La réactivation des rites collectifs : entre processions et pèlerinages

Dans ce contexte très particulier qui caractérise les années 1870, la France catholique a la conviction que la patrie doit expier ses péchés, et qu’il est temps d’entrer en pénitence. Les évêques ultramontains encouragent les dévotions de leurs fidèles. Les catholiques, hommes, et surtout femmes, expriment leur foi, de manière de plus en plus visible, en place publique, selon une tradition réactivée par les missions extérieures depuis la Restauration. L’un des signes extérieurs de la religion est la procession, rétablie, selon certaines conditions, sous le Concordat. Deux définitions peuvent être données des processions : une définition liturgique, « marche solennelle, précédée d’une croix, composée d’un célébrant revêtu d’habits liturgiques, de membres du clergé en habit de chœur ou en surplus, de fidèles, au cours de laquelle sont récitées des prières .» 159 Une définition administrative, avec trois types de cérémonies extérieures du culte : « le transport du viatique aux malades, l’accompagnement du corps des catholiques décédés au cimetière et les processions » 160 .

L’autre exemple de dévotion extérieure est bien évidemment le pèlerinage, présent chez les chrétiens depuis les origines chrétiennes, et qui apparaît comme un vecteur central de la dévotion catholique. La France est forte de ses milliers de lieux sacrés, souvenir d’un saint, présence d’une relique et depuis peu apparitions mariales. En outre, le XIXe siècle est jalonné d’apparitions de la Vierge, de la rue du Bac, à Paris, en 1830, à La Salette en 1846 et bien sûr Lourdes en 1858 161 . Notre but n’est pas de présenter et d’interpréter ces apparitions et l’histoire de leur dévotion mais de montrer comment elles réussirent à recréer une dynamique pèlerine dans le pays, puis vers Rome et Jérusalem. Ces dévotions mariales sont d’autant plus fortes qu’en 1854 Pie IX a proclamé le dogme de l’Immaculée Conception 162 .

L’exemple de La Salette 163 est révélateur de cette attirance grandissante des foules pour les phénomènes sacrés. Alphonse Dupront a démontré l’importance de la sacralité pour expliquer la dévotion des foules : « Fondée sur la transcendance, cette conviction qu’une puissance supérieure préside aux destinées de l’univers et de l’homme. Le sacré est la communication avec ce monde suprahumain » 164 . Trois mois après l’élection de Pie IX, deux bergers, Mélanie Calvat et Maximin Giraud affirment avoir assisté à l’apparition de la Vierge au lieu dit La Salette, dans un ravin escarpé des Alpes dauphinoises. Dans les semaines qui suivent plusieurs milliers de catholiques viennent se recueillir en ce lieu. En 1853, cinquante mille pèlerins affluent. L’autre exemple encore plus spectaculaire de cette dévotion catholique est bien sûr Lourdes où, dès les apparitions de la Vierge à Bernadette Soubirous à partir du 11 février 1858 165 , des milliers de fidèles se pressent à la grotte de Massabielle. En 1866, 40.000 pèlerins sont présents à Lourdes, et en 1873 on atteint le chiffre de 140.000, avant de dépasser le million…

Ce formidable engouement pour les pèlerinages prend un essor extraordinaire pendant l’Ordre moral, période pénitente de l’Histoire. Le mouvement est encouragé par le clergé, organisé et encadré par une nouvelle congrégation, les Augustins de l’Assomption, avec l’utilisation du chemin de fer, « la vapeur au service de Dieu », qui fera la fortune de Lourdes, alors qu’il est impossible de l’utiliser jusqu’à La Salette. Savoureux pied de nez au Syllabus, ou le modernisme est mis en accusation tout en faisant le bonheur de Lourdes.

L’année 1873 apparaît comme « l’année extraordinaire », avec plus de 3000 pèlerinages dans toute la France, et trois temps forts : Chartres, Paray le Monial 166 et Lourdes. Partout retentit la « Marseillaise catholique » :

‘Pitié, mon Dieu’ ‘« Dieu de clémence,’ ‘O Dieu vainqueur,’ ‘Sauvez Rome et la France’ ‘Au nom du Sacré Cœur » 167 .’

Cette « année folle » qui a vu la France se couvrir d’un manteau de bannières du Sacré Cœur reste comme le moment où les catholiques intransigeants ont cru à la restauration prochaine des droits du pape, du retour du roi et de la juste expiation pour une patrie en danger. Les années qui suivent connaissent un tassement de la ferveur pèlerine, mais gagnent en régularité jusqu’à la fin du siècle et au-delà.

Emile Zola se montre pour sa part très mordant à l’égard de cet engouement pèlerin, écrivant en septembre 1872 dans la Cloche, journal républicain et anticlérical : « Les miracles se multiplient d’une façon merveilleuse. Ce ne sont que boiteux qui marchent, moribonds qui ressuscitent (…). Les pèlerinages s’organisent bruyamment ; on va par régiments aux sources et aux grottes merveilleuses, et l’on fait en route un tel tapage que le pays entier sait, à entendre ce charivari, qu’une procession passe quelque part. C’est la foire au miracle… » 168 .

L’anticlérical Debidour y voit la volonté des religieux d’utiliser les pèlerinages comme des démonstrations de force catholique et de dévotion au pape : « Le meilleur moyen d’entretenir dans les masses populaires l’amour du pape et le dévouement à sa cause était toujours de multiplier les pèlerinages et les miracles » 169 . A la même époque George Sand sent une odeur de sacristie se répandre en France.

