Les pérégrinations d’un pèlerin en Terre Sainte

Un voyage en Terre promise relève d’une expédition particulièrement pénible. De ce fait, il est presque impensable de n’envisager que la découverte d’un pays, alors que l’Egypte, la Syrie ou l’Arabie Pétrée sont si proches et qu’on ignorait si l’occasion de visiter ces contrées se représenterait un jour. Ainsi le séjour en Terre Sainte varie entre deux et huit semaines et la découverte des autres pays de un à six mois. Le voyage vers la Palestine depuis l’Europe se fait uniquement en bateau au départ de Marseille ou de Venise. Chateaubriand arrive en Terre Sainte après un périple à travers l’Italie, la Grèce, Constantinople pour arriver à Jaffa, près de deux mois et demi après son départ de France 24 .

Jaffa, l’antique Joppé constitue la porte d’entrée des pèlerins en Terre Sainte, et ne ressemble plus vraiment à la glorieuse cité biblique et aucun pèlerin ne laissera une description élogieuse : « Jaffa ne présente qu’un méchant amas de maisons rassemblées en rond, et disposées en amphithéâtre sur la pente d’une côte élevée. Les malheurs que cette ville a si souvent éprouvés y ont multiplié les ruines » 25 . L’autre possibilité est de débarquer à Beyrouth dont l’accostage est plus aisé qu’à Jaffa où des rochers empêchent un débarquement directement sur les quais. L’abbé Wonner suit cet itinéraire pour lequel, d’après lui, l’intérêt est croissant : « Il commence par le Liban, qui est chrétiennement la partie la moins importante. Il vient de là par Sidon, Tyr, Saint-Jean d’Acre et le Mont Carmel, en Galilée pour suivre le sauveur sur le théâtre de ses plus nombreux miracles. De la Galilée, il passe par la Samarie pour gagner la Judée, dont les lieux les plus célèbres sont visités, et vient s’arrêter à Jérusalem, où se fait le séjour le plus prolongé » 26 . L’abbé Wonner, dont le seul guide est la Bible, trace son itinéraire suivant les lieux les plus vénérés de la religion chrétienne et par la présence du Christ.

Nous aurons l’occasion de mieux définir au long de notre étude ces lieux visités par les pèlerins, des plus sacrés aux plus profanes. Nous nous attardons, ici, à définir l’itinéraire classique du pèlerin dans la première moitié du XIXe siècle et la perception qu’il en a eue.

En prenant comme point de départ Jaffa, l’itinéraire normal est de suivre la route (ou plutôt le sentier) de Jérusalem, avec une halte à Ramleh, puisque le trajet Jaffa-Jérusalem ne pouvait que difficilement se faire en une journée. A Ramleh, l’ancienne Arimathée 27 , un couvent franciscain permet d’héberger les pèlerins. Lors de la montée sur Jérusalem, les pèlerins passent par le site d’Emmaüs 28 et surtout rencontrent celui qui fera fantasmer un siècle de pèlerins : Abu Gosh, chef d’une tribu arabe et brigand notoire rançonnant les pèlerins en route pour Jérusalem. Le R.P. de Géramb, religieux de la Trappe décrit en 1831 son entrevue avec le clan Abu Gosh : « il a succédé à son frère Ibals-el-Rouman qui était la terreur du pays, et qui est mort, il y a quelques mois, en revenant de la Mecque. Comme on avait pillé récemment des voyageurs et assommé leur guide, je n’étais pas sans crainte en approchant de cet endroit, surtout me trouvant obligé de passer à travers une trentaine d’arabes couchés par terre, et dont je n’avais aperçu les turbans qu’à une portée de pistolet » 29 .

Figure 3
Figure 3 R P. Werner, Atlas des missions catholiques, Lyon, 1886.

