Les congrégations religieuses françaises : premier relais des Pèlerinages de Pénitence

Les congrégations catholiques françaises sont partie prenante dans le programme de visite des pèlerins. Cela est surtout vrai pour Jérusalem où l’emploi du temps des pèlerins est ponctué de visites, messes, moments festifs chez les religieux et religieuses. C’est un peu moins vrai pour les autres cités de Palestine, par le simple fait que les congrégations sont peu présentes en dehors de la Ville Sainte et que le pèlerinage s’attarde peu dans ces villes à la différence de Jérusalem où le séjour dure environ deux semaines.

Ces établissements sont assidûment fréquentés par les pèlerins profondément imprégnés par leur identité, d’être français et catholiques et ont ainsi le sentiment de se retrouver un peu comme « à la maison ». Les rites religieux sont les mêmes, il n’y a pas de changements d’habitude lors des célébrations, alors que les Eglises d’Orient rattachées à Rome, aussi sympathiques soient elles aux yeux des pèlerins n’en restent pas moins étrangères par toute une série de pratiques, et on peut imaginer ce qu’ils ressentent à la vue des orthodoxes, ces schismatiques honnis. L’origine des membres de ces communautés est en grande majorité française et les pèlerins s’attachent d’autant plus à telle ou telle communauté qu’ils trouveront un frère ou une sœur originaire de leur région, ce qui permet par là même de recevoir des dons, qui pour la plupart sont loin d’être insignifiants. Enfin, c’est la joie, la fierté d’entrer dans un établissement religieux et de voir flotter le drapeau français, d’être accueilli dans la langue de sa chère patrie, d’être ému par toute une série de petites habitudes, de petites attentions qui rappellent la France.

En dehors de la dimension nationale et religieuse qui met ces établissements sont directement en contact avec les pèlerins, il y a l’importance de l’aspect pratique que représente le logement. Nous avons noté dans la première partie comment en 1882, ils « sauvèrent » les assomptionnistes en permettant de loger sans trop de problèmes les mille pèlerins. Pendant de longues années après la caravane pionnière de 1882, et dans l’attente de la construction de Notre-Dame de France, les communautés religieuses sont mises à contribution pour le logement des pèlerins. En 1883, le Pèlerin nous indique que les membres de la IIe caravane de pénitence sont divisés en dix groupes d’après les maisons qu’ils habitent : « Casa Nova ; frères des écoles chrétiennes ; Colonne judiciaire ; Ste Anne ; Hospice autrichien ; Ecole Sainte-Thérèse ; sœurs de Saint-Joseph ; sœurs du Rosaire ; Flagellation ; Drogman Maroun ; Drogman Raphaël ; Drogman Joseph Karam. » 463 . Cette énumération montre que tous ces lieux sont des instituts catholiques, en dehors des drogmans (latins bien évidemment), et français pour certains comme les frères des écoles chrétiennes, les sœurs de Saint Joseph ou Sainte Anne. Les sœurs du Rosaire, communauté catholique indigène, n’en restent pas moins très liée à Rome et à la France dont elle reçoit de nombreux soutiens. Le logement accordé par les instituts religieux n’est pas du seul fait de l’aumône chrétienne, ils reçoivent un dédommagement qui devient pour eux une source de revenu, sans compter les dons que peuvent effectuer les pèlerins durant leur séjour ou de retour en France. Le Frère Evagre, supérieur des frères des écoles chrétiennes de Jérusalem se félicite de la venue des pèlerins de la caravane de 1883, de la satisfaction de ces derniers et de l’intérêt financier qu’ils en ont retiré : « Nous avons hébergé 80 pèlerins de la caravane de pénitence, les Pères Assomptionnistes et nos hôtes nous ont dit être très satisfaits de notre hospitalité. Nous avons fait tout ce que nous avons pu en cette circonstance, et je crois devoir ajouter que cette charité de notre part était une nécessité, car ces pieux voyageurs n’auraient pas trouvé d’abri si nous n’avions pu les recevoir. (…) Non seulement aucune dépense n’a été faite par la communauté en ce mois de Mars, mais tout frais soldé, il nous reste, de la caravane, un bénéfice net de 986 frs 40 » 464 .

