Les premières initiatives

Le formidable succès des pèlerinages organisés par les assomptionnistes à partir de 1872 les rendait incontournables pour de nouvelles missions extérieures, ce qui n’échappait pas à Rome. La dimension spirituelle qui anime la communauté assomptionniste, la volonté d’instaurer le royaume de Dieu, de s’aider du surnaturel pour arriver à ces fins, a pour conséquence un attrait irrésistible pour la Terre originelle. Cet espace sacral, oublié des catholiques, entre les mains des « infidèles » et autres « schismatiques », n’est-ce pas à ces nouveaux croisés du Christ de le délivrer ?

Les catholiques ultramontains, dont les assomptionnistes deviennent de plus en plus les chefs de file, ne peuvent souhaiter le retour de la religion, du règne de Jésus-Christ en France, en oubliant ce qui fait la force de leur foi : Bethléem, Jérusalem, le Saint-Sépulcre…Serait-il possible, à l’image des milliers de pèlerins aux lieux des cultes mariaux, d’envoyer par centaines et peut-être par milliers de nouveaux croisés réaffirmer la place de la religion catholique, mais aussi de la France, fille aînée de l’Eglise en Terre Sainte ? L’abbé Tardif de Moidrey y répond en une phrase, qui devient le but a atteindre : « Nous voulons faire une croisade pacifique et conquérir Jérusalem le chapelet à la main » 205 .

Ainsi, au cours des années 1870, et les premiers succès de La Salette et de Lourdes aidant, nombreux se font les appels en France ou en Terre Sainte pour l’organisation d’un pèlerinage de grande envergure. Les caravanes de l’Oeuvre des pèlerinages en Terre Sainte, pionnières pour le XIXe siècle, se sont très vite essoufflées en de petits groupes de dix à vingt personnes, n’ayant plus une portée significative.

En 1874, Mgr Poyet, du Patriarcat latin de Jérusalem, souhaite la venue en grand nombre de pèlerins français en Palestine : « Un des moyens les plus puissants de régénération pour la Terre Sainte, c’est d’envoyer le plus grand nombre possible de pèlerins vraiment pieux visiter le Saint-Sépulcre » 206 . Il démontre que depuis 1853, date des premières caravanes dite de la rue de Furstenberg, seulement 600 pèlerins ont foulé la Terre du Christ : « Qu’est-ce que 600 pèlerins ? Qu’est-ce que 1200 en 20 ans, en y joignant les pèlerins arrivés des autres parties de l’Europe, comparés aux 150 000 pèlerins schismatiques ? Je devrais dire 200 000 » 207 . Porte-voix de nombreuses personnes 208 , il souhaite que l’Oeuvre des pèlerinages en Terre Sainte présente depuis 20 ans en Palestine, mais avec un effectif réduit, et le nouveau Conseil Général des pèlerinages s’impliquent dans cette nouvelle aventure : « M. le Marquis de Maigecourt, président de la dernière caravane, a exprimé devant moi le désir que votre comité s’unisse au Comité général des pèlerinages pour n’en faire qu’un au moins pour les pèlerinages en Terre Sainte. On aura bien des avantages puisque les R.P. de l’Assomption se chargent de diriger les opérations de comité, on a la certitude que l’œuvre des pèlerinages marchera bien. » 209 Ce dernier point de la lettre montre ainsi comment en quelques mois les assomptionnistes ont obtenu une reconnaissance tout à fait étonnante dans l’organisation des pèlerinages.

L’idée de Mgr Poyet, si l’on se replace dans le contexte des années 1870, semble un peu démesurée puisqu’il rêve d’envoyer des centaines de personnes dans un pays lointain, à l’écart de toute modernité. Mais, de zélés catholiques, de plus en plus nombreux, s’imaginent déjà en croisés pacifiques « le chapelet à la main », et n’y a-t-il pas plus belle victoire pour un homme, après s’être imprégné de la force mariale, soumis au pape, que de s’abandonner dans les bras du Christ ?

Dans un article du Pèlerin, une tertiaire franciscaine, approuve pleinement cette initiative : « Prier à la crèche de l’Homme-Dieu, à Gethsémanie, au Calvaire et au divin Sépulcre, n’est-ce pas là le plus beau rêve ici-bas de la vie d’un chrétien ? On a déjà beaucoup supplié pour notre pauvre patrie, les plus célèbres sanctuaires ont retenti des lamentations de la France coupable ; mais le pèlerinage par excellence, cette voie douloureuse parcourue par la plus auguste des victimes, a été trop oublié » 210 . Cependant Sœur Véronique met l’accent sur un sujet qui deviendra vite un objet de discorde une fois le pèlerinage lancé : « N’est-ce pas, en effet, aux frères de la Pénitence, à ces fils de Saint –François d’Assise, que l’on doit demander de porter les premiers l’étendard de la Croix sur les rivages de la Palestine ? » 211 . Cette proposition, légitime pour les franciscains, qui furent les seuls à défendre les Lieux Saints pendant des siècles, n’a pas de suite. A partir de la décennie 1880, elle est sources de profondes discordes entre la Custodie et l’Assomption, remplis chacun de leur fierté de gardiens des Lieux Saints et d’être de nouveaux croisés.

