Ce premier pèlerinage a su attirer pour cette aventure pionnière, et peut-être périlleuse, quarante laïcs et prêtres. Un nombre de pèlerins qui peut paraître faible mais qui est pourtant l’un des plus forts de l’ensemble des caravanes de l’Oeuvre des pèlerinages en Terre Sainte. Le président de la caravane est M. de Guinaumont, secrétaire général de la Société de Saint Vincent de Paul. Les autres membres laïcs sont pour la plupart des membres des Conférences de Paris auxquels on peut ajouter trois membres du Diocèse de Lyon, dont M.Bonjour, greffier en chef de la Cour impériale de Lyon, et puis une première présence étrangère, qui se confirmera et s’amplifiera par la suite, avec un anglais et un belge. Parmi les membres religieux, l’abbé Langénieux, vicaire à Saint Roch (Paris) est promis à une belle carrière puisque, outre son accession à l’évêché de Reims et au Sacré Collège, il sera en 1893 le légat du Pape lors du Congrès eucharistique de Jérusalem.
Quel est le but poursuivi par ces hommes, tous issus d’un milieu aisé, voire fortuné, bien loin des gravures des pèlerins du Moyen Age ? Ces catholiques sont-ils véritablement des pèlerins, des pénitents allant expier leurs fautes au tombeau du rédempteur ? Ou plutôt des voyageurs, éblouis par les récits des romantiques décrivant les beautés de l’Orient, qui profitent d’une organisation collective pour échapper au coût et au danger d’un voyage isolé ?
Il semble que les intentions des participants sont véritablement tournées vers le désir de prier aux Lieux Saints et de montrer que des catholiques français peuvent encore entreprendre des sacrifices de temps, de confort et assurer aux catholiques orientaux que leurs frères d’Occident existent toujours. Les caravanes suivantes ne seront cependant pas exemptes de personnages oubliant vite le but premier de leur venue, préférant s’attendrir sur les beautés de l’Orient.
Ce 23 août 1853, à Marseille, quarante pèlerins sont bénis par Mgr de Mazenod, évêque de Marseille, après avoir obtenu à Paris l’agrément du représentant du Saint Siège et la bénédiction de Mgr Sibour, archevêque de Paris. Ces mêmes pèlerins sont également allés à l’église Notre Dame des Victoires demander à l’auguste patronne de les faire triompher des difficultés qui les attendent dans leur sainte entreprise. Le voyage doit durer approximativement deux mois avec en premier lieu une traversée de la Méditerranée de onze jours (pour des croisés, atteindre la Terre Sainte en onze jours a presque un aspect indécent !). Ils prennent place à bord du bateau l’Alexandre de la Compagnie des Messageries Nationales auprès de laquelle ils ont obtenu des billets à tarif réduit, valable pour les groupes de plus de dix personnes 63 . Deux haltes sont programmées : Malte, arrêt technique et religieux et Alexandrie avec un nouveau bateau le Tancrède (souvenir napoléonien !) puis direction Jaffa et la Terre Sainte. Deux classes à bord du bateau sont proposées aux pèlerins avec toutes les commodités dues à une population habituée à un confort supérieur.
On note que leur traversée n’est pas seulement touristique puisqu’ils essayent d’installer un minimum de décorum religieux au milieu d’une population en partance pour les pyramides d’Egypte ou les Indes : « un petit autel était dressé au fond du salon des premières, et les messes s’y succédaient depuis l’aube jusqu’à notre premier repas. Le soir les pèlerins se retrouvaient pour entonner l’Ave maria stella, le Magnificat, le Salve Régina, le psaume Loetatus Sum… » 64 . Les huit prêtres du pèlerinage sont aidés par trois sœurs de la congrégation de Saint Joseph de l’Apparition en partance également pour Jérusalem qui font office de sacristains et qui sont déjà les « petites mains » qui feront merveille auprès des pèlerins tout au long des caravanes.