Dans une lettre du comte de Piellat au Père Picard, sur l’organisation du pèlerinage de 1883, il précise les prix demandés par les différentes communautés religieuses pour héberger et en partie nourrir les pèlerins : 

« - Sainte Anne : 30 personnes, à 4fr 50 (hommes)

Hospice autrichien : 40 personnes, à 4fr 50 (hommes)

Ecole Marie Thérèse Saxe : 40 personnes, à 5fr (dames)

Frères des écoles chrétiennes : 80 personnes, à 4fr 50 (hommes)

Sœurs de Saint Joseph : 20 personnes, à 4fr 50 (dames)

Sœurs indigènes du Rosaire : 12 personnes à 4fr50 (dames)

Flagellation : 20 personnes, à 5fr (hommes)

Drogman Maroun : 20 personnes, à 5fr (dames)

Drogman Raphaël : 24 personnes, à 5fr (dames)

Drogman Joseph : 42 personnes, à 5fr

Casa Nova : 27 personnes, à 0,50 fr

Hôtel de Damas : 80 personnes, à 6fr » 465 .

Ces prix sont à considérer, malgré l’absence d’indications, comme étant par jour et par personne. L’écart important entre les différents lieux d’hébergement et Casa Nova est dû au fait que les hôtelleries franciscaines sont gratuites pour tout pèlerin réclamant le gîte. Cette distinction sera d’ailleurs source d’interrogation pour de nombreux pèlerins qui ne comprennent pas le fait de payer leur gîte et leur couvert chez les assomptionnistes et non chez les franciscains. Ceci alimentera la guerre sourde que se font par moment les deux instituts, aspect que nous aborderons plus loin.

Pour l’hébergement chez les drogmans et à l’hôtel de Damas, un supplément est donné concernant la nourriture ce qui explique un coût journalier plus élevé. Le comte de Piellat précise que « les maisons religieuses ont mis 50 centimes de moins pour faire voir qu’elles ne faisaient pas du commerce » 466  ; délicate attention !

Les couvents des congrégations religieuses, hormis l’aspect pratique du logement, sont également des lieux où se retrouvent les pèlerins pour des messes, des retraites ou des moments festifs comme des représentations faites par les élèves.

D’après le programme établi pour le séjour à Jérusalem de la 6e caravane de pénitence, en 1887, tous les pèlerins se retrouvent au moins une fois dans les couvents catholiques français. Ainsi, on note une messe chez les dominicains, à Saint-Etienne, au sanctuaire de l’Ecce Homo des dames de Sion, à Sainte-Anne chez les pères blancs. Les retraites qui se déroulent sur trois jours ont lieu pour les prêtres chez les frères des écoles chrétiennes, pour les hommes au couvent de Saint-Sauveur chez les franciscains et pour les femmes chez les sœurs de Saint-Joseph.

En plus de leur rôle religieux et pénitent, les instituts religieux accueillent les pèlerins pour mettre en avant les résultats de leurs œuvres, principalement en matière d’éducation, avec des spectacles où les élèves palestiniens auront à cœur de chanter ou de réciter les louanges de la France et de la religion catholique. Les pèlerins de la VIIIe caravane assistent à une séance offerte par les élèves de l’Institut Saint-Pierre de Sion où le programme indique une poésie, Ode à la France, ou un chant, le Cœur de Jésus et la France 467 . Toujours lors de ce pèlerinage, deux jours après les Pères de Sion, les pèlerins sont invités à une représentation des élèves des frères des écoles chrétiennes où les chants rendent hommage à Saint Jean- Baptiste de la Salle, aux pèlerins et au travail de l’écolier. Les élèves s’expriment tour à tour en français, italien et arabe.

Figure 18
Figure 18 MAE, Nantes, Jérusalem, A, 122/124.

Dans ces congrégations, deux personnages jouent un rôle important dans la logistique mise en place pour le bon fonctionnement des pèlerinages : le Frère Evagre et Sœur Joséphine.

Le Frère Evagre 469 , fondateur de l’institut des frères des écoles chrétiennes à Jérusalem en 1878, installé à côté de l’hôpital Saint-Louis et de Notre-Dame de France, dont le percement de la porte Neuve rend les rapports encore plus fréquents, est un membre actif de l’organisation du pèlerinage.

Dans le Bulletin des Œuvres d’Orient, il fait un éloge vibrant des caravanes de pénitence : 

« Oui, il faut reconnaître que les pèlerinages français, les pèlerinages de pénitence sont une force puissante pour le catholicisme en Terre Sainte, un secours salutaire pour nos établissements, et, pour cette terre sacrée, une résurrection consolante, si ces pèlerinages se continuent dans un esprit d’apostolat, de prière et de charité » 470 .