Pour tous les pèlerins au cours des siècles, l’arrivée à Jérusalem et le premier regard sur la Ville Sainte restent parmi les instants les plus forts du pèlerinage. Chateaubriand, dans un style captivant, décrit cet instant magique : « nous gravîmes pendant une heure ces régions attristées, pour atteindre un col élevé(…) Tout à coup à l’extrémité de ce plateau, j’aperçus une ligne de murs gothiques flanqués de tours carrées, et derrière lesquels s’élevaient quelques pointes d’édifices. (…) Le guide s’écria : « El Cods ! » La Sainte et il s’enfuit au grand galop. Je conçois maintenant ce que les historiens et les voyageurs rapportent de la surprise des Croisés et des pèlerins à la première vue de Jérusalem. (…) je restai les yeux fixés sur Jérusalem, mesurant la hauteur de ses murs, recevant à la fois tous les souvenirs de l’histoire, depuis Abraham jusqu’à Godefroy de Bouillon, pensant au monde entier changé par la mission du fils de l’Homme(…). Quand je vivrais mille ans, jamais je n’oublierai ce désert qui semble respirer encore la grandeur de Jéhovah, et les épouvantements de la mort » 31 .

Une fois les pèlerins installés à Jérusalem au couvent des Pères Franciscains, leur première visite est pour le Saint des saints, le Saint Sépulcre, dont le R.P. Géramb est l’un des rares à faire l’éloge tellement l’architecture a dérouté les plus fervents : « l’église de Saint Sépulcre est certainement ce qu’il y a sur terre de plus auguste et de plus sacré. Le chrétien qui s’en approche, surtout pour la première fois, sans émotion, est un être insensible, un être à part » 32 .

Vingt ans plus tard, Flaubert est peut-être cet être « insensible » qui ne voit dans le Saint Sépulcre que « la réunion des malédictions réciproques (…) j’ai été rempli de tant de froideur et d’ironie que je m’en suis allé sans songer à rien de plus » 33 . A moins que ce soit le portrait en pied de Louis-Philippe à l’intérieur du Saint Sépulcre qui l’ait choqué : « O grotesque, tu es donc comme le soleil ! Dominant le monde de ta splendeur, ta lumière étincelle jusque dans le tombeau de Jésus ! » 34 .

Hormis les visites à l’intérieur de la Ville Sainte, les pèlerins se rendent en excursion à Bethléem qui se trouve à seulement 6 kilomètres de Jérusalem. Pour les plus téméraires, ce sera Jéricho, le Jourdain et la Mer Morte. Dans la description de ces villes ou bourgades de Judée, le réquisitoire est sans appel. Ce sont des villes pauvres, sales, sans intérêt, seule Bethléem échappe aux tristes critiques, les pèlerins n’osant certainement pas critiquer la ville du Christ ! Lamartine compare Jéricho à un « assemblage confus et boueux de quelques centaines de maisons, semblables aux cahuttes arabes de boue et de paille » 35 . Il en va de même pour Hébron que juge sévèrement l’abbé Bourassé : « si les rues ont été pavées, c’est sans doute au temps des rois de Juda, et depuis vingt cinq siècles le pavé est dans le même état » 36 . Bethléem, cité du Christ, trouve grâce aux yeux de tous les pèlerins, et l’abbé Castelot en 1870 y trouve des « rues larges et bien percées, la petite ville respire l’aisance » 37 .

Une fois ces excursions effectuées et une dernière visite au Saint Sépulcre, la plupart des pèlerins regagnent Jaffa pour s’embarquer en direction de l’Egypte, d’Istanbul ou de la France. Rares sont ceux qui prennent le chemin de la Samarie, peu sûr.

Ainsi pendant la première moitié du siècle la visite de la Terre Sainte suit un parcours autour du triptyque Jaffa- Jérusalem- Bethléem et pour les plus aventureux Jéricho et la Mer Morte.

Après avoir tracé les itinéraires des pèlerins en Terre Sainte, il convient de s’attarder sur les conditions de voyage des ces hommes et femmes, qui, pour la plupart, sont plus habitués aux salons mondains qu’aux sentiers orientaux. Au cours du siècle, les conditions de voyage vont profondément évoluer, permettant à la Palestine d’être à la veille de la Première Guerre mondiale un pays bénéficiant d’un confort européen (ou presque !).

