Les préparatifs de la IXe croisade

Le projet de pèlerinage en Terre Sainte arrêté, le Conseil Général des pèlerinages se doit d’informer la France catholique de ce plan populaire d’un pèlerinage en Terre Sainte. La première cible est la presse catholique et, en premier lieu le Pèlerin qui reste l’organe privilégié pour l’organisation de pèlerinages. Ainsi tout au long du premier trimestre de l’année 1882, les lecteurs sont tenus au courant des préparatifs du périple palestinien et sont incités à s’inscrire. Les autres journaux de la presse catholique se font également l’écho du pèlerinage à l’image de l’Univers qui écrit de nombreux articles sur la préparation du pèlerinage et les questions que peuvent se poser les lecteurs « on demande si l’on accepte les femmes…oui » 218 . De nombreuses revues de province présentent l’événement, L’Echo de Fourvière annonce le pèlerinage de pénitence et promet de donner des nouvelles tout au long de son déroulement. La revue La Terre Sainte annonce également le pèlerinage même si dans son numéro du 12 février 1882 elle a dû mal à faire la distinction entre le pèlerinage de la rue de Furstenberg et le Conseil Général des pèlerinages. De plus, l’abbé Albouy, organisateur malheureux de caravanes, se permet quelques réflexions acerbes : « Le comité a-t-il suffisamment réfléchi au danger d’imposer à de faibles femmes la marche forcée de 55 kilomètres en un seul jour, à travers des chemins difficiles ? » 219 .

Outre la médiatisation de l’évènement via « la Bonne Presse », les principaux organisateurs vont aller au devant des catholiques pour expliquer cette nouvelle croisade, « la neuvième » ! C’est le cas pour M. Tardif de Moidrey 220 qui fait une série de conférences dans le midi de la France, où par exemple à Toulouse, il retrouve le sénateur légitimiste de Belcastel, intrépide pèlerin quelques semaines plus tard.

L’objectif des assomptionnistes est d’obtenir le soutien du clergé de France, et en particulier des évêques. Ils envoient à chacun une circulaire « pour leur annoncer le pèlerinage en Terre Sainte et demander leurs encouragements et leur bénédiction » 221 . L’Univers, dans son édition du 3 février 1882, note que « les approbations épiscopales continuent à arriver ; elles atteignent le chiffre de 45 ». Cette attention portée aux évêques a pour but la diffusion de l’information dans les diocèses mais également de montrer aux catholiques l’intérêt du haut clergé pour cette initiative.

Cet immense effort de communication s’avère payant, et le Père Bailly peut écrire « que le pèlerinage de Jérusalem va très bien (…) que l’effet en Orient est immense et que ce grand acte de foi est un événement pour le monde entier » 222 . Un homme cependant s’inquiète de ce débordement d’enthousiasme religieux, teinté d’anti-républicanisme : le consul de Jérusalem, M. Langlais. Représentant de la République, il craint que ce pèlerinage de masse ne se transforme en démonstration politique comme il l’écrit le 8 février 1882 à un assomptionniste de sa connaissance, relais auprès du Père Picard : « Ne permettez, à aucun prix que des brouillons, ignorants des choses de la Terre Sainte, dénaturent le caractère pieux de votre pèlerinage. Ils causeraient à la Religion, aux intérêts catholiques, un dommage immense. Que la politique, sous quelque forme qu’elle se présente soit impitoyablement banni de vos rangs pendant toute la durée de votre pèlerinage en Palestine » 223 . Ceci n’empêche point le consul d’approuver pleinement le projet : « Je souhaite de tout mon cœur de Catholique et de Français que ce projet réussisse » 224 . Le Quai d’Orsay n’a jamais eu l’indélicatesse d’envoyer un anticlérical en poste en Terre Sainte.

Le projet de pèlerinage repose sur deux principes : il sera pénitent et populaire. Les assomptionnistes ont bien conscience que leur pèlerinage ne sera une réussite que s’ils réussissent à l’ouvrir à l’ensemble de la société et pas seulement à une élite de riches catholiques, comme ce fut le cas pour les caravanes de la rue de Furstenberg.

