La Guadeloupe et la Picardie : les monastères flottants

Nous avons évoqué précédemment le fait que le comité du pèlerinage a prévu d’affréter un bateau spécial La Guadeloupe pouvant accueillir 500 pèlerins, mais très vite débordé par le nombre d’inscriptions, il dut en affréter un autre La Picardie. Ce dernier a le double symbole de porter le nom de la région de naissance de Pierre l’Ermite (n’est-ce pas un signe supplémentaire pour ces croisés pacifiques ?) et d’avoir été utilisé pour des pèlerinages …à La Mecque. Sa dernière fonction fut de rapatrier des communards déportés à Nouméa. Le poétique Père Marie-Antoine, dont nous avons pu admirer les œuvres, rend un hommage vibrant à ce bateau : « Tous ces services avaient humilié la Picardie, qui était comme honteuse d’elle-même. Mais aujourd’hui ses destinées sont changées. Elle vient de recevoir ses titres de noblesse et avec eux un baptême nouveau » 266 .

Tous les récits de pèlerinage s’attardent, parfois longuement, sur l’atmosphère religieuse qui règne sur les bateaux, qualifiée de surnaturelle parce qu’il n’y a que des pèlerins à bord, que le bateau a été préparé pour offrir le sentiment d’être dans l’antichambre du royaume du Christ. L’abbé Alazard fait une très juste description de cette vie à bord de ce qu’il appelle « un monastère flottant » 267  : 

« Il y avait donc à bord le règlement de la prière. Tous les matins, après le lever qui avait lieu de très bonne heure, prière et méditation. (…) Puis, venait l’heure des messes. Partout où c’est convenable, on dresse des autels. Autour de chaque autel se groupent des pèlerins afin de participer aux prières de sacrifice et faire la sainte communion. (…) A neuf heures, le premier chapelet du rosaire était récité avec méditation. (…) A deux heures, venait le second chapelet. (…) A trois heures, le chemin de la croix par le Père Marie-Antoine. Le soir, à huit heures, commençaient les chants des cantiques en l’honneur de la Reine des cieux. Puis une instruction était prêchée » 268 . Il avait été demandé aux pèlerins, avant le départ, de fournir des autels portatifs et autres objets pour célébrer la messe : « On prie instamment les prêtres qui auraient des autels portatifs, de petits calices, des ornements peu volumineux, de vouloir bien les mettre à la disposition de pèlerinage jusqu’en juin » 269 .

Il apparaît d’emblée difficile d’échapper à ce programme de prière, et le fait que mille pèlerins, dans un espace somme toute restreint, s’adonnent à ces pratiques religieuses, laisse entrevoir l’ampleur de leur ferveur durant les cinq jours de la traversée. Cette croisière de pénitence s’avère d’autant plus pieuse que les pèlerins partent sous la tempête ce qui laisse augurer d’une traversée difficile, où le mal de mer a certainement été la plus grande pénitence.

Un rite important a lieu pendant la traversée, qui va se reproduire à chaque pèlerinage : la bénédiction solennelle d’une croix. Avant le départ, deux avaient été fabriquées 270 qui suivraient le pèlerinage tout au long de ses pérégrinations en Terre Sainte, et seraient dressées, au retour en France, sur un lieu de pèlerinage.

Le Pèlerin retranscrit ainsi cette cérémonie : « La bénédiction solennelle de la croix a lieu alors au chant de l’O Crux, ave. On la baise, on prie tout autour d’elle. (…) Ensuite prière du soir au pied de la croix. Notre navire est bénit ; la croix en a pris possession ; on acclame la Guadeloupe et son commandant » 271 .

La traversée de Marseille à Jaffa ou Caïffa représente ainsi pour chaque pèlerin un moment fort, leur permettant d’emblée d’entrer dans cet univers de pénitence, voulu par le Père Picard, d’abstraction sociale (pas toujours évidentes), et de préparation aux premiers pas en Terre Sainte.

Notes
266.

Abbé Alazard, op. cit., p.17.

267.

Ibid, p.31.

268.

Ibid, p.31.

269.

Le Pèlerin, n°273, 1882.

270.

Ces deux croix doivent avoir la même grandeur que celle du Christ : 6 mètres de long et 3mètres 30 de large.

271.

Le Pèlerin, n°280, 1882.