Les assomptionnistes, dotés d’un nouveau supérieur général en 1880 212 , le Père Picard, secondé par l’intrépide Vincent de Paul Bailly se laissent rapidement séduire par cette idée qui serait l’aboutissement de leur œuvre pèlerine. A partir de 1881, de nombreux articles sur un pèlerinage en Terre Sainte se répandent dans la presse et en particulier dans le Pèlerin. Le compte-rendu du congrès catholique de Lille en 1881 illustre la volonté du Conseil Général des pèlerinages de préparer l’opinion catholique à cette nécessité de se rendre sur les Lieux Saints : « Depuis plusieurs années, toutes les fois que se réunit un groupe important de catholiques animés du désir de faire quelque chose pour la gloire de Dieu, on ne manque pas de soulever la question du pèlerinage populaire de pénitence à Jérusalem » 213 . Nous n’avons pas de données chiffrées pour savoir si ces groupes de catholiques en attente d’un pèlerinage aux Lieux Saints sont nombreux, mais le but est de montrer que de toute la France une demande monte pour une telle expédition : « Après les larmes de La Salette et les triomphes de Lourdes, demandons à la Vierge immaculée de nous conduire à Jérusalem. Là, nous trouverons le but définitif du mouvement qui, au jour de l’angoisse, porte la chrétienté vers les sanctuaires où sont pour elles les grandes espérances, disons plus, la certitude du Salut » 214 .

Les catholiques ultramontains sont au tournant des années 1870-1880, toujours en état de pénitence, mais revêtus de leur armure de combattant catholique face à l’ennemi républicain. Le péril est d’autant plus grand qu’au cours des dernières années, la République a vu son pouvoir s’affirmer, grâce à la constitution de 1875, les élections de 1877, la démission du Maréchal de Mac-Mahon. Autant d’éléments qui enracinent ce régime et repoussent la royauté dans les profondeurs des forêts autrichiennes.

Pour les assomptionnistes, la Palestine est peut-être plus encore la terre du salut, alors qu’ils se font expulser de France par les républicains 215 et sont obligés de trouver une terre d’asile. L’ultime salut se trouve peut-être bien de l’autre côté de la Méditerranée.

Pour combler ce désir brûlant pour un espace surnaturel et sacré, il faut plus concrètement mettre en place une organisation adaptée un pays qui n’a de surnaturel que son absence total de confort moderne ou européen. D’emblée, il est question de sacrifice : « Les pèlerins se contenteront du nécessaire, et, sans, prétendre leur imposer administrativement une vie trop dure, on disposera toutes choses en vue de la plus stricte économie. De Jaffa à Jérusalem, il faut franchir une distance de 16 à 17 lieues sans moyen de transports suffisants pour un grand pèlerinage. Des personnes valides et assez fortes pour faire ce trajet à pied, en deux ou trois jours, pourraient donc seules être admises (…) Quant à la nourriture, on y pourvoira : il faut avoir en vue de vrais pèlerins, appartenant en bon nombre à cette classe de la société où l’on sait se suffire à soi-même ; assez pieux pour consentir à livrer, dans une certaine mesure, à l’imprévu l’heure du déjeuner, voire même celle du dîner » 216 . Cet avant-goût de la Palestine (qui n’est tout de même pas le désert d’Arabie, et encore moins une terre sans peuple !) est là pour fortifier la foi des plus faibles et montrer que le salut n’interviendra qu’après des actes de profondes pénitences. Avec ce salut de la France, l’autre argument, que nous avons déjà évoqué, est le secours des latins menacés par les schismatiques : « Chaque année dix mille Russes, autant de grecs schismatiques vont en Terre Sainte : la Vraie Eglise y est représentée par quelques dizaines de ses enfants ! On désire voir cesser cet état de choses et montrer à l’Orient que nous n’avons pas complètement et absolument perdu toute dévotion au Saint-Sépulcre » 217 .

A la fin de l’année 1881, la décision est prise de lancer un grand pèlerinage populaire de pénitence en Terre Sainte au cours de l’année 1882 sous la direction du Conseil Général des pèlerinages et des assomptionnistes.

Notes
205.

Le Pèlerin, n°255, 1881.

206.

Lettre de Mgr Poyet au P. Bailly, le 6 février 1874, AAR, GU5.

207.

Ibid.

208.

Mgr Poyet, d’un caractère « farfelu », comme nous aurons l’occasion de le noter par la suite, parle surtout en son nom !

209.

Lettre de Mgr Poyet au P. Bailly, le 6 février 1874, AAR, GU5.

210.

Le Pèlerin, n°258, 1881.

211.

Ibid.

212.

Le Père d’Alzon décède le 21 novembre 1880, et le Père Picard, ancien élève de Nîmes, un des premiers disciples de la congrégation, et grand meneur d’hommes est la personne désignée pour remplacer le fondateur.

213.

Le Pèlerin, n°255, 1881.

214.

Ibid.

215.

En 1880, le régime républicain décrète une loi contre les congrégations non autorisées, dont les assomptionnistes font partis.

216.

Le Pèlerin, n°255, 1881.

217.

Ibid.