1870-1889 : le déclin d’une institution

Le triple choc des années 1870-71, soit la défaite de Napoléon III face à la Prusse, le pape « prisonnier au Vatican » suite à l’occupation de Rome par les troupes italiennes, et la Commune, marque un temps d’arrêt des pèlerinages en Terre Sainte. La dernière caravane d’avant-guerre eut lieu à Pâques 1870 et il faut attendre Pâques 1872 pour la suivante avec douze pèlerins.

Après cette date, on note une certaine régularité avec toujours la volonté de mettre en place deux caravanes par an, l’une pour Pâques et l’autre pendant les vacances. Cette dernière ne fut cependant pas systématique faute d’inscrits. Celle de la Semaine sainte semble plus régulière. On dénombre ainsi 49 pèlerins en 1874, ce qui en fait la caravane la plus nombreuse après la guerre, puisque les chiffres varient entre dix et vingt participants durant la décennie 70. Le dernier pèlerinage a vraisemblablement lieu à Pâques 1888 avec douze pèlerins. Les registres de Casa Nova de Jérusalem attestent clairement de cette présence. Aucune source ne nous permet d’affirmer que d’autres caravanes ont suivi, si ce n’est peut-être des pèlerins isolés qui se réclament des pèlerinages de Furstenberg mais cela reste impossible à vérifier.

L’organisation après 1870 reste la même que précédemment, avec un président de caravane toujours membre de la Société de Saint Vincent de Paul, à l’image du président de la caravane des vacances de 1873, le Marquis de Raigecourt, président d’une caravane pour la troisième fois, et également vice-président du Comité des pèlerinages. Le coût reste toujours élevé, ainsi le pèlerin d’août 1875 doit débourser 1360 francs en première classe et 1165 francs en deuxième classe. Sept ans plus tard les assomptionnistes proposeront trois classes dont le tarif en première est de 550 francs. Ces voyages restent encore réservés à une élite (il n’y a pas de troisième classe) mais s’entrouvrent aux classes populaires comme le démontre un pèlerin, rempli d’une générosité toute pèlerine : « Jusqu’à ce jour, la caravane française ne se compose encore que de gens aisés ; mais l’exemple de Victoire Valod, qui nous a suivis depuis Marseille et qui a fait en troisième classe son pèlerinage avec 300 francs environ, prouve que cette faveur spirituelle n’est point interdite aux pauvres. Les Messageries lui ont pris 210 francs de Marseille à Jaffa, aller et retour, en 3e classe ; or les 3e classes ont une cabine. Il est vrai que la nourriture se paie à part, mais le peuple vit de peu, et le plus souvent il apporte avec soi le nécessaire » 89 .

En Terre Sainte, les conditions de transports restent encore précaires, les routes de Palestine n’ont bien souvent que le nom et le train reliant Jaffa à Jérusalem n’est encore qu’un doux rêve. Dans le rapport du pèlerinage de Pâques 1873, on note toujours ces mêmes récriminations sur la situation matérielle de la Palestine : « Une autre épreuve nous attendait à terre. Nous savions qu’il n’existe pas une route carrossable dans ce qu’on appelle les déserts de la Palestine et que toutes nos marches se feraient à cheval. N’y avait-il pas là de quoi faire trembler tous ceux qui n’avaient jamais fréquenté les manèges ? » 90 . Trois ans plus tard, un pèlerin de la caravane de Pâques 1876 note une sensible amélioration dans la modernisation de la Palestine : « Le voyage en Terre Sainte devient tous les jours plus facile et plus commode ; même sur les bords du Jourdain et à Jéricho, on commence à construire des établissements » 91 .