Ils débarquent à Jaffa le quatre septembre, un dimanche. Tout comme les pèlerins qui les ont précédés, ils sont plus occupés à arriver sains et saufs sur la terre ferme qu’à admirer l’ancienne Jopé, tant les conditions sont périlleuses à cause de récifs fatals pour les bateaux qui s’approchent trop près. Comme c’est le cas depuis des siècles, c’est en barque qu’ils atteignent la rive entourée d’une multitude d’hommes censés les aider et prévenir tout accident mais s’avèrent plutôt une gêne pour les pèlerins. Ces derniers voient filer leurs bagages sans pouvoir rien dire et entendent pour la première fois le chant mélodieux du backchich obligeant instantanément les pèlerins à délier les cordons de la bourse sous peine d’un premier bain de mer.
Heureusement, cette caravane de quarante croisés est attendue comme un événement par les catholiques locaux. Le patriarche a envoyé son pro chancelier, l’abbé Poyet, pour les recevoir (c’est une marque d’importance réelle, puisque Jaffa est distante de près de deux jours et ainsi le déplacement de l’abbé Poyet a une vraie valeur). Il est accompagné d’un représentant du Consulat de France à Jérusalem et d’un membre de la Custodie de Terre Sainte.
Le trajet pour Jérusalem se fait en règle générale en deux étapes avec un arrêt à Ramleh (l’ancienne Arimathie) où les franciscains ont un couvent et hébergent les pèlerins. La route pour la Ville Sainte n’a pas changé depuis l’époque de Chateaubriand, laissant toujours imaginer la pénitence que représente la montée à Jérusalem (surtout à partir du monastère de Latroun) à dos de mulet ou de chameaux. Le pèlerin occidental qui a l’habitude de pérégrinations confortables dans son pays, a été d’entrée confronté à la triste réalité palestinienne. Dans les renseignements donnés aux pèlerins avant de partir, il leur est notifié différentes précautions concernant l’équipement du cheval et la nécessité d’emporter une selle européenne avec ses étriers et une bonne paire d’éperons « sous peine sinon de se retrouver sur une paillasse de blé en guise de selle et cela pendant deux mois ! » 65 . Les pèlerins devront également se munir « d’armes apparentes telles que fusils à deux coups et pistolets : c’est un porte respect » 66 , les mauvaises rencontres sont toujours possibles au milieu du siècle et Abu-Gosh est toujours à l’affût avant l’arrivée à Jérusalem. Il est enfin précisé d’ « emporter une bonne gourde remplie d’eau-de-vie pour boire avec de l’eau, du thé, du chocolat ou seul pour résister aux rencontres périlleuses, aux incommodités du transport » 67 , ou afin de la donner aux moukres en guise de pourboire, surtout si une mauvaise chute vous a mis à terre et dont le moukre consentira à vous relever qu’en fonction de l’importance du backchich.
Le mardi 6 septembre arrive à Jérusalem cette fameuse caravane dont la physionomie ne devait pas être brillante après 48 heures sur les sentiers de Judée, presque sans sommeil, avec une nourriture sommaire et le soleil torride de l’été palestinien. C’est peut-être dans cet état de délabrement physique qu’un des pèlerins fera cette description bien sombre de Jérusalem : « Toute la ville est pleine de tristesse, les ruines y sont entassées sur des ruines, tous les siècles et tous les peuples y ont marqué leur passage. A peine peut-on trouver encore quelques restes des monuments de son ancienne splendeur, c’est bien à Jérusalem qu’on peut appliquer cette parole énergétique du prophète-roi : Induit maledictionem sicut vestimentum » 68 .
La ville de Jérusalem au milieu des années 1850
L’entrée des pèlerins dans la Ville Sainte se fait par la porte de Jaffa, dite également porte des pèlerins, seule entrée possible pour cause de taxe turque. La ville, en 1853, ne possédant que très peu d’hébergements, la caravane française se dirige vers le couvent de Saint Sauveur, administré par les Franciscains qui reçoivent à titre gracieux dans leur hospice (même si les aumônes ne sont pas refusées surtout pour les longs séjours) tous les pèlerins catholiques et ce depuis le XIVe siècle.
