L’aventure sioniste

Au cours de l’année 1882, deux événements majeurs interviennent en Palestine dont l’un passe dans un premier temps inaperçu mais va changer en profondeur le pays, et l’autre, frappe les esprits en ce printemps 1882, mais ne parviendra pas à marquer l’histoire : ce sont la première alya et le pèlerinage des mille.

Jusqu’au XIXe siècle, la présence juive en Palestine, presque continue depuis l’époque d’Hérode, est principalement constituée de religieux, repliés dans leur quartier de la ville de Jérusalem et priant à l’ombre du dernier vestige du Temple. Ils vivent principalement de la Halouka, aumône reçue des juifs du monde entier pour qu’ils prient en Erets Israël, la Terre promise. Ils constituent ce que l’on appelle communément « le vieux yishouv ».

La première alya de 1882 est un tournant pour les juifs de Palestine même si de plus en plus de juifs « montent » à Jérusalem au cours du siècle, mais dont la plupart reste proche du « vieux yishouv ». La venue d’immigrants juifs en 1882 inaugure plutôt un nouveau type d’alya 416 , composé de jeunes juifs d’Europe orientale, désirant sur la terre de leurs ancêtres édifier une nouvelle société basé sur le travail de la terre et emplie d’idéaux égalitaires.

L’arrivée de ces premiers immigrants est peu appréciée, et ce, de la part de toutes les communautés présentes en Palestine. L’Empire ottoman l’entend comme un défi à son autorité si le nombre augmente 417 et Raouf Pacha, gouverneur de Jérusalem de 1877 à 1888 a une politique très ferme contre les juifs. La population musulmane y voit une menace sur son environnement même, que cela soit économique, foncier ou politique et rejette d’emblée cette population. Enfin les chrétiens y voient le peuple déicide, mais surtout des juifs d’Europe protégés par de grandes puissances européennes et qui sous des dehors de retour en Terre promise font plutôt office de colonisateurs. Les Français décèlent en particulier une autre forme d’infiltration de la domination allemande en Palestine.

Schmuel Trigano analyse cela comme un rejet traditionnel des juifs : 

« Les immigrants se heurtèrent à l’hostilité arabe dès le début de leur alya. On peut expliquer cette hostilité par l’attitude des musulmans à l’égard des étrangers en général, ainsi que par le rejet qui avait depuis toujours caractérisé le christianisme oriental à l’égard des Juifs » 418 .

Cette explication apparaît comme réductrice, ne serait-ce que par le fait que les nombreuses communautés religieuses chrétiennes, à l’image des premiers instituts féminins, s’insérèrent dans la société palestinienne sans problèmes majeurs. Il apparaît plutôt que cette nouvelle immigration de 20 à 30 000 personnes dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, manifeste la volonté d’une vie autarcique, de créer son propre foyer de développement et ainsi de ne pas se fondre dans la société palestinienne. D’autre part, les juifs restent des Européens, suffisamment acculturés à la façon occidentale pour se considérer d’emblée comme des colons investis d’une mission civilisatrice, ce qui fait dire à Bruno Guigue dans son analyse des origines du conflit israélo-arabe qu’ils constituent « un miroir de l’orgueil européen mais aussi pourquoi le monde arabe est réduit dans cette affaire à un rôle extrêmement ingrat dont il se serait passé » 419

La distinction dans le discours sioniste entre l’héroïque pionnier juif et le pauvre paysan arabe est évidente et constitue une nouvelle source de frustration de la part des habitants de Palestine : « Le pendant de cette nation de pionniers héroïques incarnée par Israël, c’est cette masse obscure de fellah palestiniens dont on murmure l’arriération et l’incurie » 420 .

Le rejet des premiers immigrants juifs est également le résultat d’une vision erronée de la Palestine du XIXe siècle, que le slogan sioniste résume « d’une terre dans peuple pour un peuple sans terre ». L’histoire du sionisme décrite dans la collection que sais-je ?en 1980 continue de mettre en avant une terre vide d’hommes et de richesses et que les alyot successivement vont faire prospérer : « la partie occidentale de la Palestine (que recouvre le territoire actuel de l’Etat d’Israël) constituait jusqu’à la fin du XIXe siècle une terre en grande partie vide et presque entièrement désertique » 421 .

On pourrait imaginer entre les pèlerins de la caravane des mille et les immigrants de la première alya des occasions de rencontre. Dans la réalité il n’en est rien, aucun récit de pèlerins ne fait mention d’une quelconque installation de juifs, de colonies agricoles naissantes. La mention de juifs se borne, comme nous l’avons évoqué précédemment à la description du « vieux yishouv » de Jérusalem. Le Père Charles Monsch, archiviste de la congrégation des assomptionnistes, a ces mots sur cette absence totale de réaction des pèlerins sur la première alya : 

« Nos pèlerins ont donc passé et repassé à côté des premières colonies juives de Galilée, sans les voir, et sans reconnaître ces pionniers héroïques, Juifs défricheurs et paysans, négation vivante de toutes les élucubrations racistes » 422 .

