L’entrée des croisés dans la Ville Sainte

Nous avons déjà évoqué lors des pèlerinages romantiques et des caravanes de la rue de Furstenberg, le fabuleux moment qu’est la première vision de Jérusalem. Il en est de même pour ce pèlerinage avec le sentiment supplémentaire d’être à part, puisque membres de la IXe Croisade : « A mesure que nous avançons nous ne faisons que monter et descendre, et les collines apparaissent nues et presque privées de végétation. A chaque instant nous nous attendons à voir paraître la ville sainte, mais une nouvelle montagne se présente plus pénible à gravir. Jérusalem est bien la figure du ciel, où l’on arrive qu’après une longue attente et par une voie rude et difficile. Cependant nos montures pressent le pas, nous arrivons sur une nouvelle hauteur, et tout à coup nous apercevons resplendissants sous les derniers feux du soleil, des murs, des maisons, des coupoles. Des minarets…quelle émotion ! Quel indicible bonheur ! C’est Jérusalem, la sainte ! Que n’ai-je pu mettre pied à terre et me prosterner ! Mais nous formons un grand cercle pour chanter en groupe le « Loetatus sum…Je me suis réjoui…nous allons dans la maison du Seigneur » 310 .

Figure 11
Figure 11 P. Germer-Durand, La première croisade de pénitence, récit illustré du pèlerinage populaire à Jérusalem, AAR, B62.

L’arrivée à Jérusalem se fait en trois temps, échelonnée du 9 au 13 mai. Tous les pèlerins sont présents à Jérusalem jusqu’au dimanche 28 mai, fête de la Pentecôte, ce qui veut également dire qu’ils passent la fête de l’Ascension dans la ville. Chaque pèlerin est logé dans les instituts catholiques, mais doit assurer sa nourriture : « ceux qui savent se contenter d’une installation et d’une nourriture très simples pourront aisément ne pas dépenser plus de deux francs par jour » 312 .

« L’instant céleste » pour les mille croisés arrivés dans l’espace divin est la procession de la porte de Jaffa, appelée porte des pèlerins, au Saint Sépulcre. Après la pénitence la plénitude : « Ce n’est point une armée de conquérants avec l’éclat des trompettes et le cliquetis des armes. C’est l’armée pacifique des soldats de Jésus Christ (…). La Croix et le Rosaire, voilà les armes qui brillent dans nos mains et sur nos poitrines » 313 . Laissons à notre témoin privilégié le soin de retracer cette procession catholique : « Nous marchons deux à deux et sur une longue file. La foule est immense. Tout Jérusalem est sur pied. Juifs, musulmans et schismatiques s’empressent. Les catholiques sont rayonnants de bonheur. C’est peut-être leur plus grand jour de triomphe depuis que Jérusalem fut reprise sur les croisés (…) Le cortège s’organise en procession. Les troupes turques la protègent. Le pacha est là pour saluer la France catholique. Le consul français s’y trouve avec ses janissaires. On se met en marche. M. de Belcastel, l’orateur catholique, tient la tête avec l’oriflamme du Sacré Cœur qu’il porte avec une fierté patriotique. Le pavillon national flotte à ses côtés.

On entonne les hymnes et cantiques. Plus de mille poitrines chantent le Te Deum et le Magnificat » 314 .

La Croix et le Pèlerin, comme de nombreux récits de pèlerinages se font l’écho de cette « prise de Jérusalem par les croisés pacifiques du XIXe siècle » et de ce formidable impact (apparent) que ce pèlerinage de catholiques français a eu sur les populations locales : « Un père Franciscain qui sait l’arabe entend un musulman dire, la veille de son départ de Jérusalem, à un prêtre schismatique : Maintenant, nous voyons quels sont les bons chrétiens et les vrais pèlerins, à vous, quand ils viennent ici, c’est une comédie, ils ne prient pas, ils vont en troupeaux (…). Les catholiques sont de vrais pèlerins, qui croient et qui prient. Le prêtre schismatique parut fort vexé » 315 . L’abbé Mourot décrit également en ces termes la vision de ces légions de croisés par les populations locales : « Les Grecs murmuraient entre eux : Décidément cela vaut mieux que nos douze mille Russes qui viennent tous les ans promener leurs guenilles sordides (…) Et les Juifs eux-mêmes semblaient dire : « Décidément ce Jésus que nos pères ont crucifié était bien le fils de Dieu ; il n’y a qu’un Dieu pour inspirer un pareil amour ! Depuis la reprise de Jérusalem en 1187, on n’avait pas vu semblable spectacle d’une procession de Latins chantant librement leurs cantiques à travers la Ville Sainte » 316 .

Même le consul de France semble impressionné par cette démonstration de force des catholiques intransigeants : 

« [Les pèlerins] sont entrés processionnellement au Saint Sépulcre ayant pour tous emblèmes, une bannière de la Vierge et des drapeaux tricolores. Nous n’avons jusqu’ici qu’à nous féliciter de leur esprit et de leur tact. Effet produit excellent. Population vivement impressionnée. Autorités locales très bienveillantes » 317 .

Ces descriptions de l’entrée des mille pèlerins dans Jérusalem apparaissent comme le moment central du pèlerinage. On imagine que le Père Picard et les religieux de l’Assomption ont à cet instant l’impression d’avoir atteint ce royaume de Dieu, par cette prise de possession pacifique de la Ville Sainte. Toutes les populations locales sont reléguées au second rang, même les catholiques orientaux ralliés à Rome, et il n’existe plus que ces Francs, fils de la « vraie religion », rejetés d’une terre gouvernée par des « barbares » (pour reprendre l’expression de Frédéric Ozanam), et qui trouvent en cet instant surnaturel les récompenses à leur pénitence et a fortiori à la force de leur foi.Malheureusement pour eux, la procession finie, la réalité s’impose, montrant que mille pèlerins, aussi imposants soit-ils, ne représentent que peu de monde dans une ville à majorité juive et dans un territoire à forte majorité musulman.

Notes
310.

Abbé Baldy, Journal d’un pèlerin en Terre Sainte, AAR, UG, p.22.

311.

P. Germer-Durand, La première croisade de pénitence, récit illustré du pèlerinage populaire à Jérusalem, AAR, B62.

312.

AAR, CLU5 N32.

313.

Abbé Mourot, op.cit., p.241.

314.

Abbé Alazard, op. cit., p.108.

315.

Le Pèlerin, n°287, 1882.

316.

Abbé Mourot, op. cit., p.242.

317.

MAE, Nantes, Jérusalem, A, 122/124, Télégramme du consul de France à Jérusalem au ministère des Affaires étrangères, le 11 mai 1882.