Le retour de la France catholique

Quand les pèlerinages sont une vitrine pour la France

La régularité des caravanes françaises s’inscrit dans un intérêt accru de la France pour cette région du monde. La France, en vertu des capitulations signées en 1536 entre François Ie et Soliman dit le magnifique, est la protectrice des catholiques en Terre Sainte. Certains estimeront que cette protection s’étend sur l’ensemble de l’Empire Ottoman 103 . Ces accords, religieux et politiques sont pendant longtemps relégués aux actes oubliés devant le peu d’importance des catholiques en Terre Sainte et le peu d’intérêt pour cette terre. Nous avons évoqué ce que furent les pèlerinages du début du siècle, en terre redevenue « sauvage » où la présence franque est un souvenir légendaire. En 1853, le retour de la France ne fait que commencer, après un premier signal qui avait eu lieu dix ans plus tôt par le retour d’un consul de France à Jérusalem 104 . Dans les consignes avant départ on ne manque pas de souligner l’absence de la langue française en Orient : « L’italien est la langue qui se parle le plus en Orient. En Terre Sainte surtout, on n’est guère compris en parlant français. On se trouvera donc bien d’acquérir une connaissance au moins élémentaire de l’italien, c’est la langue commune des Pères de Terre Sainte, et la seule langue européenne dont la Palestine, les indigènes connaissent quelques mots » 105 . Ce constat est le résultat de la présence unique des RR.PP. Franciscains en Palestine depuis le XIVe siècle chargés de la protection des Lieux Saints et d’un petit noyau de fidèles autour des sanctuaires et le plus souvent à la charge des frères. Ces derniers, formant la Custodie de Terre Sainte, auront énormément de mal à partager leur pouvoir, en particulier avec le nouveau patriarche et les congrégations qui vont petit à petit s’établir en Palestine.

En quelques années la situation change profondément et la France, grâce à son rôle politique (avec en particulier les conséquences heureuses de la guerre de Crimée), à ses religieux, marque profondément son empreinte dans le pays, inaugurant un âge d’or français qui va se poursuivre jusqu’à la fin du siècle. Ainsi les pèlerinages par leur régularité et leur tenue, constituent des éléments pour une prédominance française en Palestine.

Pour les Français du XIXe siècle, la mission civilisatrice apparaît comme un devoir. Napoléon Bonaparte prétend déjà apporter la civilisation à l’Egypte. La France mène ainsi durant tout le siècle une politique très active dans l’espace ottoman, particulièrement en Algérie, en Syrie et en Egypte. Elle sera tentée, sous couvert de protection religieuse, d’instaurer un protectorat en Palestine suivant ainsi les souhaits de Chateaubriand : « mieux vaut mille fois pour les peuples la domination de la croix à Constantinople que celle du croissant » 106 .

Dans cette volonté de s’imposer en Orient, la France doit faire face à deux adversaires de poids que sont l’Angleterre protestante et la Russie orthodoxe. L’Angleterre, ne pouvant s’appuyer que sur une très faible communauté protestante dans le pays, cherche à accroître son influence par la conversion des juifs. C’est l’une des raisons de l’installation d’un consul anglais à Jérusalem en 1838 : « Un certain nombre de responsables britanniques voient dans les juifs le moyen d’établir l’influence anglaise tout en assurant l’accomplissement des prophéties. En devenant le lieu de rassemblement des juifs, la Palestine formerait un terrain d’expansion et pour l’économie anglaise et pour le prosélytisme protestant » 107 . Les années montrent le peu d’engouement des juifs à rejoindre l’Eglise réformée qui se borne à accroître la faible influence du protestantisme.

La Russie tente depuis le XVIIIe siècle, à l’instar de la France catholique, d’obtenir la protection des orthodoxes de l’Empire Ottoman. Si elle ne reçoit pas ce droit de la Porte, dans les faits cette protection existe, même si le clergé est exclusivement composé de grecs, au moins pour le clergé palestinien. Le développement des infrastructures russes, particulièrement aux portes de Jérusalem, et la venue en masse de milliers de pèlerins, sont des preuves visibles de l’importance prise par la Russie tsariste en Terre Sainte 108 .

Face à ces concurrents, la France dispose depuis 1536 d’un atout considérable que sont les capitulations. La Révolution française a en grande partie ruiné l’influence de la France sur les catholiques de l’Empire Ottoman, et il faut attendre l’épopée napoléonienne, et surtout l’occupation de la Syrie par Ibrahim Pacha, alliée de la France, pour voir se redessiner un intérêt français pour les questions orientales. C’est principalement sous la Monarchie de Juillet et à l’initiative de Guizot (protestant !) qu’est rétabli le protectorat exclusif de la France sur les catholiques. Il s’agit en effet de lutter contre les ambitions russes et de contrer le prosélytisme protestant soutenu par les puissances germaniques et anglo-saxonnes.