Comme c’est le cas depuis 1853, les caravanes bénéficient de guides, généralement franciscains, bons connaisseurs du terrain, et plus crédibles que les drogmans, toujours suspectés d’explications aléatoires voire farfelues. Dès le début des années 60, les pèlerins font la connaissance d’un moine franciscain, le Frère Liévin qui devient le guide attitré des caravanes françaises jusque dans les années 1880 92  : « C’est une personnalité bien intéressante que celle de ce moine nomade qui, depuis plus de vingt ans, fait aux plus humbles touristes, avec la même bonne grâce qu’aux princes de ce monde, les honneurs des Lieux Saints (…). Les circonstances et des aptitudes particulières en ont fait le cicérone le plus populaire et le plus autorisé de la Palestine » 93 . Le Frère Liévin a par contre la réputation d’un homme de tête doté d’un fichu caractère : « Les caravanes trouvent dans le Frère Liévin mis à leur disposition par le Père Custode, un drogman très intelligent et bien supérieur aux drogmans ordinaires. Seulement l’attention du Président doit être de veiller à ce que sa coopération ne dégénère pas en direction » 94 . L’érudition de ce moine et une certaine autorité naturelle feront que les mésententes seront nombreuses entre la direction de la caravane et le Frère Liévin, toujours suspecté de vouloir diriger le pèlerinage. Ces tensions n’ont cependant jamais provoqué d’incidents regrettables puisqu’il fut réclamé à chaque pèlerinage tout au long des années 70 et 80.

En ce qui concerne l’itinéraire, il reste immuable surtout en Palestine guidé par la Bible. Pour Pâques 1879, l’itinéraire est le suivant : le départ se fait de Marseille le 20 mars, arrêt à Naples, arrivée à Alexandrie le 26 mars, à Jaffa le 31 et Jérusalem le 2 avril (excursions facultatives pour Bethléem et la Mer Morte), puis retour par Jaffa, Beyrouth, Lattaquié, Rhodes, Smyrne, Palerme et Marseille le 1e mai. Le séjour à Jérusalem reste l’étape la plus symbolique du pèlerinage avec toujours le même cérémonial ou la même émotion à la vue de la Ville Sainte : « Aussitôt qu’on aperçoit la ville sainte, toute la caravane descend de cheval et se prosterne pour prier Dieu. Il faut entrer dans la ville à cheval, en bon ordre, et rendre le salut oriental au fonctionnaire turc qui présente les armes à la caravane lorsqu’elle franchit la porte de Jaffa » 95 .

Les pèlerins logent toujours chez les franciscains, dans leur hospice qui s’est agrandi et qui porte désormais le nom de Casa Nova.

Nous avons précédemment évoqué les problèmes de fréquentation que connurent les organisateurs du Comité de pèlerinages et les annulations que cela pouvait entraîner. Au cours des années 1870, la situation devient réellement préoccupante puisque depuis la dernière grande caravane de Pâques 1874 et ses 49 pèlerins, il est très difficile d’atteindre les dix personnes nécessaires. Cette faiblesse numérique semble d’autant plus paradoxale que dans le même temps se développe un formidable mouvement pèlerin auprès des sites mariaux de France regroupant plusieurs centaines voire plusieurs milliers de catholiques. Les autorités latines de Jérusalem se plaignent que les fidèles européens préfèrent Rome, Lourdes ou La Salette, au berceau de la chrétienté, qui est en train de tomber entre les mains des schismatiques et autres infidèles (si ce n’est déjà fait) : « Dans un temps où la foi se réveille pour la visite de tous les anciens sanctuaires, longtemps désertés, il importe que les chrétiens n’oublient pas le pèlerinage le plus antique et le plus célèbre de tous, le pèlerinage aux lieux sanctifiés par la présence de Notre Seigneur Jésus-Christ » 96 .

Mgr Poyet, chancelier du Patriarcat latin de Jérusalem se lamente sur le peu d’européens présents en Palestine par rapport aux orthodoxes : « Chaque année depuis 1853, il (Comité de pèlerinage) a pu envoyer deux caravanes. Un des derniers bulletins constatait que le nombre total en 20 ans était d’environ 600 pèlerins. Qu’est-ce que 600 pèlerins ?qu’est-ce que 1200 pèlerins en 20 ans en y joignant les pèlerins arrivés des autres parties de l’Europe, comparés aux 150.000 pèlerins schismatiques ? je devrais dire 200.000 » 97 . Le Comité des pèlerinages en Terre Sainte semble peu apte à organiser à grande échelle des caravanes qui n’on jamais dépassé les 50 participants, et certainement peu enclin à ouvrir les caravanes à un public dit populaire.

