pèlerinage auraient été peu à peu oubliés.

Il en est ainsi de la mise en place de la première caravane de catholiques français en 1853. Ces pèlerins, au nombre de 40, membres des Conférences de Saint-Vincent de Paul, entreprennent un périple en Palestine qui, sous des dehors de pèlerinage, prend très vite des allures de découverte touristique. Cela reste un événement central pour notre étude car c’est la première fois depuis le XIIIe siècle que Jérusalem voit venir des pèlerinages collectifs.

Cette organisation envoie chaque année des caravanes à Jérusalem, composées principalement de catholiques fortunés dont la pénitence s’arrête aux premières collines de Judée.

En marge de cette réouverture de la Palestine aux caravanes catholiques d’Occident, la France connaît au XIXe siècle une crise d’identité religieuse, ne voyant dans la religion catholique que la religion de la majorité des français, et non plus le cœur de la société. L’instauration d’une République, faisant suite à une guerre perdue contre l’ennemi allemand et la prise de Rome par les nationalistes italiens privant le pape de ses états, provoque chez les catholiques français un trouble profond. Ainsi, le dernier quart du XIXe siècle voit apparaître une nouvelle forme de pèlerinages, que certains assimileront à des croisades pacifiques. Elles prennent l’allure d’un combat religieux, à la fois contre les ennemis de l’intérieur, les gouvernements anticléricaux, et de l’extérieur, les « schismatiques » et les « infidèles ». C’est également un combat patriotique, oeuvrant pour la défense de la France dans une Palestine en but à toutes les convoitises et dont les français sont depuis le XVIe siècle les protecteurs des catholiques.

Le point d’orgue de ces croisades pacifiques est sans conteste le pèlerinage des mille, en 1882, baptisé la IXe croisade. Pour la première fois depuis le XIIIe siècle, mille pèlerins catholiques et majoritairement français se rendent en Terre Sainte, dont les assomptionnistes, organisateurs, font le symbole d’un retour des croisés, non pas armés, mais le chapelet à la main. Cette congrégation a organisé avec succès des pèlerinages de milliers de catholiques à La Salette, Lourdes et Rome, défiant à chaque fois la République, en réclamant le retour de Dieu au cœur de la société.

La portée du premier Pèlerinage de Pénitence de 1882 a sur les Eglises locales et en particulier sur l’Eglise latine, puis sur les catholiques français en proie à un régime républicain honni, un impact immense. Il ouvre la voie à une renaissance d’un phénomène pèlerin de masse avec des caravanes françaises annuelles voire bisannuelles, puis à la fin du siècle des caravanes en provenance de la plupart des pays européens.

Le choix des pèlerinages catholiques français en Terre Sainte comme sujet de notre étude est motivé par ce retour des pèlerins à Jérusalem, par cette renaissance de la notion de croisade, à la fois religieuse et patriotique. Alphonse Dupront voit en ce terme de croisade « le retour en force de l’appellation, lentement au cours du XIXe siècle et avec une abondance notoire le XXe siècle avançant, (…). L’on est en présence d’un mot presque détaché d’une histoire, celle-ci plus ou moins ignorée ou condamnée, et qui s’enfle de vertu. Tout se passe comme si « croisade » avait pris, en sa seule réalité de signe verbal, une puissance propre de signe : autrement dit, l’un de ces mots qui, parce qu’ils nomment, créent. Mot sacral, en réalité ou en apparence » 15 .

Les assomptionnistes useront et abuseront de ce terme de croisade, mais qui aura le mérite auprès des catholiques de France, potentiels futurs pèlerins, d’éveiller en eux ce désir de rétablir par la force, non pas des armes, mais de la prière, du nombre, les droits de Dieu et du pape, aussi bien en France, qu’à Rome et en Palestine.

Le choix d’orienter nos recherches uniquement en direction des pèlerinages catholiques français répond à la fois à une exigence pratique, l’impossibilité de consulter les archives de tous les pays d’Europe, en particulier protestantes et orthodoxes, mais également par la volonté de montrer que les pèlerinages français sont les pionniers dans le retour des catholiques aux Lieux Saints, avec l’organisation pérenne de caravanes.

La venue de François René de Chateaubriand, ouvrant la voie aux « pèlerins romantiques », le retour des caravanes de pèlerins catholiques, et surtout la formidable organisation mise en place par les assomptionnistes des Pèlerinages de Pénitence, fait de ce XIXe siècle un siècle de renaissance pour les pèlerinages, d’une redécouverte de la Terre Sainte, sur fond de querelles religieuses et d’effacement de la religion du domaine public.

Le choix de 1914 comme terminus ad quem est dicté par la Première Guerre mondiale vécue, aussi bien en Europe qu’en Orient, comme une cassure et il en est ainsi pour les pèlerinages catholiques, protestants ou orthodoxes qui s’arrêtent en plein cœur de l’été 14 pour reprendre de façon modeste au cours des années 20, plus sur un modèle d’agence de voyage que de caravane pénitente.

De ce siècle de retour de « croisés pacifiques », nous avons souhaité présenter le triptyque suivant :

La montée en puissance des pèlerinages catholiques en Terre Sainte, avec le retour des pèlerins puis de caravanes pour atteindre ce qui fut présenté comme la IXe croisade, le pèlerinage des mille, de 1882.

La fin du siècle, vu comme l’âge d’or des pèlerinages à Jérusalem et plus globalement de la présence française en Palestine, avec une pérennisation des caravanes assomptionnistes, la construction de l’emblème de cette entreprise qu’est Notre-Dame de France, et le développement des congrégations françaises à Jérusalem et dans les autres villes palestiniennes.

La première cassure dans cette hégémonie des pèlerinages français en Terre Sainte apparaît en 1898 avec la venue en pèlerin de Guillaume II. Ce voyage de l’empereur allemand sonne le glas de cet âge d’or français face aux autres puissances européennes, et met en exergue d’autres aspects, comme les rivalités entre caravanes françaises, la concurrence de pèlerinages étrangers. Les dernières années avant la Grande guerre laissent l’impression d’un crépuscule des croisades catholiques françaises aux Lieux Saints.

Notes
14.

Parmi les rares récits pèlerins de cette période, on peut citer celui de Guillaume Martin, de Besançon, qui entreprend le pèlerinage aux Lieux Saints et est présent à Jérusalem en 1565. Son récit est d’autant plus intéressant qu’il détaille les préparatifs avant de partir, l’idée en particulier de régler ses affaires au cas où il ne reviendrait pas. Ce sont également des descriptions très précises de ses pérégrinations en Palestine avec la visite des différents lieux saints. Il est de retour dans sa ville natale après une année d’absence. Marie-Christine Gomez-Guéraud, Guillaume, pèlerin en Terre Sainte, Jérusalem 1565, Paris, Editions Autrement, 1999.

15.

Alphonse Dupront, Du sacré : Croisades et pèlerinages : Images et langages, Paris, Gallimard, 1987, p.28.