La devise choisie par le Père d’Alzon « Adveniat regnum tuum » illustre l’engagement total de ses religieux pour Dieu, pour l’Eglise, et pour le pape, se voulant, en particulier, en retrait sur le plan politique. Emmanuel d’Alzon a une vision claire de la mission de sa congrégation, il imagine une légion, une milice, une super élite, « son âme d’aristocrate, qui aspire au « meilleur », qui ne croit qu’à tout ce qui est « digne », « noble », « distingué », « droit », lui fit souhaiter, dans sa congrégation et, il est vrai, au milieu des circonstances troublées de 1870, un « conseil de guerre perpétuel », « une sorte d’aristocratie, afin que la pensée-mère ne meure pas avec le chef » 178 . Cette vision qu’il a de sa mission et de ses religieux est intéressante à plus d’un titre, et en premier lieu par la concrétisation de ses souhaits, puisque ses premiers disciples, que se soit le Père Picard ou le Père Vincent de Paul Bailly possèdent cette haute tenue, cette forte considération d’être ces moines sur qui reposent le salut chrétien de la France. En deuxième lieu, les activités qu’ils déploient jusqu’en 1900, dans les pèlerinages, dans la presse ou dans les œuvres sociales, sont toujours empreintes de cette haute valeur qu’ils essayent d’avoir, cette volonté d’être les bataillons du Christ.
Durant les premières années de la congrégation, les activités sont multiples mais pas toujours bien définies ou suivies. En 1855, on note dans la constitution de l’institut les principaux programmes d’action des assomptionnistes : « L’enseignement, la publication des livres, les œuvres de charité, le ministère des âmes, les missions étrangères, les travaux pour la destruction du schisme et de l’hérésie » 179 . Les activités sont nombreuses, peut-être trop pour un jeune institut, ce qui est souvent reproché au fondateur, et les rend peu lisibles, ce qui fait dire à Pierre Sorlin : « Qu’avant 1870, l’Assomption a peu d’importance : elle est une de ces petites congrégations dont on ne parle pas » 180 . Durant les vingt premières années de l’Assomption, le collège de Nîmes dirigé par E. d’Alzon est la seule œuvre sérieuse de la congrégation, d’où sortent les assomptionnistes de la première génération comme les Père Picard et Germer Durand.
Certains événements sont cependant à noter au cours du Second Empire. L’achat d’un terrain à Paris, 8, rue François Ie, où le Père d’Alzon fait construire un couvent avec 5 ou 6 religieux dirigés par le Père Picard, futur supérieur. Cette maison, située au cœur de la capitale, s’avère nécessaire pour une congrégation dont la maison mère se trouve fort éloignée des centres religieux et politiques, et ne peut compter que sur la personnalité du Père d’Alzon. S’y ajoute la création d’une branche féminine, en 1865, par le P. Etienne Pernet, les Petites Sœurs de l’Assomption, qui sont affectées comme aides-soignantes gratuites auprès principalement des milieux ouvriers urbains en situation de chômage, de maladie ou d’impécuniosité. Enfin, la volonté pour le supérieur des assomptionnistes de s’installer hors de France avec en point de mire la Terre Sainte et Jérusalem. En 1860, le Père d’Alzon hérite de la fortune familiale et souhaite la mettre à la disposition de la congrégation, avec l’espoir de racheter le Cénacle ou le tombeau de la Vierge. Malheureusement pour lui, ce rêve d’établissement en Terre Sainte est de son vivant déçu, mais en partie réalisé après sa mort avec les Pèlerinages de Pénitence et la construction de Notre Dame de France à Jérusalem.
Parti présenter son projet de rachat d’un Lieu Saint au pape, en 1862, il en repart avec une mission à implanter en Bulgarie et la fondation d’un séminaire 181 . Le Père d’Alzon, malgré sa déception, met à cette occasion en pratique l’un des principes de sa congrégation : « Il faut toujours travailler pour Rome, quelquefois sans Rome, mais jamais contre Rome » 182 .
L’intérêt central de la congrégation de l’Assomption pour notre travail est bien entendu son rapport aux pèlerinages. Il est indispensable de mieux comprendre la pensée des premiers assomptionnistes concernant ces processions au long cours et en particulier celle, jugée parfois ambiguë du Père d’Alzon.
