Nous avons évoqué précédemment l’importance prise par la communauté juive tout au long du siècle en Palestine et de manière encore plus aigue à Jérusalem. L’un des aspects significatifs de cette communauté est son urbanité comme l’atteste Renée Neher-Bernheim : « Jusque dans les années 1860-1880, la population juive est surtout concentrée dans les villes. Jérusalem regroupe quarante-cinq pour cent des Juifs du pays ; ils y sont, à partir de 1840, plus nombreux que les Musulmans et les Chrétiens, de même à Safed et Tibériade. Si, depuis les années 1840, les Juifs sont majoritaires dans ces trois villes, à Hébron, par contre, les Juifs restent un noyau minoritaire, ainsi qu’à Jaffa et Acre. Dans les villages, il y a très peu de Juifs avant 1882 » 366 .
La communauté juive de Palestine est l’une des plus divisées du monde de part l’origine des juifs présents sur cette terre. Deux branches principales émergent que sont les séfarades et les ashkénazes, elles mêmes avec des subdivisions.
A ces divisions entre des juifs, originaires de différents pays, s’ajoute une autre division entre les membres du « vieux yishouv », présents depuis des temps immémoriaux en Palestine et en particulier à Jérusalem, vivants de la Halouka, et ceux qui arrivent à partir de 1882, jeunes pionniers, plus emplis d’idéalisme socialiste que religieux. Les relations seront pendant longtemps inexistantes jusqu’à ce que le nombre des nouveaux arrivants augmentent sensiblement ainsi que les moyens de communication à l’intérieur du pays permettant un début de rapprochement.
A la différence de la religion chrétienne, et dans une certaine mesure de l’islam, les juifs n’ont pas de hiérarchie. Les différentes communautés n’ont ainsi pas de lien organique entre elles, ce qui complique les relations avec le pouvoir civil et les autres communautés religieuses.
Pour pallier cet inconvénient, un rabbin va, suite à la demande satisfaite par Constantinople, représenter les différentes régions de l’Empire. En Palestine, un rabbin représente dès le début des années 1840 la communauté et prend le titre de Hakham Bachi. Il devient le représentant officiel des juifs d’Erets Israël et a toute une série d’obligations vis-à-vis de Constantinople : « Il est responsable de la collecte des impôts des Juifs ; il est habilité à recevoir dans ce but l’aide des autorités locales, qui sont tenues de le respecter. Une garde militaire est placée devant sa porte pour protéger sa demeure dans le quartier juif de Jérusalem contre tout risque de violence. Il devient une des personnalités officielles de la ville et du pays » 367 .
La vision de cette communauté reste au cours du siècle négative, tant chez les musulmans que chez les chrétiens. Elle le sera d’autant moins que le nombre de juifs va s’accélérer.
Mgr Poyet, présent à Jérusalem depuis 1852, donne une description des juifs de Jérusalem des plus hostiles : « Peu nombreux jusqu’en 1875, ils accourent maintenant par milliers de la Russie et de l’Allemagne où ils sont persécutés. Aujourd’hui à Jérusalem, ils sont 35 000, il est impossible d’évaluer le nombre de ceux qui sont venus s’établir dans le reste de la Palestine. Ils lèvent la tête eux si méprisés par les musulmans jusqu’à courber la tête sous le bâton qui les frappaient ; ils espèrent le rétablissement du royaume d’Israël et du temple de Salomon » 368 .
Emile Deschamps, pèlerin chrétien, décrit la communauté juive de Jérusalem, fidèle aux autres récits véhiculés par les chrétiens : « Ils y végètent et sont traités en parias par les Turcs, bafoués et méprisés par les chrétiens. On y professe à leur égard un mépris si profond que l’homme qui serait accusé d’aimer une juive se croirait déshonoré » 369 . Il rajoute que le salut des juifs se fera dans la conversion : « Si les Juifs qui renient Jésus Christ entraient dans ce sanctuaire et s’y recueillaient un peu, il me semble impossible que le voile qui recouvre leurs yeux ne se déchirât pas de lui-même et qu’ils puissent résister à reconnaître avec les chrétiens la divinité de Notre Seigneur Jésus Christ, sa mission promise et annoncée» 370 .
Nombreux sont les exemples de cette défiance par rapport aux juifs. Elle provoque une séparation radicale, particulièrement visible à Jérusalem où ils sont cantonnés dans le quartier proche du mur des Lamentations.
L’abbé Conil fait pour sa part une analyse plus équilibrée de la présence juive : « Malgré leur nombre considérable, ils sont loin de jouir d’une influence et du prestige qu’ils devraient avoir sur un sol dont, après tout, ils sont les légitimes habitants. Soumis à l’autorité du gouvernement turc qui ne les maltraite pas, mais ne les favorise pas davantage, ils s’occupent paisiblement de leurs diverses industries, et observent scrupuleusement leurs pratiques religieuses. Des synagogues nombreuses leur facilitent l’accomplissement de ces devoirs, et tous les vendredis ils s’en vont, au déclin du jour, pleurer vers la muraille des pleurs. (…) Cet usage juif est respectable» 371 .
D’après le « Vital-Guinet », 285 rabbins desservent les 14 synagogues et les 13 « places de lecture » du sandjak de Jérusalem et du caza de Jaffa 372 .
Renée Neher-Bernheim, La vie juive en Terre Sainte, 1517-1918, Paris, Calmann-lévy, 2001, p. 198.
Ibid, p. 200.
Mgr Poyet, Archives de la Propagande, Rome, Terra Santa, fonds 27, 1884-1887.
Philippe Deschamps, A travers l’Egypte, le Nil, la Palestine, la Syrie, Paris, Ernest Leroux, 1896, p.48.
Ibid.
Abbé Conil, op. cit., p.442.
Vital Guinet, Syrie, Liban et Palestine : géographie administrative, statistique descriptive et raisonnée, Paris, Ernest Leroux, 1896.