A la décharge des pèlerins, il faut préciser que les colonies agricoles issues de la première alya ne sont pas forcément sur le parcours des pèlerins et que leur taille et leur prospérité sont des plus faibles, en tout cas jusqu’à la deuxième alya. Ce n’est qu’à la fin du siècle et surtout au début du XXe siècle, avec le développement conséquent des colonies agricoles, des quartiers juifs « hors les murs » à Jérusalem, que les pèlerins prendront conscience de cette nouvelle communauté juive de plus en plus voyante. Cependant, cette prise de conscience reste minime et elle se borne à une simple évocation du phénomène.

Ce sont plutôt les communautés religieuses qui vont développer la notion d’un « péril juif » désireux d’acheter avec l’or du baron Rothschild toute la Palestine !

Les assomptionnistes qui se déchaînent contre les juifs en France, par le biais de l’Affaire Dreyfus, font tout pour que les pèlerins, que les articles de la Croix ont déjà fortement conditionnés sur le « péril juif », aient une vision parcellaire de la communauté juive et si possible la plus négative, à l’image du « vieux yishouv ». De fait, les juifs du quartier intra-muros de Jérusalem sont d’une pauvreté patente. Mais ceux qui sont installés hors les murs, en particulier le long de la route de Jaffa, disposent d’une certaine aisance.

Pierre Sorlin dans son étude sur la Croix et les Juifs montre que les dirigeants de la Bonne Presse n’éprouvent que peu de sympathie à l’égard des juifs mais, à partir de 1884-1885, la Croix adopte une position de plus en plus ouvertement antisémite. Pierre Sorlin estime qu’à partir de 1889 : « l’antisémitisme est franchement installé à la Bonne Presse. On ne s’y contente plus, comme en 1886, d’une campagne isolée (…) en septembre 1890, la Croix se proclame « le journal le plus antijuif de France, celui qui porte le Christ, signe d’horreur aux Juifs » 423 . L’Affaire Dreyfus justifie, aux yeux des assomptionnistes le danger juif qu’ils perçoivent depuis plusieurs années et durant toute l’Affaire. La Croix sera l’un des organes de presse les plus virulents pour condamner ce militaire de confession juive et du même coup montrer que la France est dans la spirale d’un « trio de la haine » qui englobe le protestantisme, le judaïsme et la franc-maçonnerie 424 .

Les rumeurs nombreuses et extravagantes qui circulent dans le milieu catholique sur ces « pionniers héroïques » restent jusqu’en 1914 de l’ordre de l’affabulation. Ils représentent de maigres communautés qui pour la plupart ont beaucoup de mal à se maintenir devant les difficultés multiples qu’ils rencontrent. Ils subsistent grâce aux dons en provenance d’Europe. Il en sera tout autrement après la Première Guerre mondiale où le flot d’immigrants est beaucoup plus important. Entre temps, l’Organisation sioniste mondiale a pris une forte dimension politique, la déclaration Balfour (1917) étant passée par là.

Notes
416.

1e alya (1882-1903), 2e alya (1904-1914), 3e alya (1919-1923), 4e alya (1924-1931).

417.

L’Empire ottoman est en pleine déliquescence depuis le traité de Berlin, où il a perdu la plupart de ses territoires européens. En juillet 1882, l’Angleterre intervient en Egypte et y reste mettant fin à la présence ottomane et l’année suivante les Français font de même avec la Tunisie. Les ambitions juives pour la Palestine sont de ce fait fort mal vues par les autorités de Constantinople. Quelques années plus tard, Théodore Herzl obtient du sultan une fin de non recevoir pour toute installation officielle d’une autorité juive en Palestine.

418.

Schmuel Trigano, La société juive à travers l’histoire, tome IV, Paris, Fayard, 1993, p.152.

419.

Bruno Guigue, Aux origines du conflit israélo-arabe, Paris, L’Harmattan, 1999, p.33.

420.

Ibid.

421.

Claude Franck, Michel Herszlikowicz, Le sionisme, collection que sais-je ? , Paris, PUF, 1980, p.8.

422.

Père Charles Monsch, avant-propos à l’ouvrage de Pierre Sorlin, La Croix et les Juifs, 1880-1899, Paris, Grasset, 1967, p.2.

423.

Pierre Sorlin, La Croix et les Juifs, Paris, Grasset, 1967, p. 93-95.

424.

Ibid, p.111.