La Palestine, terre désolée?

Dans les récits de pèlerins ou d’historiens, la Palestine du XIXe siècle est souvent assimilée à un vaste désert, une région reculée de l’Orient méditerranéen peuplée de bédouins et d’arabes tout juste sédentaires. Il se trouve que la vision pessimiste de cette terre est depuis longtemps contredite par toutes les études montrant que les travaux précédents ont fait preuve d’un certain aveuglement, volontaire ou non. Alexander Schölch 331 dans son étude sur l’économie palestinienne estime que la transformation sociale et économique de la Palestine a commencé au temps de la domination égyptienne (1831-1840), s’est poursuivie pendant la première période Tanzimat (1839-1856), pour atteindre un stade de véritable mutation dans les décennies qui suivent la guerre de Crimée.

Il est cependant évident que la Palestine est une région pauvre par rapport aux pays européens et que sa population, majoritairement rurale, ne profite que peu des évolutions de ce siècle industriel. Les bédouins qui provoquaient la désolation dans les campagnes après leur passage ont été au fil du siècle mis au pas, et même si des potentats locaux, issus le plus souvent des grandes familles locales assurent une autorité parfois excessive, la vie dans les campagnes comme dans les villes s’est améliorée dans la deuxième moitié du siècle. Elle reste néanmoins parfois des plus sommaires comme en firent l’expérience les missionnaires catholiques, tel le T. R. Père Ratisbonne, en 1856, en visite auprès des catholiques de Gifneh :

 « Ayant mis pied à terre, je m’informai de la maison où se réunissaient les familles nouvellement converties et la demeure réservée au prêtre (…) J’y trouvai une trentaine d’hommes, accroupis en cercle et fumant leur chibouk autour d’un feu soigneusement entretenu. (…) Le chef me fit asseoir sur un coussin, à la place d’honneur ; lui-même m’offrit le chibouk et la tasse de café traditionnels. La fumée que répandait le foyer, et celle des fumeurs, n’avait d’autre issue que l’escalier fantastique par lequel j’étais descendu, de sorte que mes yeux versaient des larmes abondantes, sans aucun soulagement possible. (…) Une bonne vieille prit dans ses mains, sales et calleuses, une écuelle en bois, doublée d’une couche de crasse ; elle remplit l’écuelle de quelques poignées de riz déjà cuit, qu’elle alla prendre dans un trou de la muraille ; elle chercha dans d’autres crevasses un affreux cornet de poivre dont elle saupoudra le riz, après s’être mouchée à la mode du pays ; puis elle versa généreusement, dans le plat, de l’huile verte et manipula le tout avec ses propres doigts. Quand cette opération fut terminée, elle m’offrit la chose avec une galette de pain cuit sous la cendre. C’était mon souper !!! (…) Je fis un bon signe de croix et j’avalai le tout ; ce n’était pas trop mauvais. (…) Mon bréviaire terminé, je demandai où était la chambre à coucher (…) Il était inutile de changer de place ; le coussin qui m’avait servi de siège allait me servir d’oreiller ; une natte fut disposée par terre, en guise de matelas, à la place même où j’avais soupé. A peine était-je étendu sur ce lit primitif que je sentis sur ma figure les évolution d’une formidable légion d’insectes (…) impossible de fermer l’œil, et d’autant plus impossible qu’un paysan, qui couchait à quelques pas de moi, faisait entendre des ronflements d’un diapason formidable. Je me levai et, apercevant le clair de lune par l’ouverture du fameux escalier je me dis : « Allons nous promener jusqu’au matin ». (…) Mais Gifneh était habité par une multitude de chiens demi-sauvages et je n’avais pas fait une centaine de pas qu’ils s’ameutèrent à ma poursuite (…) je battis en retraite et je parvins à regagner ma catacombe. Je pris alors la résolution de m’y tenir debout, le reste de la nuit » 332 .

A la même époque, en 1853, le patriarche de Jérusalem fait par contre une description des plus élogieuses du village chrétien de Beit-djalah :

« C’est un beau et gros village, assis sur le flanc oriental d’une agréable colline couverte, ainsi que celles qui l’environnent, de magnifiques et nombreux plants d’olivier que les habitants cultivent avec la vigne, le figuier, l’orge et le dourah. La fertilité et la riche parure de verdure de la campagne de Beit-djalah contraste de la manière la plus frappante avec la large ceinture de désolation qui enserre la triste Jérusalem (…) Beit-djalah avec ses maisons en pierres blanches, ses terrasses carrées et surtout ses forêts d’oliviers est un des endroits les plus sains et les plus riants de cette partie de la Palestine» 333 .

Il se peut que le patriarche n’ait jamais expérimenté l’hospitalité des habitants de Beit-djalah.

