Le Consulat de France à Jérusalem : articuler politique et religion

Nous avons étudié l’importance prise par la France en Orient, principalement du fait des capitulations et du rôle de protecteur des catholiques et de leurs biens dans l’Empire ottoman. Ainsi, au XIXe siècle, tout ce qui peut renforcer ce rôle est encouragé par les représentants français, que ce soit l’ambassadeur auprès de la Porte ou les différents consuls présents dans l’Empire et pour nos propos le consul de France à Jérusalem.

La venue de pèlerins, majoritairement français, ne peut laisser indifférents les consuls qui se succèdent de 1882 à 1914. Ces attentions sont d’autant plus prononcées que la règle veut que le personnel consulaire envoyé en Terre Sainte soit catholique.

Le consul Ledoulx 495 , présent à ce titre à Jérusalem de 1886 à 1898, incarne ce diplomate, profondément catholique, qui essaye de concilier République anticléricale et défense des intérêts catholiques français en Palestine. Il n’a, en particulier de cesse de démontrer aux autorités françaises le bien-fondé des Pèlerinages de Pénitence, oeuvre française par excellence, à l’image du bâtiment de Notre-Dame de France.

A l’étude des correspondances entre le consul de France, ses autorités de tutelle ou les responsables assomptionnistes, le diplomate doit jongler entre deux impératifs :

D’une part, empêcher les incidents entre les pèlerins et les communautés orthodoxes et étrangères et faire en sorte qu’ils respectent le gouvernement de la République, et d’autre part, se montrer le protecteur des intérêts et du rayonnement de la France, et donc d’avoir des rapports de confiance avec les communautés religieuses.

Nous avons pu noter lors du pèlerinage des mille, les inquiétudes du ministre des Affaires étrangères et du consul de Jérusalem concernant la venue de pèlerins peu enclins au régime républicain et aux bonnes relations avec les autres communautés chrétiennes. Dans les caravanes qui suivent, il en est de même, avec une atténuation au fil des années et les rapports courtois que vont nouer le consul et les assomptionnistes.

Ainsi, en 1883, lors de la venue de la IIe caravane, le consul de Jérusalem écrit à son vice-consul de Jaffa pour lui recommander la plus profonde bienveillance à l’égard des pèlerins : 

« En Palestine, nous n’avons point à nous occuper de leurs opinions, ou de leur antipathies. Nous devons leur montrer le Gouvernement de la République, protecteur des Catholiques et défenseur zélé des Lieux Saints » 496 .

Dans la pratique, le vice-consul n’a malheureusement pas suscité la sympathie des pèlerins, mais il n’y est probablement pour rien. Le pèlerinage de 1883, surnommé le pèlerinage des tempêtes avait obligé les pèlerins à attendre en rade de Jaffa plusieurs jours que la mer se calme. Le vice-consul avait empêché tout débarquement tant que le temps ne le permettait pas, à la fureur des pèlerins désireux de toucher le sol de la Terre Sainte au plus vite. Il fut ainsi accusé de mauvaise volonté.

Il semble que cela ne soit qu’un moment d’humeur puisque la lettre qu’adresse le consul Langlais au Père Picard à la suite du pèlerinage est des plus heureuses sur leur relation : 

« J’ai été tout heureux d’apprendre par votre lettre du 8 mars, que, suivant, tout espoir, la Palestine serait enfin ouverte à toutes les congrégations. (…) A quand votre entrée officielle en Palestine ? Tenez-moi au courant, et si un coup d’épaule est nécessaire pour précipiter le dénouement, faites-moi un signe, et je donnerai le coup de toutes mes forces » 497 .

Les caravanes suivantes montrent une bonne volonté réciproque, d’autant plus que le consul Ledoulx présent à partir de 1886 et le père Vincent de Paul Bailly entretiennent les relations les plus amicales. Dans sa correspondance à l’attention de l’ambassade auprès de la Porte, le consul de Jérusalem se montre des plus attentionnés à l’égard des pèlerins de la Ve caravane : 

« Je me propose d’envoyer à Jaffa un drogman et un cawas de mon Consulat pour présider à leur débarquement, leur faciliter les formalités de douane et veiller à leur sécurité.