Au milieu des années 1870, il semble que la balle soit dans le camp des assomptionnistes qui viennent de faire la preuve de leur savoir faire dans l’organisation en 1872 et les années suivantes de pèlerinages de masse. Mgr Poyet affirme la possibilité de fusionner les deux organismes de pèlerinages, c'est-à-dire celui naissant des assomptionnistes et celui de la rue de Furstenberg : « M. le Marquis de Raigecourt, président de la dernière caravane, a exprimé devant moi le désir que votre comité s’unit au Comité Général des pèlerinages, pour n’en faire qu’un au moins pour les pèlerinages en Terre Sainte. C’est aussi mon avis. Il y aura bien des avantages puisque les R.P. de l’Assomption se chargent de diriger les opérations de comité, on a la certitude que l’œuvre de nos pèlerinages marchera toujours. Les particuliers meurent, les congrégations ne meurent pas, ou au moins vivent plus longtemps » 98 .

A la date de cette lettre de Mgr Poyet, il semble qu’un pèlerinage de grande envergure aux Lieux Saints soit imminent. En réalité les latins de Terre Sainte attendront en vain pendant des années jusqu’au pèlerinage des mille en 1882. Il semblerait que les réticences viennent du P.d’Alzon, supérieur des assomptionnistes, et du P.Picard, président du Comité Général des pèlerinages, qui n’entrevoient que problèmes pour un pèlerinage en Palestine, préférant l’envoi plus facile de centaines de pèlerins à La Salette ou à Lourdes.

Au cours des années 1870, les pèlerinages individuels n’ont pas disparu même si les faibles effectifs des caravanes de la rue de Furstenberg pourraient laisser penser le contraire.

A la lecture des registres de Casa Nova, on note une montée en puissance du nombre de pèlerins. En 1853, l’hospice des Franciscains accueillait 489 personnes, avec des chiffres globalement similaires au cours des années 1860. En 1875, le nombre de pèlerins est de 901, et de 1344 en 1881. Ces chiffres sont d’autant plus importants qu’au milieu du XIXe siècle, Casa Nova était le seul hospice pour chrétiens, alors que vingt ans plus tard, les hôtels ont commencé à faire leurs apparitions. L’Autriche a construit un hospice pour accueillir ses pèlerins, les protestants de même.

Poursuivons notre analyse avec l’étude des pèlerins français au cours d’une année précise : 1874. On dénombre 156 personnes y compris les deux caravanes de Pâques et des vacances avec respectivement 19 et 12 pèlerins. Nous sommes encore en présence d’une écrasante majorité d’hommes puisque l’on dénombre seulement 16 femmes. Ce sont en majorité des laïcs, avec seulement 47 prêtres ou religieux. Parmi ces derniers, l’origine des ordres religieux est multiple : des carmes, des trinitaires, des jésuites, des frères des écoles chrétiennes emmenés par le Frère Evagre en vue d’une installation à Jérusalem… Concernant les laïcs, les origines sont diverses : d’Anne Colomb, qui va créer une maison d’asile pour les orphelins 99 à Ferdinand de Lesseps, le héros de Suez. On note également la présence de deux personnages importants pour le développement des pèlerinages en Terre Sainte : l’abbé Tardif de Moidrey, prédicateur à La Salette, et fervent défenseur des pèlerinages de masse en Palestine, et le Comte de Piellat qui découvre la Palestine qu’il va habiter jusqu’à sa mort en 1925. Utilisant toute sa fortune à l’installation de congrégations en Terre Sainte, Amédée de Piellat sera également l’un des organisateurs des Pèlerinages populaires de Pénitence à partir de 1882. Il convient également de citer le Père Auguste Albouy, du diocèse de Toulouse qui est l’organisateur d’éphémères caravanes françaises en Palestine de 1872 à 1875 100 .

L’analyse des pèlerins français au cours des années 1870 ne peut-être exhaustive, car nos sources s’appuient uniquement sur l’hospice des franciscains. S’il est le lieu d’hébergement principal pour les chrétiens, il ne les accueille pas tous, ce qui laisse de côté certains d’entre eux. On peut tout de même citer les chiffres concernant l’hospice autrichien, inauguré en 1858. Il reçoit de cette date à 1895 près de 5518 pèlerins, dont 110 français. Pour l’année 1874, on dénombre 125 pèlerins (nous n’avons pas le chiffre du nombre de français) de toutes nationalités, mais avec bien évidemment une prédominance d’Autrichiens et dans une moindre mesure de Prussiens.

Ces chiffres attestent une fois de plus les progrès du succès des pèlerinages individuels au cours de la décennie 1870 101 .