La Palestine tire sa richesse principalement de son agriculture et les orangers de Jaffa sont au XIXe siècle plusieurs fois centenaires. Jean-Etienne Philibert, vice-consul de France à Jaffa, dresse dans un courrier à son ministère la liste des importations et exportations pour l’année 1878 334 . On note concernant les exportations à destination de la France la présence de produits comme le blé, l’orge, des lupins, fèves, oranges, raisins secs, vin de pays, chiffons et bien sûr… des objets religieux ; le tout pour un montant de 6 397 735 francs. Concernant les importations on peut remarquer que le secteur le plus important est le sucre, puis les vins, spiritueux et liqueurs, café, poivre, pommes de terre, draperies et lainages, verreries… le tout pour un montant de 683 950 francs. Ces chiffres sont à utiliser avec prudence du fait de l’écart important qu’il peut y avoir d’une année sur l’autre en fonction des récoltes. Dix ans plus tard, dans une lettre du consul au ministre en date du 21 avril 1886, on peut lire que « les jardins de Jaffa qui n’occupent pas moins de 8 à 10 km² ont livré l’an dernier pour 1 200 000 francs aux différents marchés… le bois d’olivier de Jérusalem et de Bethléem offrent la matière première de cette foule d’objets de piété tels que chapelets, croix, boîtes (…) dont l’Europe et la France particulièrement font une si grande consommation » 335 . Alexander Schölch confirme l’importance prise par les oranges de Jaffa : « Leur exportation devint une activité régulière à partir de la guerre de Crimée. Ce commerce se pratiquait par l’intermédiaire du cabotage grec. En 1873, on comptait déjà 420 orangeraies dans la région de Jaffa, avec une production annuelle de 33,3 millions d’oranges. Un sixième du total était consommé en Palestine même, le reste expédié vers l’Egypte et l’Asie Mineure. Après 1875, les oranges de Jaffa prirent également le chemin de l’Europe en quantités considérables. Ce commerce éloigné devint plus important encore avec l’amélioration des techniques d’emballage, l’emploi de caisses » 336 .

La Palestine n’a donc rien d’une terre totalement désolée, mais elle est inégalement mise en valeur. Les structures agraires sont entre les mains de grandes familles qui possèdent d’immenses fiefs latifundiaires, c’est le cas de la famille Al-Barghouti dont les biens s’étendent sur 39 villages 337 . Le droit ottoman a toujours distingué les terres mülk d’appropriation privée et les terres miri, terres de communauté. Les tanzimats modifient progressivement ce code foncier et, en particulier, permettent aux étrangers d’acheter des terres sur le territoire ottoman (loi de 1867). Le code de 1869 établit la possibilité de transformer un bien miri en mülk et reconnaît à ceux qui remettent en culture des « terres mortes », la plénitude des droits de propriété. Ces réformes, qui visent à une meilleure récolte des impôts, ont en réalité favorisé les grands propriétaires mais aussi les étrangers et en particulier les congrégations religieuses. Les paysans qui redoutent la pression fiscale et la conscription laissent filer leur chance et restent des fermiers.

Les réformes venant d’Istanbul montrent l’intérêt plus marqué pour la Palestine à la fois par la Porte et par les puissances étrangères, et font que cette région de l’Empire s’est sensiblement modernisée avec en particulier le développement des transports, que cela soit le chemin de fer 338 ou les ports comme ceux de Jaffa et d’Haïffa et dans une moindre mesure celui de Gaza, qui connaissent un boum d’activités et un enrichissement notable. Le fait majeur de la fin du XIXe siècle est l’importante pénétration des capitaux étrangers apportés par les congrégations religieuses, les colons allemands ou les premiers sionistes.

Notes
331.

Alexander Schölch, Le développement économique de la Palestine : 1856-1882, in Revue d’Etudes Palestiniennes, n°10, Hiver 1984.

332.

A. Perrin, Centenaire du Patriarcat latin de Jérusalem, 1847-1947, Jérusalem, p.40.

333.

Lettre du patriarche de Jérusalem au président de l’Oeuvre de la Propagation de la foi à Lyon, 1853, OPM, E19- E07059.

334.

MAE, Nantes, correspondance consulaire et commerciale, vol 4 et 5, P11 029.

335.

Ibid.

336.

Alexander Schölch, op. cit., p.104.

337.

Bichara Kader, La Palestine et le développement de la question d’Orient, 1800-1914, in Les Cahiers du Monde Arabe, n°37, 1998, p.18.

338.

Le chemin de fer arrive en Palestine en 1892 avec la ligne Jaffa-Jérusalem. Les Missions catholiques s’émerveillent de l’arrivée du train à Jérusalem et de tous les avantages qui s’offrent au pèlerin ou au marchand qui se rend à Jérusalem : « Le chemin de fer qui prend son origine au bord de la mer, à Jaffa, a poussé ses rails jusqu’aux portes de Jérusalem, et a été inauguré. La distance qui sépare Jérusalem de la mer, que les pèlerins et les voyageurs mettaient fort longtemps à franchir par la route, n’exigera plus qu’un temps très court : trois heures au plus suffiront pour parcourir les 87 kilomètres de la voie ferrée. (…) La gare de Jaffa est située au milieu de jardins d’orangers ; celle de Jérusalem est à 500 mètres environ des murs de l’ancienne ville, qui étend aujourd’hui sa ceinture par des constructions innombrables. (…) L’ouverture de la ligne va amener à Jérusalem des conditions toutes nouvelles d’existence par l’arrivée de la houille, des matériaux de construction, etc, par la facilité des transports de blés de toute la région, des productions multiples des rivages de la mer Morte : l’asphalte, le naphte et le sel dont les gisements représentent des montagnes». Les Missions catholiques, OPM, tome 65, p.76.