Il est partie prenante des divers projets assomptionnistes, et, en premier lieu, celui de l’hospice pour les pèlerins. Une lettre de juillet 1884 adressée au comte de Piellat par Frère Evagre montre qu’il est en affaire avec l’homme de confiance du comte M. Pio d’Alonzo, à propos de l’achat d’un terrain pour l’hospice des pèlerins. Le Frère Evagre semble par ailleurs être confronté à une politique de vente très particulière mais également très courante dans ces années d’intérêt intense pour Jérusalem : 

« Je crois, entre nous, que les bacchiss, les cadeaux… à l’occasion de la vente sont énormes. J’en ai le cœur gros comme si c’était, et encore plus que si c’était ma bourse. J’en suis affligé, et n’était la confiance que vous avez en Pio, je craindrai une duperie. Près ou plus de 3000frs, sans compter les petits frais. (…) Ou M. Pio se réserve des amis pour d’autres achats, ou il est d’une prodigalité sans nom, ou je n’y comprends rien. (…) J’espère que vous lui demanderez explication de tout et qu’avant de lui donner son bacchiss, vous chercherez à savoir s’il ne l’a pas reçu largement des vendeurs. » 471

Durant les 36 années de sa présence à Jérusalem, le Frère Evagre est un relais efficace des assomptionnistes, un voisin catholique et français des plus attentionnés. Les Echos de Notre Dame de France font, lors de son décès, un bel éloge du religieux et du souvenir qu’il laisse aux pèlerins : 

« Avec quelle joie empressée il accueillait chaque année le vénéré P. Bailly et les pèlerins de la Pénitence ! Tous garderont un persévérant souvenir de ce beau et saint vieillard, aux yeux doux et graves, à la barbe blanche, qui portant la croix du religieux comme d’autres portent l’épée du soldat ou la boussole de l’explorateur, a fait aimer là-bas, durant quarante ans, l’Eglise et la France » 472 .

Sœur Joséphine 473 , surnommée « Sœur Camomille » par les pèlerins, est l’une des autres figures les plus populaires de ces dizaines de caravanes de pénitence qui se succèdent en Palestine à partir de 1882. Lors du pèlerinage des mille, une lacune était apparue tout au long des pérégrinations, l’absence ou l’insuffisance de secours médicaux. Sur l’initiative de l’incontournable comte de Piellat, Sœur Joséphine devient l’infirmière attitrée des caravanes de pénitence.

Mgr Landrieux, évêque de Dijon, se souvient de « Sœur Camomille » : 

« Elle était intrépide, cette petite Sœur Joséphine de l’hôpital français de Jérusalem. Elle ne rêvait que plaies et bosses. Sa pharmacie ambulante était sans cesse assaillie par une bande d’éclopés, de traînards, de malheureux toussant, geignant, pris de migraines ou pincés par d’ignobles diarrhées- maladie peu commode à cheval. Coliques des buveurs d’eau, indigestion des estomacs grincheux, nausées des cœurs trop sensibles aux détails de cuisine : tout y passait et tout se guérissait.

La trousse ne chômait guère : coups de pieds reçus, doigts cassés, bras démis, crânes fendus, piqûres envenimées, panaris à fendre, abcès à crever… Sœur Joséphine veillait à tout et trouvait remède à tout.

La dernière couchée, elle était la première debout. Elle galopait de groupe en groupe, s’attardait avec un malade ; au campement elle était encore installée avec tous les autres. » 474

Sœur Joséphine est le symbole de ces multiples « petites mains » des pèlerinages de pénitence qui s’afférent dans l’ombre pour préparer les repas de Notre-Dame de France, pour soigner à l’hôpital Saint Louis, pour accueillir dans la quiétude de leurs instituts des pèlerins désorientés.

Outre l’importance religieuse et patriotique que ces congrégations catholiques et françaises représentent pour les autorités compétentes, elles sont des relais indispensables à la bonne marche des caravanes de pénitence, des lieux où les pèlerins peuvent conforter cette impression de circuler dans cette « France d’outre-mer », cette Terre Sainte, qui serait conforme à leur souhait, catholique et française. Mais les congrégations n’ont pas le monopole. Un personnage singulier, le comte de Piellat, devient en marge de ces congrégations le coordinateur local de ces pèlerinages. Ce « pacha chrétien » d’après l’expression du Père Bailly est de toutes les entreprises catholiques de Terre Sainte pendant près d’un demi-siècle, figure incontournable de la Palestine catholique aux couleurs de la France en cette fin de XIXe siècle.

