Les pèlerins romantiques

Quand Chateaubriand « ouvre la carrière »

« Il y a des noms de villes ou des noms d’hommes, qui, lorsqu’on les prononce dans quelque langue que ce soit, éveillent à l’instant même une si grande pensée, un si pieux souvenir, que ceux qui entendent prononcer ce nom, cédant à une puissance surnaturelle et invincible, se sentent tout près de ployer les deux genoux.

Jérusalem est un de ces noms saints pour toutes les langues humaines : le nom de Jérusalem est balbutié par les enfants, invoqué par les vieillards, cité par les historiens, chanté par les poètes, adoré par tous » 17 .

Cet extrait tiré d’Isaac Laquedem résume l’attirance que de nombreux français, catholiques ou non, ressentirent pour cette terre désolée aux extrémités de la Méditerranée. Le pèlerin de Bordeaux, dont nous avons précédemment retracé le parcours demeure l’ancêtre de ces hommes et femmes attirés par la Terre Sainte. Au début du XIXe siècle, l’épopée orientale de Napoléon Bonaparte et sa venue en 1799 en Palestine (même si elle fut un échec) ouvre de nouveau les portes de l’Orient à l’Europe.

Tout au long du XIXe siècle, les pèlerins français (les pèlerines restent une exception, surtout dans la première moitié du siècle), pour certains plus touristes ou aventuriers que catholiques fervents, restent attirés et fascinés par cette terre originelle. Lamartine évoque la Terre Sainte comme celle « dont tous les noms avaient été mille fois balbutiés par mes lèvres d’enfant, dont toutes les images avaient coloré, les premières, ma jeune et tendre imagination » 18 .

Tous ces hommes qui posent le pied sur la terre de Palestine sont déjà imprégnés de cette terre par leur culture religieuse acquise au collège ou au lycée. Ainsi pour tous ces pèlerins ou voyageurs le livre de référence reste la Bible. L’Abbé Wonner, curé à ND de Metz, pèlerin en 1852, écrit que son seul guide a été la Bible 19 . Près de 50 ans plus tôt Chateaubriand écrit dans son Itinéraire « c’est la Bible et l’Evangile à la main que l’on doit parcourir la Terre Sainte » 20 .

Cependant ce pèlerinage en Terre Sainte s’inscrit la plupart du temps dans un voyage plus global en Orient. Pour ces hommes du XIXe siècle, l’Orient signifie l’Asie Mineure, la Grèce, la Syrie, le Liban, la Palestine, l’Arabie Pétrée et l’Egypte. Rares furent ceux qui se contentèrent de la Palestine. Chateaubriand ne reste que 5 jours à Jérusalem sur un périple de 11 mois à travers l’Orient et l’Espagne. La visite de la Grèce et de l’Egypte reste par contre incontournable, ou quand le Parthénon et les pyramides de Guizèh l’emportent sur le Saint Sépulcre ! Le Liban et la Syrie restent des visites obligées, sur les pas des ancêtres croisés, et bien sûr « la capitale du monde », suivant l’expression de Napoléon Bonaparte, Istanbul, que nombreux s’évertuent à appeler Constantinople, souvenir des heures de gloire de la cité d’avant 1453.

François René de Chateaubriand reste la référence pour cette première moitié du XIXe siècle, celui qui a « ouvert la carrière ». C’est suite à la publication de son Itinéraire de Paris à Jérusalem en 1811 que de nombreux pèlerins se lancent dans l’aventure. Son récit a joué le rôle « d’excitant » 21 sur les esprits, selon l’expression de Fernande Bassan. René de Chateaubriand est en ce début de siècle un homme de lettres en pleine ascension, auteur du Génie du christianisme qui fait de lui le porte flamme de la renaissance de la religion chrétienne après les égarements de la Révolution. En 1811, la publication de son Itinéraire confirme son statut d’écrivain catholique (même si pour ses détracteurs son catholicisme ne sera jamais qu’une façade d’homme de lettres).