Au début du XIXe siècle, les récits des pèlerins nous laissent l’impression d’une terre restée à l’écart de tout progrès depuis le pèlerin de Bordeaux, faisant de la découverte de la Palestine une aventure spartiate. Chateaubriand, en 1806, nous laisse une description de son équipement : « Mon équipage consistoit en un tapis pour m’asseoir, une pipe, un poêlon à café, et quelques schalls pour m’envelopper la tête pendant la nuit » 38 et il ajoute que lorsqu’il dort en plein air, sa selle lui sert d’oreiller, et il s’enveloppe dans son manteau. Près de 60 ans plus tard, le confort du Comte de Chambord semble beaucoup plus proche des normes européennes : « Il s’est muni d’un grand nombre de bagages et de provisions alimentaires, craignant de manquer de confort en Orient, et se délectait ainsi chaque jour de son verre de Bordeaux » 39 . On peut imaginer le goût du Bordeaux après des semaines de mer et de chemins chaotiques sur des mulets lunatiques !

En ce qui concerne les déplacements, avant l’établissement de routes et du chemin de fer Jaffa Jérusalem 40 , le sentier reste la norme et le cheval ou le mulet les soutiens indispensables pour se rendre dans la Ville Sainte. Le Père Géramb, en 1832, semble prendre tout l’ampleur de cet inconfort au moment de quitter Jaffa pour Jérusalem : « je ne puis vous dire combien je fus effrayé en voyant que le mulet sur lequel je devais faire le trajet de Jaffa, avoit pour toute selle un énorme sac rempli de je ne sais quoi ; pour étrier, de mauvaises cordes ; pour bride, une chaîne passée autour du cou. J’eus beau gronder, beau prier, beau promettre de l’argent, tout fut inutile : il me fallut grimper sur ma triste monture, et m’y tenir les jambes tellement écartées, (…) que sera-ce d’ici à Jérusalem ! (…) Encore douze ou quatorze heures, que deviendrai-je ? » 41 . Le cheval ou le mulet resteront les partenaires indispensables des pèlerins, des drogmans ou des moukres jusqu’à la fin du siècle, principalement dans les régions montagneuses ou escarpées comme la Samarie ou le désert de Judée.

Le dernier aspect de ces conditions de voyage reste la quête de sécurité au long des chemins de Palestine. Nous avons évoqué le légendaire Abu Gosh qui a construit sa fortune sur le rançonnement des pèlerins. Nombreux furent ainsi les brigands qui trouvèrent un lucratif moyen de s’enrichir en dépouillant les pèlerins occidentaux. Chateaubriand s’entoure de fortes précautions avant d’entreprendre son périple palestinien, comme le note son domestique Julien : « Notre caravane n’était que de seize hommes. M. de Chateaubriand, son domestique interprète et moi, ensuite un janissaire, un chef d’Arabes, un conducteur et dix Arabes à pied étant armés de bâtons ferrés et de fusils sans batterie… Notre janissaire et notre chef d’Arabes étaient bien armés, comme ils le sont toujours. M. de Chateaubriand n’avait qu’une paire de pistolets, ainsi que moi, et un fusil à deux coups que son interprète portait » 42 . Louis Félicien de Saulcy en 1850, aux environs de la Mer Morte note que les mauvaises rencontres sont encore fréquentes : « j’aperçu une trentaine d’hommes à pied, de fort mauvaise mine, presque nus, mais armés de fusils à mèche, de yatagans et de dabbons ou massues de bois dur. Evidemment, nous faisions là une mauvaise rencontre » 43 .

Jusqu’à la fin du siècle, la peur du brigand, souvent assimilé aux bédouins reste forte, et même lors des grands pèlerinages populaires de pénitence, les hommes seront souvent armés particulièrement lors de la traversée de la Samarie.

Certains pèlerins comme Louis Félicien de Saulcy auront tout de même l’occasion d’oublier les désagréments du voyage en étant reçus pour des soirées musicales chez le Consul Botta, seul lieu de Jérusalem où l’on pourra entendre jouer du piano au milieu du XIXe siècle : « Nous nous rendîmes au consulat où nous fûmes ravis de nous asseoir à une véritable table, à un véritable dîner parisien. Cordialité, gaîté franche et intarissable, voilà un surcroît d’assaisonnement qui ne gâte jamais rien. Après le dîner les pipes commencèrent et pendant que nous savourions le parfum de Djebely, M.Barbier, aimable garçon attaché au consulat de France en qualité de drogman, se mit au piano, un magnifique piano à queue, d’Erard, s’il vous plaît, et il commença à nous jouer de l’excellente musique (…) La soirée s’est prolongée jusqu’à dix heures et demie » 44 .