Premièrement, ce pèlerinage doit être un acte de haute pénitence, il ne peut en être autrement pour des ultramontains qui sont « entrés en pénitence » depuis 1870. Les disciples du Père d’Alzon ont toujours l’ambition, qui était celle du fondateur, et du même coup ils mettent en pratique la devise de la congrégation, d’instaurer le règne de Dieu. Or cette devise est plus que jamais contestée, alors que tous les signes religieux disparaissent de l’espace public 225 .

Les assomptionnistes souhaitent que cet événement fasse date aussi bien dans la France républicaine, laïque et anticléricale, que dans la Palestine musulmane et schismatique. C’est pourquoi les organisateurs annoncent clairement qu’il ne s’agit pas d’un voyage d’agrément à la découverte de l’Orient mais d’un acte de pénitence aux lieux de la souffrance du Christ. En tête du programme, outre la référence à Benoît-Joseph Labre, pèlerin mendiant du XVIIIe siècle, devenu saint, on lit que « ce pèlerinage a pour but la prière, la pénitence et l’expiation pour le triomphe de l’Eglise et du Pape, le salut de la France (…) Quiconque ne veut pas prier, souffrir, obéir, ne doit pas se faire inscrire » 226 . D’autre part, les assomptionnistes éditent un ouvrage pour chaque pèlerin Le livre du pèlerin : « Il contiendra les renseignements et prières absolument indispensables » 227 . Il est ajouté que la Bible reste essentielle.

Le Père Picard, déjà en route pour la Jérusalem céleste, aurait souhaité un règlement moral des plus rigides concernant en particulier l’abstinence des couples, mais devant la crainte de faire reculer certains inscrits, il n’en fit rien. Cependant, quelques jours avant le départ, il fait parvenir aux pèlerins une dernière lettre de conseils où il développe la haute ambition religieuse de ce pèlerinage : « Le jour du départ approche ! (…) mais il ne suffit pas de désirer cette heure, il faut la préparer par la prière et associer à cette prière nos familles et nos amis (…) Le jour du départ de leur pays les pèlerins se feront tous un devoir d’assister à la messe et d’y communier. Nous les engageons à demander cette messe pour le pèlerinage et à y inviter leurs amis. Ceux qui ont charge d’âmes pourraient à cette messe inviter leurs fidèles à prendre part à la Croisade pacifique » 228 .

L’atmosphère qui se dégage les jours précédents le départ est l’attitude des organisateurs, et en particulier des religieux de l’Assomption, déjà embarqués pour un voyage dans un monde à demi-céleste qu’est la Terre Sainte, inspirant les plus grands espoirs, les plus chaudes attentes. C’est une autre forme de Terre promise que celle que viennent chercher à la même date les juifs de la première Alyah.