Notes
463.

Le Pèlerin, n°326.

464.

Lettre du Frère Evagre au Frère Assistant, le 17 avril 1883. Archives des Frères des Ecoles Chrétiennes, Rome, NH 800 Palestine.

465.

Lettre du comte de Piellat au Père Picard, le 8 mars 1883, AAR, NS1-28, 1883.

466.

Ibid.

467.

MAE, Nantes, Jérusalem, A, 122/124. .

468.

MAE, Nantes, Jérusalem, A, 122/124.

469.

Le Frère Evagre est né en 1831 à St Omer et décédé en 1914 à Jérusalem. Il devient prêtre en 1856, et après un début comme directeur d’école dans le Boulonnais, il est attiré par les missions du Levant et débarque à Alexandrie en 1862 où il continue d’enseigner. En 1876, accompagné d’un autre frère, il débarque en Palestine, qu’il ne quitte plus. Le 15 octobre 1878 est ouverte la première école des frères en Palestine, à Jérusalem, puis en 1882 à Jaffa puis Bethléem et Nazareth. Sa notice biographique le présente ainsi : « Tous ceux qui approchaient du Frère Evagre étaient frappés de son exquise politesse, de son tact délicat, de ses manières pleines d’aisance. (…) Pendant quarante ans, il reçut aux Lieux Saints des pèlerins et des touristes de toutes conditions et de tous pays. Il avait sur les hommes et les choses de Terre Sainte des aperçus très originaux, et l’on ne se lassait pas de l’écouter. Membre du Conseil des Pèlerinages, sa bonhomie évangélique s’offrait à tous indistinctement, au plus humble comme au plus illustre. » Institut des Frères des Ecoles Chrétiennes, notices chronologiques, n°46, Paris, 1914, p.138.

470.

Bulletin des Œuvres d’Orient, n°169, 18 octobre 1888.

471.

Lettre du Frère Evagre au comte de Piellat, juillet 1884, AAJ, N19, Correspondance Notre-Dame de France.

472.

Echos de Notre-Dame de France, n°50, janvier-février 1914.

473.

Elle est née en 1850 à Aspect (Haute-Garonne) et décédée en 1927 à Abou Gosh. De sa naissance, elle garde un formidable accent toulousain. En 1866, elle est reçue au noviciat des sœurs de St Joseph et en 1868, elle est envoyée à l’hôpital français de Jérusalem, qui à cette époque se trouve encre à l’intérieur des murs. Elle quitte momentanément la Ville Sainte en 1874 pour Chypre où les sœurs sont demandées pour soigner les malades victimes d’une épidémie de choléra. Elle reste près de trois ans sur cette île, ayant failli y mourir mais, et c’est là l’une des facettes les plus mystérieuses de Sœur Joséphine, elle est sauvée suite à une vision qu’elle a de la Vierge, apparition qui semble s’être multiplié au cours de sa vie. En 1877, elle est à l’hôpital de Jaffa, et revient à Jérusalem en 1879 qu’elle ne quitte plus jusqu’à la guerre. Attachée comme infirmière dès 1882 aux pèlerinages de pénitence, elle est de toutes les caravanes ce qui lui vaut le surnom de Sœur Camomille dû à la camomille qui est servie aux pèlerins à leur arrivée au campement. En 1903, au nom de sa Congrégation, elle fonde une école et un dispensaire à Naplouse puis un terrain à Abou Gosh où, avec le concours de l’inséparable comte de Piellat elle fonde un couvent en 1912. La Grande Guerre l’oblige comme tous les religieux à rentrer en France où elle est affectée dans un hôpital lyonnais. De retour en Palestine en 1920, elle consacre les dernières années de sa vie à l’établissement de l’Arche d’Alliance à Abou Gosh. La Croix au moment de sa disparition, l’évoque en ces termes : « C’est une vraie figure palestinienne qui disparaît ; il faudra du temps à ceux qui l’ont connue pour concevoir Jérusalem sans Sœur Joséphine, tant elle était populaire en Terre Sainte » la Croix, le 3 septembre 1927.

474.

Mgr Landrieux, Au pays du Christ, Paris, Bayard, 1909, p.130.