Les années 1870 apparaissent comme une période de stagnation dans le développement des caravanes de catholiques français, après le formidable espoir que suscitèrent les premiers pèlerinages collectifs vers les Lieux saints au début des années 1850. Vingt plus tard, le mouvement s’est essoufflé, enfermé dans des pérégrinations réservés à une population aisée qui apparaît de plus en plus en quête d’aventure orientale.

Quelle est la place de la religion dans ces caravanes ? Bien évidemment elle est présente au premier plan, en particulier par le fait qu’il n’y a pas de détour touristique en Egypte ou en Méditerranée (même si certains, une fois le pèlerinage fini, partent à la découverte de l’Egypte pharaonique où vers les déserts d’Arabie). Cependant la ferveur chrétienne semble s’arrêter là où commence la fascination de l’Orient et les ennuis matériels, c'est-à-dire pour certains dès les premiers pas en Palestine. Cette manière d’agir n’est pas surprenante dans le sens où les participants, certes croyants, ne sont pas prêts pour autant à s’identifier à Benoît-Joseph Labre 102 , à oublier leur condition. Ils restent des hommes ou femmes issus en majorité de la noblesse, sûrs de leur valeur, pour certains de leur supériorité, et dont un voyage, qualifié de pèlerinage, ne peut en aucun cas remettre en cause certains principes et faire d’eux de simples pénitents en partance pour la Jérusalem céleste.

Cependant un voyage en Palestine représente un certain courage, et donc une réelle ferveur religieuse face à des dangers réels. Sillonner la Terre Sainte reste un périple beaucoup plus éprouvant que la visite des pyramides de Gizeh ou l’inauguration du canal de Suez.

Notes
89.

Bulletin de l’Œuvre des écoles d’Orient, octobre 1876, n°96.

90.

Bulletin de l’Oeuvre des pèlerinages en Terre Sainte, BNF, tome VIII, 1872/1874.

91.

Ibid.

92.

Belge d’origine mais Français de cœur, il arrive en 1859 en Palestine. Il exerce la charge de sacristain au Saint Sépulcre et très vite par l’étude arrive à une rare connaissance des Lieux Saints et commence alors une vie de guide, connu dans toute l’Europe. Sa célébrité est d’autant plus grande qu’il publie le premier guide de la Terre Sainte en 1869 qui devient l’ouvrage de référence pour tout voyageur dans le pays (à l’exception bien évidemment de la Bible).

93.

Bulletin de l’Oeuvre des pèlerinages en Terre Sainte, BNF, tome VIII, 1872/1874.

94.

Bulletin de lOeuvre des écoles d’Orient, octobre 1876, n°96.

95.

Compte-rendu du pèlerinage de Pâques 1874, Bulletin de l’Oeuvre des pèlerinages en Terre Sainte, BNF, tome VIII, 1872/1874.

96.

Bulletin de l’Oeuvre des écoles d’Orient, octobre 1876, n°96.

97.

Lettre de Mgr Poyet au P.Bailly, le 6 février 1874, AAR, GU5.

98.

Ibid.

99.

Anne Colomb arrive à Jérusalem par ses propres moyens le 15 juillet 1874. Elle va tenter de venir en aide aux enfants abandonnés de Jérusalem, en ouvrant un asile. Malheureusement, seule, peu soutenue, elle va très rapidement y perdre ses forces et son enthousiasme.

100.

L’abbé Augustin Albouy organise une première caravane pour la Terre Sainte à pâques 1872 avec 18 pèlerins, suivie à pâques 1874 d’une deuxième avec 19 pèlerins et une ultime à pâques 1875 avec 6 personnes. Il semble qu’il n’y ait plus eu de caravane dirigée par l’abbé Albouy par la suite.

Il sera également l’auteur d’une Esquisse sur Jérusalem et la Terre Sainte, Limoges, 1873. Il va enfin diriger une nouvelle revue La Terre Sainte qu’il va céder à l’Oeuvre des écoles d’Orient qui en fait l’organe illustré de l’Oeuvre sous le titre de Revue de la Terre Sainte et de l’Orient catholique.

101.

L’Autriche-Hongrie à Jérusalem, l’hospice austro-hongrois, in Jérusalem, AAV, tome II, 1906-1907.

102.

Pèlerin et mendiant du XVIIIe siècle.