Par ailleurs, c’est un pèlerinage qui se veut populaire, donc accessible aux plus modestes. Trois tarifs sont proposés : une première classe à 550 francs, une deuxième classe à 425 francs et une troisième classe à 250 francs. Ces prix comprennent le transport de Marseille à Jaffa puis à Jérusalem et le retour, avec une partie des repas pris en charge. Les frais de séjour à Jérusalem ne sont pas fournis, mais en dignes pénitents « ceux qui savent se contenter d’une installation et d’une nourriture très simples pourront aisément ne pas dépenser plus de deux francs par jour » 229 . Ces tarifs sont attractifs à plus d’un titre, tout d’abord par le fait qu’il y a trois classes et que la dernière est à 250 francs ce qui est abordable pour une bourse moyenne. Le tarif des caravanes de la rue de Furstenberg, outre le fait de ne pas comporter de troisième classe, est pour Pâques 1882 de 1410 francs en première classe et de 1215 francs en deuxième. Les assomptionnistes ont réussi à proposer des prix très adaptés, correspondant à la démarche voulue d’un pèlerinage populaire. Cependant pour que le voyage soit accessible aux bourses les plus modestes, et en particulier aux prêtres, les membres du Conseil Général des pèlerinages ont l’astucieuse idée d’ouvrir des souscriptions pour venir en aide aux personnes (en particulier les prêtres) désireuses de se rendre au Lieux Saints mais n’en ayant pas les moyens. Le Pèlerin explique cette démarche, s’appuyant sur le bon usage de la charité : « Nous n’avons point ici, comme pour les malades de Lourdes, des places gratuites à offrir, et cependant nous savons que c’est la tradition de l’Eglise qu’il y a toujours, surtout au chemin de Jérusalem, des pèlerins mendiants. On ne peut plus mendier de village en village comme autrefois lorsqu’on allait à pied à Jérusalem, mais on peut mendier avant de partir. (…) Que de chrétiens empêchés d’aller à Jérusalem voudront être représentés en chair et en os là-bas par un autre eux-mêmes ! » 230 . Ainsi tout au long du premier trimestre 1882, les catholiques sont invités à faire des dons, aussi infimes soient-ils, et tous les généreux donateurs sont cités dans les colonnes du Pèlerin, ce qu’une pensée perfide verrait comme l’un des buts des offrandes !

Le Pèlerin se remplit pendant des semaines de noms de donateurs avec les sommes promises. L’Univers, Le Monde, L’Union, des journaux catholiques ou assimilés, donnent chacun 100 francs. En général, des messages expliquent les motivations du don. La majorité souhaite que leur offrande soit affectée en priorité à un prêtre sans fortune ou une religieuse : « Ne pouvant, ni par mon âge, ni par ma santé, ni par ma position, participer au bonheur du pèlerinage de pénitence pour se rendre aux Saints-Lieux, je viens m’associer à ce pèlerinage et supplier d’y être représenté par deux religieux aux intentions de me sanctifier ainsi que ceux qui m’entourent et de m’obtenir une bonne mort- Ci-joint 600 francs. M. Ch, du diocèse de Rouen » 231 . Les raisons sont ainsi multiples de participer à la souscription : acte de foi, guérison, aide à un pèlerin pauvre ou une promesse : « Il y a quelques semaines, ma femme de chambre était très sérieusement malade, je demandai sa guérison à Notre Seigneur par son Saint-Sépulcre, promettant, si elle se remettait, d’envoyer 50 francs pour le pèlerinage à Jérusalem. Aujourd’hui qu’elle est parfaitement rétablie et plus vite qu’on n’aurait jamais osé l’espérer, je suis bien heureuse d’accomplir ma promesse » 232 .

Les exemples se multiplient sur plusieurs semaines donnant l’impression d’une France catholique mobilisée pour cet évènement unique, incroyable, inimaginable en d’autres temps.

Au final, la souscription permet d’encaisser la somme de 125 725 25 francs dont 73 552 70 francs sont destinés aux pèlerins pauvres. 4 billets sont offerts à des pèlerins pour la première classe, 73 pour la deuxième classe, 136 pour la troisième classe, soit un total de 213 pèlerins qui se voient attribuer des billets entièrement gratuits 233 . Ces chiffres montrent clairement que les assomptionnistes ont tenu à rester fidèles à leur volonté première d’organiser un pèlerinage populaire. L’encadrement reste cependant composé de nobles ou d’éminentes personnalités du monde catholique.

L’engouement d’une partie du monde catholique est couronné par l’intervention papale de Léon XIII à Rome le 6 mars 1882 :

« C’est une grande joie d’apprendre par vos lettres, qu’on prépare (…) ce pèlerinage de pénitence aux Lieux Saints de la Palestine, dont nous avons, sur votre rapport, approuvé le projet d’organisation et qui doit reproduire le caractère et la piété des anciens pèlerinages. (…) Nous vous félicitons aussi de ce que la direction de tout le pèlerinage vous a été confiée, d’un commun accord avec vous, qui avez tant de fois, d’une façon qui mérite louanges, dirigé les pèlerinages à Rome. (…) Nous accordons aux pèlerins l’INDULGENCE PLENIERE 234 pour le jour du départ, celui du retour ou le lendemain, et pour un jour quelconque, au choix de chacun, pendant le pèlerinage » 235 .