Une autre dévotion religieuse s’empare des foules, plus féminine cette fois : le culte des objets de piété. Il connaît un engouement spectaculaire après 1850 et encore plus après 1870. Un premier signe indiquant ce retour vers l’objet sacré est la médaille miraculeuse, qui aurait été inspirée par la Vierge à Sœur Catherine Labouré au cours d’une apparition, le 27 novembre 1830, en la chapelle des Filles de la Charité, rue du Bac à Paris. Elle devient la médaille la plus connue et la plus répandue dans le monde, il n’existe pas de succès semblable dans l’histoire religieuse. Sur cet objet, produit à des millions d’exemplaires, on retrouve toutes les indications de la Vierge à Catherine Labouré : « Sur une face, on voit la Vierge, les bras baissés, tendus, légèrement entrouverts. Des paumes de ses mains jaillissent des rayons. Sur l’autre face, une croix rappelant la mort du Christ repose sur un M, l’initiale de Marie » 170 .

Le succès des nouvelles dévotions doit beaucoup aux progrès de l’industrie. La lithographie permet à l’imagerie pieuse, support d’une dévotion intime, de se développer. Mgr Dupanloup déplore même « une certaine imagerie religieuse (…) qui atteint quelquefois (…) les dernières limites du ridicule et de la fadeur » 171 . Certains n’hésitent pas à évoquer « une dévotion à l’eau de fleur d’oranger ». Les statues de plâtre, fabriquées industriellement se répandent à partir de 1860. Dans la fabrique de Léon Moynet à Vendeuvre-sur-Barse (Aube), « Plus de 2000 modèles sont disponibles en 1914, la production atteignant les 1000 statues par mois : une statue de 45 centimètres qui coûtait 600 francs en marbre était vendue 12 francs en terre cuite » 172 . Cette fabrication industrielle fait dire à Viollet le Duc que ces statues « se répandent dans les cures de nos campagnes avec la rapidité du phylloxéra. » 173

La période dite de l’Ordre moral est le moment espéré par les catholiques ultramontains, fiers de redonner vigueur à une patrie meurtrie, la Gallia Christina, et à une religion persécutée. La formidable dévotion qui s’empare de la majorité des catholiques, les prépare à des combats plus durs, face à l’adversaire républicain. Un combat qui s’étend au-delà des frontières françaises, des portes de Saint Pierre à celles du Saint Sépulcre, de Rome à Jérusalem.

Dans cette lutte aux dimensions mondiales, une congrégation se veut la force qui dirige et pousse ce peuple catholique vers de nouvelles frontières.

Notes
159.

P.D’Hollander, L’Eglise dans la ville, les processions à Limoges au XIXe siècle, p.478, Revue d’Histoire moderne et contemporaine, n°46-3, juillet-septembre 1999, pp. 478-513.

160.

Ibid.

161.

Concernant les apparitions mariales, on peut citer comme ouvrage de référence celui de Philippe Boutry et Joachim Bouflet, Un signe dans le ciel. Les apparitions de la Vierge, Paris, Grasset, 1997, 480p.

162.

« Nous déclarons, prononçons et définissons que la doctrine qui tient que la bienheureuse Vierge Marie a été dans le premier instant de sa conception, par une grâce et une faveur singulières du dieu tout-puissant, en vue des mérites de Jésus-Christ, Sauveur du Genre humain, préservée intacte de toute souillure du péché originel, est une doctrine révélée de Dieu, et qu’ainsi elle doit être crue fermement et constamment par tous les fidèles ».

Jean-Luc Maxence, Le secret des apparitions et des prophéties mariales, Paris, De Fallois, 2000, p.18.

163.

Concernant l’histoire des apparitions et du site, La Salette, pèlerinage et littérature (1856-1996). Textes réunis par François Angelier et Claude Langlois, Grenoble, Editions Jérôme Million, 2000, 219p.

164.

Gabriel Audisio, Les Français d’hier, Des croyants, XVe-XIXe, tome II, Paris, A.Colin, 1996. p.263.

165.

Concernant l’histoire des apparitions à Lourdes, les différents ouvrages de René Laurentin font référence.

166.

Pierre Pierrard retrace l’ambiance du 20 juin 1873 à Paray le Monial : « C’est « la grande journée des pèlerinages » avec les représentants de onze diocèses, avec les zouaves pontificaux conduits par les généraux de Senis et de Charrette, avec surtout les pèlerins d’Alsace et de Lorraine, toute noire, la foule se jette à genoux en pleurant. Partout retentissent les invocations, les cris de « Vive Pie IX, vive la France !» Les cantiques, la Pitié mon Dieu surtout, sont répétés mille fois par des milliers de voix. Jamais, de mémoire d’hommes, on n’avait vu pareil spectacle, entendu de telles supplications (…) A la tombée de la nuit, toutes les maisons de Paray s’illuminent, tandis que, cierge allumé à la main, les pèlerins se rendent à la gare accompagner ceux qui partent par le train de 22 heures ».

167.

Claude Guillet, op. cit., p.191.

168.

Emile Zola, Oeuvres complètes, Les trois villes, Lourdes, p.13.

169.

M.Debidour, L’Eglise catholique et l’Etat en France sous la Troisième République, Paris, 1906, p.161.

170.

François de Muizon, Enquête sur la piété des foules, Paris, Perrin, 1998, p.52.

171.

Ralph Gibson, op. cit., p.63-93.

172.

Gérard Cholvy, op. cit., p.120.

173.

François Lebrun, op. cit., p.358.