La première visite de ces nouveaux arrivants, une fois remis de leur éprouvante pérégrination, est bien évidemment pour le Saint Sépulcre, lieu de la souffrance et de la mort du Christ. Depuis le Statu Quo imposé l’année précédente par le sultan, l’appartenance de ce lieu est plus clair mais la gestion en reste très compliquée, puisque partagée entre trois communautés chrétiennes : les grecs orthodoxes, les arméniens orthodoxes et les latins ; trois groupes qui sont en perpétuelle rivalité depuis des siècles.
Le séjour à Jérusalem, qui est d’environ deux semaines, se déroule au gré des visites des Lieux Saints que sont, outre le Saint Sépulcre, le Mont des Oliviers, le Tombeau de la Vierge, le Chemin de Croix, le Mont Sion (même si le Cénacle est entre les mains des musulmans et non accessible). Hormis les visites religieuses, ce séjour est ponctué de nombreuses visites de courtoisie auprès des différentes autorités religieuses et civiles de la ville : le patriarche se doit d’être honoré le premier par ces nouveaux croisés catholiques. Mgr Valerga, à la tête d’une mission éprouvante, est connu de nombreux pèlerins puisqu’il s’est déplacé en France à de nombreuses reprises pour attirer l’attention sur le sort des catholiques en Terre Sainte. Les pèlerins ont ainsi l’occasion de rencontrer maintes fois ce dignitaire catholique, notamment lors des soirées musicales organisées au patriarcat, ce qui permettait aux pèlerins français d’avoir une pensée nostalgique pour la France et pour Jérusalem de sortir de sa torpeur religieuse. Ils assistent également à la remise des prix aux élèves du séminaire tout juste créé par Mgr Valerga pour développer un clergé indigène. Les autres visites se font respectivement auprès du custode, chez qui ils logent, et auprès du consul Botta. Il ne semble pas y avoir eu de visite chez le pacha, gouverneur de Jérusalem et représentant de l’autorité turque, ni chez d’autres représentants de confessions chrétiennes 70 . Le séjour à Jérusalem se fond ainsi totalement dans l’univers latin, seul espace digne de fréquentation pour le catholique occidental qui n’a que peu de considérations pour les schismatiques et autres hérétiques. Il reste cependant une visite d’importance pour les membres de cette caravane : la Société Saint Vincent de Paul de Jérusalem, qui fut la principale instigatrice de la venue tant espérée d’un pèlerinage de catholiques occidentaux en Terre Sainte. M. Lequeux, qui a eu le plaisir de recevoir à un double titre la caravane des pèlerins, comme chancelier du Consulat de France et comme président de la Conférence de Saint Vincent de Paul de Jérusalem, s’en montre très ému dans une lettre à A. Baudon : « Nous avons eu un beau jour, un jour dont la douce émotion ne s’efface pas de notre mémoire, et nous console dans les moments d’affaissement qu’amène parfois le séjour dans un pays comme celui-ci. C’est le jour où nous avons vu se joindre à notre si chétive famille ces confrères venus de toutes les parties de la France pour accomplir leur pieux pèlerinage. Un de nos rêves les plus chers était réalisé : la société de Saint Vincent de Paul entreprenait une épreuve solennelle pour ouvrir le chemin des Croisades. Comment vous dire ce que nous avons éprouvé en nous trouvant une cinquantaine dans le salon du Patriarcat latin, réunis comme autour d’un drapeau commun autour de Mgr le Patriarche, et présidés par le Conseil Général que représentait le digne chef de la caravane, M. de Guinaumont ? » 71 .
