L’Empire Ottoman, « l’homme malade » du XIXe siècle

Edifié à partir du début du XIVe siècle, sur les ruines de l’Etat Seldjoukide d’Anatolie, puis, au XVe siècle, sur celles de l’Empire byzantin, l’Etat ottoman est devenu, après la prise de Constantinople (29 mai 1453), l’une des puissances majeures de l’Europe et du Proche-Orient. Il est le dernier des grands empires du Vieux Monde et peut être considéré comme le successeur des empires romain, byzantin et arabe.

A partir de la fin du XVe siècle, mais plus encore au XVIe siècle, cet Empire connaît son âge d’or : les sultans Sélim Ie et Soliman le Magnifique sont les acteurs d’un accroissement territorial considérable. En 1516, Sélim Ie occupe la Palestine après en avoir chassé les Mamelouks et s’empare du Caire l’année suivante. Après être passé maître de la Méditerranée orientale, Soliman le Magnifique, son fils, s’attaque à la partie occidentale en envahissant Rhodes puis les riches plaines du Danube, tout en renforçant son pouvoir à l’est avec la prise de Bagdad en 1534. Tout le règne de Soliman le Magnifique est une succession de conquêtes d’un bout à l’autre de la Méditerranée, réunissant sous son autorité près de 22 millions de personnes avec des villes de grandes renommées dont la plus glorieuse est Istanbul, grande métropole de l’Islam qui est, avec ses 600 000 habitants, la ville la plus peuplée du monde.

Le sultan, d’abord chef de guerre, devient un législateur. Ses droits, acquis par la force, maintenus par l’organisation de sa puissance, tirent leur justification de sa foi musulmane. Sa fonction militaire et législative se fond dans son rôle religieux ; défenseur de l’islam et de la loi coranique, il représente l’unité de l’islam comme l’unité de l’Empire, une atteinte à l’ordre voulu par Dieu mettant en cause son pouvoir et réciproquement. Dans le Dar al-islâm, où la communauté des croyants, umma, est garante de la Loi donnée par la révélation, l’unanimité confessionnelle est conçue par tous comme la forme la plus large de rassemblement. Les communautés chrétiennes et juives sont juxtaposées à la communauté musulmane dominante et protégées par elle, conformément à l’hospitalité-protection traditionnelle dont elles bénéficient en acceptant de vivre sous la domination de l’islam. Les Turcs appellent millet chacun des groupes confessionnels jouissant d’un statut reconnu dans l’Empire ottoman. Les sultans font respecter, en tant que chefs spirituels et temporels des musulmans, la protection des communautés non musulmanes soumises.

Les ottomans qui réussirent à imposer leur puissance sur une large partie du Proche Orient et de la Méditerranée, mirent en place un état dont le but fut de consolider cette puissance et empêcher toutes révoltes.

L’Etat ottoman est un état centralisé autour du gouvernement représenté par le grand vizirat, que l’on a pris l’habitude d’appeler la Porte. Le problème essentiel est celui de la distance géographique : il faut en effet plusieurs semaines pour faire parvenir aux provinces les plus lointaines les ordres de la capitale. Etablir des gouverneurs de province dotés de pouvoirs importants représente un danger ; un gouverneur puissant peut risquer de se révolter avec ses troupes et créer son propre royaume.

La Porte a construit un système savant d’équilibres pour maintenir l’autorité du pouvoir central. Les gouverneurs (wali) de province (welayet), généralement ayant rang de pacha, voire de vizir, n’occupent leurs fonctions que quelques années.

La levée des impôts est également essentielle pour maintenir la puissance et la richesse de la Porte. Au XVIIe siècle se généralise le système de la ferme fiscale (iltizam) : toutes les ressources fiscales, aussi bien sur les terres que sur les douanes ou les impôts urbains, sont affermées à des fermiers fiscaux, les multazim.

Malgré la volonté de mettre en place un maillage très structuré de l’autorité de la Porte dans les multiples territoires qui sont sous sa domination, son pouvoir ne cesse d’être remis en cause et ce, dès la mort de Soliman le Magnifique en 1566.

Au XVIIIe siècle, la structure du pouvoir ottoman s’est décentralisée et l’autorité de la Porte a considérablement diminué dans les provinces arabes. C’est l’époque où les forces militaires régionales et les notables concentrent le plus de pouvoirs. En Egypte, ce ne sont pas les contingents ottomans mais les Mamelouks qui ont le pouvoir réel. Il existe encore un gouvernement ottoman, mais il est dans la dépendance étroite des Mamelouks qui se donnent le droit de le déposer à tout moment. Dans le Bilad al-sham (pays de Damas), Ahmad Pacha al-Jazzar, un Mamelouk exilé d’Egypte, réussit à étendre son autorité du Mont-Liban à Jérusalem et oppose une résistance victorieuse à Bonaparte lors de sa campagne de Syrie avant de mourir en 1804.