Notes
24.

Il quitte Paris le 13 juillet 1806 et arrive à Jaffa le 1e octobre 1806.

25.

François René de Chateaubriand, op. cit., p.963. Le Marquis Melchior de Vogüé, dans ses multiples voyages en Terre Sainte sous le Second Empire donne une description plus élogieuse de Jaffa : « je ne sais rien de gai, de lumineux et de vivant comme cette arrivée à Jaffa : c’est la sensation d’un appel de clairon dans un rayon de soleil, par un matin d’avril, au bord de la mer ». Il semble également fasciné par ce qui fait la renommée de la ville, ses jardins d’orangers : « Sauf l’oasis de Damas, je ne connais pas de coin aussi luxuriant dans toute la Syrie » Jean-Paul Berchet, Voyage en Orient, Paris, Robert Laffont, 1981, p.673.

26.

Abbé Wonner, op. cit., p.7.

27.

Ville située à 35 kilomètres au nord-ouest de Jérusalem, où vivait Joseph d’Arimathée, qui offrit le tombeau qu’il s’était fait creuser pour y inhumer le Christ (Matthieu 27,57)

28.

Source chaude (hébreu). Situé à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Jérusalem. C’est en se rendant à Emmaüs que deux disciples rencontrèrent le Christ ressuscité le soir de la Pâque (Luc 24,13).

29.

R.P. Marie-Joseph de Géramb, Pèlerinage à Jérusalem et au Mont Sinaï en 1831, 1832 et 1833, Paris, 1836 p.93. Alphonse de Lamartine, pèlerin en Terre Sainte la même année (1832) décrit la puissance de ce chef de tribu : « Abougosh règne de fait sur environ quarante mille Arabes des montagnes de la Judée, depuis Ramla jusqu’à Jérusalem, depuis Hébron jusqu’aux montagnes de Jéricho. Cette domination, qui s’est perpétuée dans sa famille depuis quelques générations, n’a d’autre titre que sa puissance même. En Arabie, on ne discute pas l’origine ou la légitimité du pouvoir, on le reconnaît, on lui est soumis pendant qu’il existe » (Jean-Paul Berchet, op. cit., p.637). La position de ce village est extrêmement intéressante pour ses habitants puisqu’ils contrôlent l’entrée sur Jérusalem et peuvent ainsi à loisir rançonner les pèlerins et autres voyageurs.

30.

R P. Werner, Atlas des missions catholiques, Lyon, 1886.

31.

François René de Chateaubriand, op. cit., p.980-981.

32.

R.P.Géramb, op. cit., p.106.

33.

Jérusalem. Le rêve à l’ombre du temple, op. cit., p.1282.

34.

Jérusalem. Le rêve à l’ombre du temple, op. cit., p.1283. Flaubert, accompagné de Maxime Du Camp, est à Jérusalem au mois d’août 1850, et semble, à la différence de son ami, insensible à Jérusalem comme l’atteste son entrée dans la Ville Sainte : « Nous entrons par la porte de Jaffa et je lâche dessous un pet en franchissant le seuil, très involontairement ; j’ai même au fond été fâché de ce voltairianisme de mon anus » in Jérusalem. Le rêve à l’ombre du temple, op. cit., p.1279.

35.

Nathalie Clausse, op. cit., p.285.

36.

Ibid, p.277.

37.

Ibid, p.279.

38.

Fernande Bassan, op. cit., p.74

39.

Comte de Chambord, Journal de voyage en Orient, présenté et annoté par Arnaud Chaffanjon, Paris, Tallandier, 1984, p.125.

40.

Une première route est tracé entre Jaffa et Jérusalem en 1869 et une voie de chemin de fer est mise en place en 1892 permettant de rallier les deux villes en trois heures.

41.

R.P. de Géramb, op. cit., p.76-77.

42.

François René de Chateaubriand, op. cit., p.1022.

43.

Nathalie Clausse, op. cit., p.335.

44.

René Neuville, Heurs et malheurs des Consuls de France à Jérusalem aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle, tome II, Jérusalem, 1948, p.64-65.