Hormis la visite de Jérusalem, différentes excursions sont organisées au départ de la Ville Sainte. En priorité les pèlerins se rendent à Bethléem, distante de seulement six kilomètres de la porte de Jaffa, la visite pouvant se faire dans la journée, sauf si les pèlerins souhaitent passer la nuit en prière dans l’église de la Nativité. L’autre excursion, tout aussi symbolique, est la descente vers Jéricho, le Jourdain et la Mer Morte. Ce sont des visites qui occupent plusieurs jours et qui nécessitent l’organisation de campements soit à Jéricho soit au bord du Jourdain. Monsieur Bonjour, du diocèse de Lyon décrit le type de campement mis en place lors de cette excursion : « Huit tentes sont dressées, dans l’une desquelles quarante couverts avec toutes les petites superfluités européennes : une table, du vin, des assiettes, des couteaux, des fourchettes, jusqu’à la serviette pour chaque convive ; à quelques pas de là nos quinze chameaux agenouillés sur leurs jambes robustes et calleuses complètent un ensemble des plus pittoresques » 72 . Nous sommes loin de la situation des pèlerins russes qui arrivent en nombre en Terre Sainte dans des conditions matérielles le plus souvent désastreuses. Les pèlerins de la caravane de 1853 restent des occidentaux habitués à un certain confort et disposés à le conserver dans n’importe quelle situation ou du moins à en respecter les rites. Cette description, représentative des récits de l’époque, est fortement influencée par les romantiques qui ont redonné à l’Orient son aspect biblique dans un décor de désert, d’oasis et de palmiers, de bédouins et de chameaux, à l’image de la Palestine du Christ. Les pèlerins de 1853 ne peuvent être indifférents à cet univers qui a bercé leur éducation religieuse.
Le 23 septembre, la caravane quitte Jérusalem pour Nazareth par Naplouse et Djenin où les pèlerins se confrontent de nouveau aux sentiers de Palestine. Le seul pèlerin malade sur ces deux mois de pèlerinage l’est à Nazareth et son état fit craindre qu’il fût le premier « martyr » de la croisade pacifique : « Un de nos compagnons fut saisi d’une fièvre violente. Elle prit un caractère qui nous donna de sérieuses inquiétudes. Il y en eut qui pensèrent que nous aurions la douleur de voir s’accomplir une sorte de prédiction que nous avait faite une des sœurs du couvent de Saint Joseph à Jérusalem. Comme on lui parlait des fatigues et des dangers du voyage : « vous ne devriez pas, dit-elle, vous décourager si quelqu’un d’entre vous allait au ciel au lieu de rentrer en France avec ses compagnons ; il faut aux pèlerins un protecteur dans le ciel » 73 . Une pensée toute religieuse mais qui n’était certainement pas du goût des quarante pèlerins !
La présence en Galilée est propice, outre à la visite de Nazareth et des lieux de l’Annonciation, à la découverte d’autres lieux évoquant la présence ou les actes du Christ comme le Mont Thabor, Tibériade, Capharnaüm ou Cana.
Au début du mois d’octobre, les pèlerins prennent la route de Caïffa et embarquent pour Marseille. Comme les billets des Messageries Maritimes étaient valables pour quatre mois, deux pèlerins partent à la découverte de l’Egypte, trois demeurent à Rome et les trente-cinq autres rentrent directement en France mettant fin à un périple de près de deux mois.
Pour les caravanes suivantes, le chiffre fatidique de dix pèlerins doit impérativement être atteint sous peine de ne pas bénéficier de réductions intéressantes. Le billet est valable quatre mois et les pèlerins qui le désirent peuvent poursuivre leur voyage en solitaire.
Bulletin de l’Oeuvre des pèlerinages en Terre Sainte, BNF, tome I, 07/1856.10/1858.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Martin Gilbert, Jérusalem, illustrated History atlas, Jérusalem, 1977, p.37.
La visite chez les sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition n’est pas mentionnée dans les comptes-rendus du pèlerinage mais n’a certainement pas été oubliée. A travers leurs écoles de Jérusalem et de Jaffa et leur hôpital (le seul établissement de soins catholique en Palestine), elles sont les seules représentantes des congrégations catholiques françaises. On peut en particulier supposer que les indispositions furent nombreuses et que les visites à l’hôpital furent fréquentes.
Archives de la Société Saint Vincent de Paul - Dossier Palestine - 1851.1940 - Lettre de M. Lequeux à M. Baudon le 25 janvier 1854.
Bulletin de l’Oeuvre des pèlerinages en Terre Sainte, BNF, tome I, 07/1856.10/1858.
Ibid.