Les dizaines de récits de pèlerinages qui sont à notre disposition pour la première moitié du XIXe siècle permettent de définir le type de pèlerins fréquentant la Terre Sainte. Nathalie Clausse 22 a recensé 45 personnes ayant écrit leur récit de voyage entre 1820 et 1870, sur ces 45 cas, on dénombre 13 archéologues et historiens, 9 écrivains ou journalistes, 5 diplomates, 2 peintres, 2 juristes, 3 hommes politiques, 9 hommes d’Eglise, 2 professions commerciales.

Cela permet une première constatation : nous sommes en présence de l’élite de la société, capable d’entreprendre financièrement un tel voyage, de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois. L’aspect financier est déterminant pour un tel voyage au long cours, avec un coût du transport élevé, les multiples précautions à prendre dans les visites en particulier en Terre Sainte, et le fameux backshish qui est certainement le mot que les pèlerins entendront le plus tout au long du voyage.

On note une majorité d’archéologues et d’historiens s’inscrivant dans une redécouverte de l’Orient biblique. Louis Félicien de Saulcy, en 1850 puis en 1863, entreprend de nombreuses fouilles dans la région en tant qu’archéologue et assyriologue reconnu. Guillaume Rey, archéologue, fait de même en 1853. Victor Guérin visite à de nombreuses reprises le pays à partir de 1854, en tant que chargé de missions archéologiques, et publie des ouvrages sur l’histoire, la géographie et les mœurs des habitants de Palestine.

Les écrivains issus du courant romantique, à l’image de Lamartine ou Flaubert, découvrent en Orient l’inspiration de leurs futurs travaux et l’esprit d’aventure. Chateaubriand a « ouvert la voie » à de nombreux écrivains qui partent sur ces traces souvent avec l’Itinéraire comme seul guide. Le comte de Marcellus écrit que « l’Itinéraire est devenu le manuel des pèlerins, et peut tenir lieu de tout autre guide. Le chrétien, le poète, le philosophe y parlent tout à tour d’une voix sublime, et c’est encore le langage du plus exact et du plus savant des géographes » 23 .

Les hommes d’Eglise sont mus par un vrai sentiment pèlerin dont Jérusalem reste la finalité. Le Révérend Père Marie Joseph de Géramb, religieux de la Trappe entreprend seul son voyage à Jérusalem et au Sinaï accompagné uniquement d’un guide.

Nathalie Clausse établit approximativement la moyenne d’âge à 35 ans avec peu de voyageurs en dessous de 25 ans comme ceux de plus de 50 ans. Chateaubriand a 38 ans lors de son périple en Orient, Lamartine 42 ans et Flaubert 29 ans.

Dans leur grande majorité ces hommes sont des catholiques de cœur ou de tradition, mais il convient de noter la présence de certains pèlerins protestants comme la Comtesse de Gasparin (qui réussit le double exploit d’être à la fois une femme et une protestante) en 1846 qui sera l’une des figures du Second Empire. On peut citer également le baron Fernand Schickler, banquier et historien, pèlerin en 1858. Dans les registres de Casa Nova (seule hôtellerie catholique de Jérusalem, jusqu’en 1858, tenue par les Franciscains), la présence de pèlerins protestants reste extrêmement limitée. Sur un total approximatif de 489 pèlerins pour l’année 1853(toutes nationalités confondues), on note la présence d’un seul protestant français.

Notes
17.

Alexandre Dumas, Isaac Laquedem, in Jérusalem. Le rêve à l’ombre du Temple, Paris, Omnibus, 1994. p.9.

18.

Nathalie Clausse, Récits de voyages en Terre Sainte (1820-1870), Thèse de doctorat, Université des sciences humaines de Strasbourg, 1994, p.79.

19.

Abbé Wonner, Journal d’un pèlerinage en Terre Sainte, Paris, p.5.

20.

François René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, p.1031, in Œuvres romanesques et voyages, tome II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1997.

21.

Fernande Basson, Chateaubriand et la Terre Sainte, Paris, PUF, 1959, p.7.

22.

Nathalie Clausse, op. cit., p.12.

23.

Nathalie Causse, op. cit., p.219.