La IXe Croisade

Pour mieux comprendre la portée d’un tel événement, ce départ vers ce que René Rémond appelle « la Jérusalem céleste » 237 , il est intéressant de se pencher sur le vocabulaire utilisé, qui exprime la volonté d’inscrire le pèlerinage de 1882 et ses mille pèlerins dans une continuité historique et une renaissance religieuse.

Le mot CROISADE est le terme le plus fréquemment utilisé en ce printemps 1882. On le trouve dans les annonces du pèlerinage, dans les discours des assomptionnistes, ainsi que dans les récits de pèlerins. La volonté est indéniable de rattacher cet événement à l’histoire à la fois de la France et de la Terre Sainte, à ce formidable mouvement qui débute en 1095 par la proclamation, par le Pape Urbain II, de la première croisade. Phénomène d’autant plus fort qu’il a atteint son objectif avec la prise de Jérusalem le 15 juillet 1099 et l’installation pour près de deux siècles d’une présence latine en Orient. Ce parallèle a également pour but de ressusciter cette valeureuse France chrétienne du Moyen Age, celle qui place Dieu au cœur de la société et qui était capable de soulever une foule de croyants pour aller délivrer le tombeau du Christ.

Pierre Aubé, dans son histoire des Croisades, montre que ce terme de croisade n’existe pas en 1095 et n’apparaît que timidement au XIIIe siècle : « Ce mot qui devait avoir la fortune que l’on sait, n’existe pas. S’il y a bien des « croisés » -crucesignati- des « pèlerins » et le « voyage outre-mer », ce substantif ne désignera pas avant longtemps le mouvement lui-même, et encore moins l’idéologie qui le sous-tend » 238 . Au cours des siècles, il tend vers une polysémie de plus en plus large. Alphonse Dupront constate que « c’est un fait que la Croisade survit aux croisades. Et d’une survie qui garde puissance d’animer les hommes, puisque encore trois siècles au moins après qu’il n’y a plus, ou presque, de croisade, des croisés se dressent, partent ou rêvent » 239 . Il ajoute que « le retour en force de l’appellation, lentement au cours du XIXe siècle (…), ne saurait être un hasard. A prendre le plus immédiatement les choses, l’on est en présence d’un mot presque détaché d’une histoire, celle-ci plus ou moins ignorée ou condamnée, et qui s’enfle de vertu. Tout se passe comme si « croisade » avait pris, en sa seule réalité de signe verbal, une puissance propre de signe : autrement dit, l’un de ces mots qui, parce qu’ils nomment, créent. » 240 L’utilisation du mot croisade correspond à cet événement historique que veulent insuffler les assomptionnistes dans l’Histoire catholique de France, la croisade correspondant à « l’une des formes les plus hautes de la vie collective de l’extraordinaire » 241 . Alphonse Dupront y voit enfin la « création d’un génie collectif de la croisade, et donc, au sens charnel et immanent du mot, un mythe. Ce mythe où, comme dans la vie, les faits, les rêves, les besoins inassouvis s’emmêlent et se confondent » 242 .

Les religieux et autres pèlerins de 1882 se veulent les dignes héritiers de ces chevaliers qui réussirent au nom de la France, « Gesta Dei per Francos », et de l’Eglise à s’installer durablement en Terre Sainte. C’est donc en « toute modestie », dans la logique du fil de l’histoire qui s’étire, que ce pèlerinage de 1882 prendra le titre de « IXe croisade », la VIIIe s’étant terminée piteusement à Tunis par la mort de Saint Louis emporté par la peste.

A partir de ce thème des croisades, dérive un vocabulaire associé, avec tout d’abord la mise en valeur d’une croisade pacifique, et non pas guerrière, comme ce fut principalement le cas huit cents ans auparavant, suivant en cela la volonté d’un des précurseurs des pèlerinages en Terre Sainte, l’abbé Tardif de Moidrey : « Nous voulons faire une croisade pacifique, et conquérir Jérusalem le chapelet à la main » 243 . La Croix publie pour sa part un récit de ce pèlerinage qu’elle intitule « La première Croisade de pénitence » 244 et les Annales de la Mission de Notre Dame de Sion donne comme titre à leur article sur le compte-rendu du pèlerinage « Ie croisade d’expiation » 245 .

Pour mener à bien cette IXe croisade, il faut un chef, un guide et qui mieux que le Père Picard, supérieur des Augustins de l’Assomption pour incarner cette fonction ?

L’abbé Alazard, pèlerin, lui rend un vibrant hommage : « Pour la conduire, il fallait du cœur et du caractère. Le Père Picard en a montré. Confiant dans la providence, et sans pusillanimité, avec la foi qui ne comprend pas les hésitations, avec la générosité d’une âme qui ne doute pas, il jeta au milieu de la France catholique le cri de : Dieu le veut ! » 246 .

Dans la logique de croisade, la comparaison avec un autre chef religieux de la fin du XIe siècle apparaît évidente : Pierre l’Hermite. J.-T de Belloc, pèlerin, fait ainsi un parallèle saisissant entre le prêcheur de 1095 et le Père Picard lançant à Marseille son appel aux pèlerins : « Etes-vous prêts, dit-il, à sacrifier votre vie pour affirmer votre foi ? Oui ! Oui ! Nous sommes prêts à donner notre vie » 247  ; et le pèlerin témoin d’ajouter « sur la montagne de la Garde se renouvelle, pour ainsi dire, la scène de la plaine de Clermont, quand le pape Urbain II, ému lui-même au récit de Pierre l’Hermite, donna la croix aux premiers croisés » 248 . On retrouve dans cet élan l’enseignement du fondateur qui souhaitait faire de sa congrégation une légion, une élite, un conseil de guerre face aux périls présents et à venir. Ses disciples ont pleinement suivi ses principes et s’apprêtent ainsi à les appliquer.