L’Empire ottoman, bien que turc, a été la seule organisation politique depuis le Califat omeyyade à regrouper la plus grande partie des Arabes dans une entité plus vaste. Les autonomies du XVIIIe siècle doivent être comprises pour ce qu’elles sont : non pas l’affirmation d’Etats-nations régionaux, mais un mouvement d’extrême décentralisation dans un cadre qui reste profondément ottoman d’esprit et de nature. Henry Laurens voit dans l’ensemble du monde ottoman de cette période, non pas un déclin politique, mais l’établissement d’une sorte de commonwealth 323 .

Au début du XIXe siècle, malgré les pertes de territoires subies par les Ottomans, l’Empire présente encore une superficie très importante. Il s’étend de l’Albanie à la mer Noire, des rives orientales de la Méditerranée au Golfe persique et la mer Rouge. Cet ensemble imposant couvre une surface de plus de 5 millions de kilomètres carrés, soit 10 fois celle de la France.

Les puissances européennes font depuis longtemps le siège de la Porte et ont petit à petit grignoté le pouvoir des sultans et démantelé pièce par pièce l’Empire. Les Européens et en particulier les Français sont présents en Orient depuis le XVIe siècle avec la mise en place des capitulations. Ces traités de commerces permettent de développer les Echelles du Levant, ports ouverts aux Etats européens, et la France est au XVIIIe siècle le premier partenaire européen des Ottomans.

Forts de leur pouvoir économique, les Etats européens s’intéressent petit à petit à l’Empire de façon politique, le plus souvent sous le couvert de la religion. Sa situation géographique entre la Méditerranée et la Mer Rouge, entre l’Europe et l’Asie suscite de nombreuses convoitises. En premier lieu, de la Russie, toujours soucieuse de contrôler l’accès à la Mer Noire, puis de l’Angleterre, désireuse de se créer une route protégée pour rejoindre les Indes, et de la France dans sa volonté d’étendre son empire et de contrer l’avidité des Anglais. On peut ajouter l’Empire Austro-Hongrois qui voit dans les Ottomans des voisins dangereux.

Le XIXe siècle est ainsi marqué par la « question d’Orient » où toutes les puissances européennes dans un jeu diplomatique des plus subtils essayent de tirer le meilleur parti de cet « homme malade » qu’est devenu l’Empire ottoman.

Les coups de boutoirs de Napoléon Bonaparte puis ceux de Mohamed Ali, de la Guerre de Crimée et enfin du traité de Berlin mettent définitivement l’Empire sous la « protection rapprochée » des Etats européens.

En 1839, de grandes réformes sont entreprises par la Porte, pour améliorer un système en déliquescence depuis Soliman le Magnifique où l’autorité du Sultan est de plus en plus remise en cause par des potentats locaux. Les Etats européens font également pression pour de telles réformes. La période du Tanzimat, mot arabe signifiant réorganisation, s’étend de 1839, où elle est inaugurée par le rescrit de Gulhané, à 1878, où le congrès de Berlin organise la tutelle des puissances sur l’Empire ottoman. Les réformes ont à la fois pour but de moderniser l’Empire et de créer un statut d’égalité entre tous les sujets ottomans. Les transformations sont particulièrement perceptibles à Constantinople, « ville des merveilles », où surgit des palais, banques, postes, hôtels, écoles, théâtres, avenues, tramway, un second pont sur la Corne d’Or… Dans les provinces reculées, surtout en Anatolie, les réformes sont inexistantes. Les campagnes sont ruinées par la corruption, le brigandage, l’inégalité de statut entre musulmans et chrétiens, les taxations abusives, l’afflux d’immigrés. Les promesses restent « lettre morte », et les diplomates se demandent si les réformes n’ont pas été que des subterfuges permettant au sultan de se tirer d’un mauvais pas.

Le Tanzimat est l’œuvre d’une poignée d’hommes d’Etat et d’une bureaucratie de fonctionnaires qui tentent d’appliquer les réformes annoncées. Ils réussissent à transformer l’empire et à le maintenir en vie. Ils échouent à le guérir.

Notes
323.

Henry Laurens, l’Orient arabe, Arabisme et islamisme de 1798 à 1945, Paris, Armand Colin, 1993, p.35.