Les relations des assomptionnistes avec le Vatican, que cela soit entre le Père d’Alzon et Pie IX ou entre le Père Picard et Léon XIII ont toujours été excellentes, et la protection papale pour ce pèlerinage comme pour les pèlerinages mariaux et romains est d’un immense secours pour la renommée assomptionniste.

Sans nous étendre ici sur l’organisation pratique que nous détaillerons par la suite, il convient de citer les deux bateaux retenus pour ce pèlerinage : la Guadeloupe et la Picardie. Ce dernier, non prévu au départ, a été réquisitionné devant le nombre important des inscriptions. Les deux bateaux appartiennent à la Compagnie Transatlantique, et sont entièrement mis à la disposition des pèlerins pendant toute la durée du voyage. Concernant la logistique, en personnel d’accompagnement, en animaux, tentes… les assomptionnistes ont délégué ces tâches à la Compagnie Thomas Cook and son qui s’est imposé en quelques années dans l’organisation de voyages d’agrément ou autres.

Ainsi, au printemps 1882 se concrétise un projet de croisade pénitente, que de nombreux catholiques des deux côtés de la Méditerranée espèrent depuis longtemps, et que le Conseil Général des pèlerinages, fort de dix ans d’expérience, va s’efforcer de mener à bien.

Notes
218.

L’Univers, n°5199, 3 février 1882.

219.

Abbé Albouy, La Terre Sainte, 12 février 1882.

220.

C’est le frère de l’abbé Tardif de Moidrey, grand prédicateur à La Salette, et initiateur d’un pèlerinage en Terre Sainte, projet qu’il ne peut mener à son terme, il décède en 1880. Son frère est avocat, démissionnaire à l’instauration de la République, et l’un des principaux organisateurs du pèlerinage de 1882.

221.

Compte rendu de la séance du 13/01/1882 du Conseil Général des pèlerinages, AAR, UD 1-6.

222.

Séance du 3 mars 1882 du Conseil Général des pèlerinages, AAR, UD 1-6.

223.

MAE, Nantes, Jérusalem, A, 122/124.

224.

Ibid.

225.

En 1880, une loi supprime l’obligation du repos dominical, en 1881, c’est l’une des lois fondamentales de J. Ferry instaurant l’école gratuite et le 28 mars 1882, un mois avant le pèlerinage en Terre Sainte c’est « la triste loi » instaurant l’école laïque, même si pour Charles Péguy le monde moderne commence à cette date ! Deux ans plus tard, c’est le rétablissement du divorce, et cinq ans après c’est l’obligation pour les religieux d’effectuer le service militaire. Autant de lois qui sont perçus comme des coups de poignard contre la France catholique.

226.

Programme du Pèlerinage populaire de Pénitence d’avril 1882, AAR, CLUS N32.

227.

Ibid.

228.

Lettre du Père Picard aux pèlerins, AAR, CL.U5 N21.

229.

Le Pèlerin, n°264, 1882.

230.

Ibid.

231.

Le Pèlerin, n°269, 1882.

232.

Le Pèlerin, n°270, 1882.

233.

AAR, UG2.

234.

Les indulgences plénières sont au XIXe siècle fortement espérés et recherchés par les fidèles. C’est une remise de la peine temporelle encourue par les péchés. Au Moyen Age, il faut accomplir une peine publique pour pouvoir être absous d’un péché. L’indulgence peut-être plénière (c'est-à-dire générale comme c’est le cas ici, dépendant totalement de la volonté papale) ou partielle. Par conséquent, elle dispense totalement, ou en partie, le pécheur de cette peine. Elle était tarifée (pèlerinage, jeûne, prières, dons).

235.

Lettre de Léon XIII au Père Picard, Le Pèlerin, n°272,