Les mille pèlerins sont bien évidemment associés à cette croisade : 

« Ces mille chrétiens présentaient plus d’une analogie avec les croisés. Comme ces derniers, ils étaient de tout âge, de tout sexe, de toute profession (…), on y remarquait comme jadis de brillants et intrépides chevaliers, peut-être leurs descendants que la destinée avait attirés sur la trace de leurs dieux » 249 . Les religieux pèlerins sont assimilés à des moines chevaliers, symboles de leur foi mais aussi du combat que certains mènent depuis les expulsions de 1880. L’ensemble des pèlerins forme « une armée pacifique » ou « une légion sacrée », ce qui démontre encore une fois l’ambivalence entre souvenir guerrier de la croisade et but religieux. L’entrée dans Jérusalem, retracée par un pèlerin, en accentue la portée : « Ce n’est point une armée de conquérants avec l’éclat des trompettes et le cliquettis des armes. C’est l’armée pacifique des soldats de Jésus-Christ (…) La Croix et le Rosaire, voilà les armes qui brillent dans nos mains et sur nos poitrines. Heureuse conquête que la nôtre où il n’y a ni morts, ni blessés, mais seulement des vaincus : l’enfer et le démon » 250 .

Tous ces valeureux croisés prenant la route de Jérusalem créent une itinérance sacrale, une via Dei, qu’Alphonse Dupront appelle l’iter hierosolymitanum : « Car tous, ils vont à Jérusalem. Croisés et non croisés, tout ce flot qui roule sur les routes marche de l’Occident vers l’Orient, et il n’a pas d’autre espérance que d’atteindre Jérusalem. (…) Pèlerins donc, et pèlerins de Jérusalem, pèlerins du Saint Sépulcre : la route s’appelle quelquefois iter Sancti Sepulchri » 251 .

Tous unis, le Père Picard, les moines chevaliers, l’armée pacifique des 1000 pèlerins ont pu s’écrier : Dieu le veut !

Ces observations linguistiques du pèlerinage des mille peuvent s’étendre aux deux bateaux : La Guadeloupe et La Picardie. Ils sont le lien entre la terre des pères et celle du Christ, et sont d’emblée présentés comme des basiliques flottantes : « Notre navire est devenue une vraie basilique de pèlerinage » 252 . Nous sommes une fois de plus plongés dans ce monde céleste en partance pour la terre virginale, celle que les impies n’atteindront pas.

Figure 7
Figure 7 Le Pèlerin, n°1063, 1897.

Pour les organisateurs, l’utilisation d’un tel vocabulaire, historique et religieux, veut démontrer une fois de plus l’aspect unique et sacré d’une telle aventure. Du simple projet de pèlerinage on est passé à une croisade, la 9e.

Cette référence à la croisade inspire au Père Marie-Antoine, Capucin à Toulouse, et grand prédicateur à Lourdes, l’invention d’un cantique : La France à Jérusalem, magnifique passerelle entre deux époques :

‘« Jérusalem, tressaille d’allégresse,’ ‘Voici les fils des Croisés d’autrefois ;’ ‘Ce sont les Francs, leur nom dit leur prouesse,’ ‘T’en souvient-il, quand ils étaient tes Rois ?’ ‘(…)’ ‘Gloire aux Croisés, soldats de la prière !’ ‘Gloire aux Croisés, ô divin bataillon !’ ‘Gloire aux Croisés, seul espoir de la terre !’ ‘Gloire aux Croisés, ô résurrection ! » 254 .’

Notes
237.

René Rémond in Castel P., Le Père François Picard et le Père Vincent de Paul Bailly dans les luttes de presse, Rome, Maison Généralice de Rome, 1962, p.7.

238.

Pierre Aubé, Jérusalem, 1099, Arles, Actes Sud, 1999, p.168.

239.

Alphonse Dupront, Le mythe de croisade, Paris, Gallimard, 1997, p.15.

240.

Alphonse Dupront, Du sacré, croisades et pèlerinages, Paris, Gallimard, 1987, p.28.

241.

Ibid, p. 373.

242.

Alphonse Dupront, Le mythe de croisade, op. cit., p.16.

243.

Le Pèlerin, n°255, 1881.

244.

AAR, B62.

245.

Annales de Notre Dame de Sion, juin 1882, n°21.

246.

Abbé Alazard, En Terre Sainte, Rodez, 1895, p.13.

247.

J.-T de Belloc, Jérusalem, souvenirs d’un voyage en Terre Sainte, Paris, Maison de la Bonne Presse, 1887, p.4.

248.

Ibid.

249.

1 e pèlerinage de pénitence, AAJ, document interne.

250.

Abbé V.Mourot, La Terre Sainte et le pèlerinage de pénitence en 1882, Paris, Maison de la Bonne Presse, p.24.

251.

Alphonse Dupront, Le mythe de croisade, Paris, Gallimard, op. cit., p.1320.

252.

Le Pèlerin, n°280, 1882.

253.

Le Pèlerin, n°1063, 1897.

254.

Abbé V. Mourot, op. cit., p 70.