La lutte des trois confessions se porte en priorité sur Jérusalem qui va ainsi connaître après la Guerre de Crimée une forte émulation dans l’implantation de congrégations, dans la construction d’édifices religieux à l’intérieur comme à l’extérieur de la ville (c'est-à-dire des remparts) comme c’est le cas pour les Russes qui vont créer une véritable petite ville le long de la route de Jaffa.

En Palestine, les relations entre le consul, représentant de la France impériale, et les caravanes de catholiques français (en majorité composées de monarchistes) sont d’une grande courtoisie et entourées de beaucoup de prévenance, à l’image du consul participant à une messe en l’honneur de la caravane des pèlerins : « une messe spéciale a été dite à l’église de Sainte Anne par l’aumônier de la caravane et en présence de tous les pèlerins qui assistaient à cette pieuse cérémonie ; J’y assistai également avec le Drogman Chancelier M. Lequeux et tous les officiers du Consulat (…) La prière spéciale pour la France, l’Empereur et l’Impératrice ont terminé cette cérémonie publique dont la solennité a semblé vivement impressionner nos nombreux pèlerins » 109 .

En 1863 le consul se félicite du bon esprit des Français : « J’ai été on ne peut plus heureux de constater le bon et patriote esprit dont nos pèlerins se sont montrés animés par acception de leurs opinions personnelles à l’intérieur. Ici à l’étranger, ils ont été chrétiens et français et ont témoigné toute leur reconnaissance pour les bienfaits et la tutélaire de l’Empereur » 110 . Le président du pèlerinage d’août 1855, l’abbé Crombé ne tarit pas non plus d’éloge sur le représentant de la France dans la Ville Sainte : « M. de Barrière, le nouveau consul de France à Jérusalem, est un de ces hommes qu’on aime à rencontrer souvent, surtout quand on est loin de son pays. Je puis dire qu’il a rivalisé de prévenances avec M. Dequevauvillers (chancelier du Patriarcat de Jérusalem) et que nous avons été comblés par ces deux excellents compatriotes. Inutile d’ajouter que M. Lequeux, chancelier du Consulat, s’est montré toujours l’ami des pèlerins » 111 .

Cet état d’esprit des pèlerins face au représentant de l’Empereur était loin d’être évident pour un grand nombre d’entre eux, royalistes, le plus souvent légitimistes, se réclamant du Comte de Chambord et ne voyant en Napoléon III qu’un sombre usurpateur. La caravane de l’Oeuvre des pèlerinages en Terre Sainte obtient selon les mots du consul en 1869 « par sa périodicité et son organisation un certain caractère officiel » 112 , et ce sera ainsi l’occasion d’assurer à la France, seul pays catholique d’où est issu l’organisation de pèlerinages, un certain prestige auprès des catholiques et plus globalement auprès des populations de Palestine.

Notes
103.

Les capitulations (du latin capitula, chapitres) consistent dans un accord entre le roi très chrétien qu’est François Ie, et le Turc , commandeur des croyants qu’est Soliman le Magnifique. Ces faveurs octroyées au roi de France vont avoir une importance capitale pendant des siècles. Les Capitulations accordent aux négociants français la liberté d’acheter et de vendre dans tout l’Empire ottoman. Exemptés de la plupart des impôts, ils peuvent s’installer sur place et y exercer leur culte. Les différends nés entre ces résidents étrangers ne relèvent pas des juges locaux mais de leur consul, lequel applique la loi française. Ces droits sont d’ailleurs étendus à tous les étrangers qui se rangent sous la bannière du roi. La France va ainsi s’instituer protectrice des catholiques orientaux. Bon gré, mal gré, les capitulations, en particulier dans la protection des catholiques, perdurent jusqu’à la chute de l’Empire ottoman.

104.

René Neuville, Heurs et Malheurs des Consuls de France à Jérusalem aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle, tome II, Jérusalem, 1948, p.24.

105.

Bulletin de l’Oeuvre des pèlerinages en Terre Sainte, BNF, tome I, 1856/1858.

106.

Henry Laurens, Le royaume impossible, la France et la genèse du monde arabe, Paris, A.Colin,1990, p.38.

107.

Ibid, p. 112.

108.

Les études concernant la présence russe en Terre Sainte sont modestes. On peut cependant citer l’étude déjà ancienne mais éclairante de A. d’Alonzo sur la Russie en Palestine et les travaux en cours d’Elena Astafieva.

109.

MAE, Nantes, Jérusalem, A, 122/124, Pèlerinages, Lettre du consul de Jérusalem à l’ambassadeur de France à Constantinople, le 22 septembre 1858.

110.

MAE, Nantes, Jérusalem, A, 122/124, Pèlerinages, Dépêche du consul de Jérusalem à la direction politique du ministère des Affaires étrangères, le 5 avril 1863..

111.

Bulletin de l’Oeuvre des pèlerinages en Terre Sainte, BNF, tome III, 1862/1863.

112.

MAE, Nantes, Jérusalem, A, 122/124, Pèlerinages, Lettre du consul de Jérusalem au ministre des Affaires étrangères, le 29 avril 1869.