Le fondateur des Augustins de l’Assomption, issu d’une famille méridionale d’aristocrates fortunés, a constamment aspiré à ce qu’il y a de « meilleur », de « digne », et a été souvent comparé à un chevalier catholique. Le pèlerinage est pour lui un acte de foi, un moment fort de la vie d’un chrétien qu’il faut sans cesse renouveler. Il va pérégriner tout au long de sa vie, que cela soit dans son diocèse, comme par exemple Notre-Dame de Rochefort 183 , l’Espérou ou les sanctuaires mariaux de La Salette ou de Lourdes. Le Père d’Alzon se montre un pèlerin attentif, ému et fidèle à la cité pyrénéenne, qui, le 11 février 1858, est le théâtre de la première apparition de la Vierge à Bernadette Soubirous. Ce n’est pas le cas pour La Salette où Mélanie Calvat et Maximin Giraud, bergers, voient le 19 septembre 1846, la Vierge en pleurs. Le Père d’Alzon se rend une fois à La Salette, douze ans après les faits et il repart avec ce commentaire : « La Salette m’a laissé, je ne sais pourquoi, incrédule ou du moins dur et sec » 184 . Alors que le Père d’Alzon ne se rend qu’une fois à La Salette, Lourdes l’accueille à cinq reprises. Il s’y rend pour la première fois dix ans après les apparitions, en solitaire, et éprouve un sentiment bien différent de celui du site marial isérois : « Lourdes m’a apporté je ne sais quel parfum de paix, de confiance et d’espoir » 185 . Les quatre autres visites à Lourdes se font toutes dans le cadre d’un pèlerinage diocésain ou national.
Ces pérégrinations montrent son profond attachement à ces actes de foi que sont les pèlerinages, ce qui fait dire à Gaëtan Bernoville, son biographe : « Nul, plus que lui, n’a saisi l’importance spirituelle des pèlerinages ; nul mieux que lui, n’en a défini la valeur de purification, d’expiation, d’acte public de foi » 186 . Tout porte ainsi à croire qu’il est un fervent défenseur du culte extérieur, comme l’atteste son premier article paru dans Le Correspondant en 1829, sur la Fête-Dieu : « Il y montre que la religion nous enseigne la joie par ses fêtes ; il décrit les reposoirs et l’ampleur des processions » 187 .
Certains indices dans la pensée alzonienne ont cependant tendance à nuancer son engouement pour le culte extérieur, pour une piété collective et populaire, voire féminine. Claude Soetens analyse assez justement l’évolution des fidèles ultramontains, portés vers une piété plus expansive : « Dés les années 1840, mais surtout après 1850, parallèlement à l’ultramontanisme officiel et doctrinal de certains milieux dirigeants de l’Eglise, se développe, sous l’influence italienne, une piété plus expansive et festive, aux effusions sentimentales encore plus prononcées qu’auparavant (…) Le culte marial rencontre évidemment le mieux ces aspirations collectives (…) Ce qui importe dans ce nouveau courant, c’est qu’il est saisi par les responsables ecclésiastiques pour utiliser la piété populaire en la canalisant et en y insérant l’idéal du retour à la chrétienté théocratique. Et c’est ce que le Père d’Alzon ne me paraît pas avoir fait » 188 .
Il apparaît que, tout au long de sa vie, Emmanuel d’Alzon utilise cet outil pour renforcer, chez ses collégiens en particulier, l’amour de Jésus-Christ. Mais, il ne conçoit cette démarche chrétienne que suivant des formes d’une piété, centrée sur l’essentiel de la foi. Claude Soetens conclut ainsi sur la pensée alzonienne : « Ultramontain oui, et à fond, toujours pour replacer Dieu et l’Eglise au cœur de l’organisation sociale ; mais en ce qui le concerne, pas en faisant appel aux manifestations du populisme religieux, trop exposé au risque de déformation doctrinale » 189 .
L’attachement profond du père d’Alzon aux pèlerinages, aux dévotions mariales, est donc incontestable, même si certains aspects de piété populaire l’indisposent. Mais qu’en est-il des sentiments de ce chef religieux, au moment où ses lieutenants, et en particulier le Père Picard, souhaitent se mettre à la tête des grands pèlerinages populaires des années 1870 ?
Malgré ses racines méridionales (encore que son père soit originaire de la Mayenne), son tempérament parfois excessif, il reste un homme de la noblesse, marqué par une éducation aristocratique où la foule a une connotation négative, particulièrement sur le plan religieux. Il redoute la piété d’une multitude expansive et festive qui semble dénaturer la doctrine de l’Eglise. Les premières années de l’Assomption sont ainsi fortement marquées par les apparitions mariales, qui suscitent surtout chez les femmes une dévotion extérieure faite de grands élans de piété et d’une accumulation d’objets religieux. Il va s’en dire qu’Emmanuel d’Alzon n’est en aucun cas quelqu’un qui regarde d’un œil méfiant le peuple d’en bas, mais le populisme religieux, à la fois tapageur et provocant, a certainement plus d’une fois irrité le vicaire général de Nîmes.
