Modernisation et développement de la ville de Jérusalem hors les murs

Tous les pèlerins européens qui se rendent plusieurs fois à Jérusalem entre le milieu et la fin du siècle se lamentent devant l’évolution de la ville, sa modernisation, les nombreuses constructions « hors les murs ». Ils souhaitent garder la ville telle qu’elle était encore au début du XIXe siècle, dans ses murailles, entourée d’un désert, vague recomposition d’un imaginaire biblique que le développement de la ville a anéanti à jamais.

Le Marquis de Vogüe se rend à Jérusalem à près de 60 ans d’écart et dresse un parallèle édifiant sur les changements intervenus entre la moitié du XIXe siècle et le début du siècle suivant :

« La première fois que j’ai vu Jérusalem c’était le 19 novembre 1853 (…) A cette époque déjà ancienne, elle conservait encore un caractère grave et religieux. Jérusalem n’était alors accessible qu’à cheval ou à pied. Elle était encore renfermée tout entière dans ses murailles, défendue contre la banalité par leur fière silhouette, protégée par la solitude et la difficulté du chemin contre l’envahissement de la foule indifférente et de la vulgarité cosmopolite. (…) Aujourd’hui, je suis arrivé à Jérusalem en chemin de fer, venant de Jaffa dans un train encombré de voyageurs. Je suis descendu dans une gare qui ressemble à toutes les gares, sauf que le bruit et le désordre y sont plus intenses qu’en Europe : les cochers de fiacre, les porteurs de bagages, les employés des agences et des hôtels, les marchands de cartes postales se disputaient la clientèle avec des cris assourdissants. Le contraste entre le présent et le passé est profond et m’attriste » 339 .

A la même époque, en 1852, Victor Guérin s’enthousiasme lors de son premier voyage en Palestine et à Jérusalem : 

« Les abords de cette ville étaient mornes et silencieux. Je me rappelle encore, après tant d’années écoulées depuis, l’émotion profonde dont je fus pénétré, lorsque, après une marche pénible, à travers monts et vallées, par des sentiers qui n’avaient pas encore été transformés en route carrossable, j’aperçus tout à coup derrière une ondulation de terrain et en parvenant sur un plateaux rocheux parsemé d’oliviers séculaires, les trois sommets de la montagne des oliviers, ainsi que les remparts, les tours et les coupoles de Jérusalem » 340 . Plus de trente ans plus tard, il n’aura que des paroles amers pour décrire la Ville Sainte : « Il ne faut pas s’attendre à trouver dans Jérusalem une belle et agréable ville, bien bâtie, industrieuse et commerçante. Elle ne brille, en effet, par aucun de ses avantages. Son aspect est triste, son industrie très bornée et son commerce fort peu étendu. C’est la cité des souvenirs et du passé, c’est comme la nécropole du Judaïsme, c’est par-dessus tout le tombeau du Messie, la ville des pleurs et des lamentations » 341 .

Charles Clermont-Ganneau, autre pèlerin, s’attriste de cette modernité qui s’empare de la Palestine et voit cette évolution de son regard de catholique européen soucieux de préserver les panoramas bibliques :

« Le progrès entend introduire partout la civilisation, déblayer le présent des ruines du passé pour faire place à l’avenir. La Palestine, longtemps épargnée, va subir la loi commune (…). On nous menace sérieusement d’un railway qui traversant la Judée reliera Jérusalem à Jaffa. (…) Là où l’on croyait encore entendre le sanglot de Rachel, ne retentisse, appuyé d’un coup de sifflet, comme pour railler cette tragique plainte, le cri désolant : Bethléem, dix minutes d’arrêt ! Les voyageurs pour la mer Morte changent de voitures ! Car alors il sera trop tard» 342 .

Jérusalem n’était au temps de Chateaubriand qu’une petite bourgade de Judée de 8 à 10.000 habitants, tous établis à l’intérieur des remparts soit une superficie de 699 dounoum. Ce nombre d’habitants est sensiblement égal à celui de Gaza ou Acre, alors la véritable capitale économique et politique de la Palestine. La population de la Ville Sainte décuple en un siècle, prenant véritablement son essor dans la décennie 1840, atteignant le chiffre approximatif de 30.000 habitants. En 1917, à l’entrée du général Allenby dans Jérusalem, la ville a une superficie 8 fois supérieure soit 4130 dounoum, résultat de la multiplication depuis les années 1860 de quartiers périphériques. Au début du XXe siècle, Jérusalem n’est plus la petite bourgade isolée, chère au marquis de Vogüe mais un point focal des relations entre le Proche-Orient et l’Occident. La restauration des patriarcats chrétiens, l’ouverture des consulats occidentaux sont les signes importants de la promotion de Jérusalem dans la hiérarchie des cités palestiniennes, d’autant plus que la Ville Sainte est tenue dans les capitales européennes pour un poste « politique » qui, par les responsabilités et les fonctions exercées, se rapproche d’une petite ambassade.

Y. Ben-Arieh analyse cette évolution sur la physionomie de la ville au cours du siècle : « Most of the physical changes in ninetenth-century Jérusalem took place towards the end of the century. Some were made earlier, in mid-century, but the place accelerated in the 1880 and continued thereafter. It was mainly public areas wich were changed: streets, markets, city squares, the as-yet-unoccupied land between the residential neighbourhoods and the city walls, and that around the gates, especially around the Jaffa and Damascus Gates. Although the changes in question did not affect the basic plan of the city, they did much to add variety and improve its appearance. It was in the nineteenth century that many public buidings ot the greatest importance were erected in the Old City, and European elements were introducted in such areas as the Muristan, the Jaffa Gate, the New Gate, and so on. At the same time, the city’s ancient historical features and oriental character were preserved. The sprouting of a New City outside the walls and a growing appreciation of the Old City as a center of cultural importance were the major changes in nineteenth-century of Jérusalem” 343 .

L’importance prise par la ville, aussi bien au niveau politique que religieux, ne laisse pas moins la cité fasse à des lacunes élémentaires : “It seems that paving activities were begun in 1864 and continued until 1885. Nevertheless, muddy streets continued to trouble pedestrians, and some streets had to be closed to camel-traffic. (…) The process of installing street-lights was a long and drawn-out as that of cleaning the city. It was only in 1904 that all the streets were illuminated and cleaned regularly” 344 .

De cette bourgade triste de Judée, Jérusalem, à l’image de la Palestine, est devenue un point central du Proche Orient, faisant d’elle la candidate désignée au rôle de capitale une fois la chute de l’Empire ottoman entérinée.

Notes
339.

Marquis de Vogüe, Jérusalem hier et aujourd’hui, Paris, 1911, p.9.

340.

Victor Guérin, Jérusalem, Paris, Plon, 1889, p.184. Victor Guérin est le grand spécialiste de la Palestine au XIXe siècle. Archéologue, il effectue son premier voyage en Terre Sainte en 1854, à l’âge de 33 ans et ne cesse à partir de cette date d’approfondir sa connaissance de ce territoire. Il publie jusqu’à sa mort en 1890 de nombreux ouvrages sur la Palestine, établissant une étude complète de cette terre et de sa population au XIXe siècle.

341.

Ibid, p.388.

342.

Charles Clermont-Ganneau, La Palestine inconnue, Paris, Ernest Leroux, 1876, p.84.

343.

Y. Ben Arieh, op. cit., p.37.

344.

Ibid, p.14.