Il n’est donc pas étonnant que le fondateur des Augustins de l’Assomption s’inquiète de la place prise par les pèlerinages dans les activités des membres de la congrégation, surtout pour ceux des membres de la communauté de Paris. Il estime que l’organisation et l’accompagnement de pèlerinages ne doit pas prendre la place d’autres activités comme les œuvres sociales : « On peut prier sans pèleriner…La question des œuvres ouvrières est tout autre. Là est le salut » 190 . Ces propos du Père d’Alzon sont tenus après les formidables succès des premiers pèlerinages à La Salette en 1872, à Lourdes en 1873, organisés par les assomptionnistes, sous la direction d’un Conseil Général des pèlerinages dirigé par le Père Picard. La hantise du Père d’Alzon est que sa fragile communauté de quelques dizaines de membres ne se lance dans de grandes pérégrinations, au risque de s’épuiser 191 . D’où sa proposition de mettre entre les mains des évêques l’organisation des pèlerinages, d’autant plus qu’il connaît, pour être lui-même un séculier, la susceptibilité de certains évêques à ne pas être maître des manifestations catholiques qui se déroulent dans leur diocèse.
Les années qui suivent montrent qu’il ne fut pas écouté par ses disciples, ce qui permit de faire de cette petite congrégation du sud de la France l’une des plus en vue de la fin du XIXe siècle. Lorsque les encouragements du pape arrivent, en particulier pour l’organisation de pèlerinages à Rome, les craintes du fondateur s’estompent, et font sauter les derniers verrous à la déferlante pèlerine assomptionniste.
Le Père d’Alzon conserve une position ambivalente à l’égard des pèlerinages, qui ne sont pas un objectif premier et prioritaire de sa congrégation. C’est un fervent pèlerin et initiateur de pèlerinages dans son diocèse. Mais en tant que chef d’une nouvelle communauté, peu nombreuse, fragile, en butte à l’hostilité (vraisemblablement exagérée) des protestants, des catholiques libéraux, et a fortiori du nouveau régime, il a peur que son œuvre échoue et reste prudent.
Claude Soetens, Le P. d’Alzon, les Assomptionnistes, les pèlerinages, in Emmanuel d’Alzon dans la société et l’Eglise du XIXe siècle, sous la direction de René Rémond et Emile Poulat, Paris, Le Centurion, 1982, p.304.
Lucien Guissard, Les Assomptionnistes d’hier à aujourd’hui, Paris, Bayard, 1999, p.68.
Pierre Sorlin, La Croix et les juifs, Paris, Grasset, 1967, p.21-22.
Pourquoi la Bulgarie ? Laissons au Père Lucien Guissard le soin d’expliquer la pensée papale : « Certains groupes de Bulgares chrétiens cherchaient à se rapprocher de Rome pour des motifs religieux mais également pour se libérer de la pression religieuse et politique de Constantinople. (…) Pie IX projetait de donner aux Bulgares un clergé bien formé, attaché à Rome mais soucieux de sauvegarder les richesses de ses propres traditions religieuses » Lucien Guissard, Les Assomptionnistes d’hier à aujourd’hui, Paris, Bayard, 1999, p.93. C’est le Père Victorin Galabert qui fut chargé de préparer une fondation en Bulgarie, en l’occurrence un séminaire. « L’œuvre slave » se répand très vite par le biais de collèges en Bulgarie et dans les pays limitrophes.
Perier-Muzet J.-P., Le Père d’Alzon et les pèlerinages, AAR, p.3.
Le sanctuaire Notre Dame de Grâce à Notre Dame de Rochefort fut fréquenté assidûment par le Père d’Alzon qui prit l’habitude d’y emmener annuellement les élèves du collège de Nîmes qui font l’aller à pied et reviennent en train.
Perier-Muzet J.-P., Le Père d’Alzon et les pèlerinages, Lettre à M.Marie-Eugénie de Jésus, le 16 août 1868, AAR.
Père d’Alzon, Correspondances, AAV, tome VII, p.134.
Gaëtan Bernoville, Emmanuel d’Alzon, un promoteur de la Renaissance catholique au XIXe siècle, Paris, Grasset, 1957, p.203-205.
Gérard Cholvy, Emmanuel d’Alzon. Les racines, in Emmanuel d’Alzon dans la société et l’Eglise du XIXe siècle, sous la direction de René Rémond et Emile Poulat, Paris, Le Centurion, 1982, p.33.
Claude Soetens, Le P. d’Alzon, les Assomptionnistes, les pèlerinages, in Emmanuel d’Alzon dans la société et l’Eglise du XIXe siècle, sous la direction de René Rémond et Emile Poulat, Paris, Le Centurion, 1982, p.307.
Ibid, p.307.
Lettre au Père Picard, le 8 septembre 1874, in Gérard Cholvy, op. cit., p.33
En 1880, on note que la congrégation compte seulement 43 profès, 15 novices et quelques convers. Ils seront par contre 675 prêtres en 1914.