D’autre part, je prends ici toutes les mesures nécessaires pour assurer la libre pratique de leurs exercices religieux et éviter des froissements avec les communautés dissidentes et les établissements étrangers. Je veillerai notamment à ce que toute manifestation politique pouvant froisser l’autorité locale ou créer au consulat une position fausse ou gênante, soit écartée avec soin et j’arriverai je l’espère à ce résultat en recevant chez moi le comité de direction et les principaux membres de la caravane, dès leur arrivée à Jérusalem, en faisant appel à leur patriotisme et en leur démontrant, si cela était nécessaire, combien tout acte irréfléchi ou tout excès d’attitude ou de langage pourrait être préjudiciable aux intérêts généraux que nous avons mission de protéger » 498 .

Deux ans plus tard, le consul Ledoulx se félicite de la venue des Pèlerinages de Pénitence et affirme que « Le pèlerinage français, dépouillé aujourd’hui des préjugés qui l’ont fait établir il y a sept ans et ramené à une appréciation plus loyale et plus équitable de la véritable situation des choses, est devenu un puissant moyen d’action pour notre influence en Palestine et un secours important pour nos établissements dont il fait connaître en France les aspirations et les besoins » 499 .

Au même moment, le Père Vincent de Paul Bailly écrit au Père Picard tout le bien que le ministre des Affaires étrangères, M. de Freycinet et le consul Ledoulx pensent des pèlerinages : 

« Il [le consul Ledoulx] a télégraphié très exactement à M. de Freycinet tout ce qui se passe pour le pèlerinage et il est très content que nous ayons traversé la Samarie avec le drapeau tricolore. J’ai vu les lettres de M. de Freycinet qui l’encouragent beaucoup en sa lutte catholique pour développer leur établissement français (…) M. Ledoulx réussit admirablement en disant du bien de tout le monde, il dépense beaucoup et le Gouvernement l’aide. (…) Il invite chaque jour quelques pèlerins et traite en grand seigneur, il veut jeudi avoir des pèlerins pauvres » 500 .

Des relations de confiance, ou du moins d’intérêt réciproque se sont créées au fil des caravanes, chacun s’appuyant sur l’autre pour éviter tout ennui avec les autorités ottomanes ou les différentes communautés non catholiques. Il n’en reste pas moins que des tensions passagères peuvent ressurgir à l’image du 14 juillet 1889, date symbolique par excellence pour les républicains que les assomptionnistes ont sciemment ignorés et que le père Germer-Durand résume en ces termes : 

« Il [le consul] a invité toutes les communautés qui avaient arborées le pavillon français au moment du pèlerinage à le déployer pour le 14 juillet. Toutes l’on fait, excepté nous, et il en a été très vexé. J’ai cru en agissant ainsi, être dans la note de l’Assomption, qui ne fait pas comme tout le monde, et tient à rester indépendant » 501 .

Ces quelques mots résument à eux seuls la haute considération qu’ont les assomptionnistes d’eux-mêmes et de leur mission. Cette date étant de plus pour ces anti-républicains la pire de toute, Vincent de Paul Bailly note dans un de ses courriers en date du 14 juillet « en la journée des Assassins » !

Du côté des autorités françaises, certaines craintes sont toujours présentes, surtout à Paris. Une lettre du ministère des Affaires étrangères au consul indique que les assomptionnistes suivent peu les conseils de discrétion en matière religieuse que la Porte apprécie moyennement : 

« Les recommandations que vous aviez cru faire au Père Bailly afin d’éviter que la prochaine réunion de l’assemblée eucharistique ne prît un caractère de nature à froisser les susceptibilités du gouvernement Ottoman. (…) Il y a lieu de regretter, en effet, que ces conseils de prudence n’aient pas été écoutés et que les article de la Croix et du Pèlerin, en attirant l’attention sur cette réunion aient provoqué la défiance des autorités ottomanes et des communautés dissidentes » 502 .

De ces relations obligées entre les autorités françaises et les assomptionnistes, il ressort que chacun a modéré ses opinions, d’abord par intérêt. Mais elles dépendent surtout de relations personnelles et ont permis, du côté du gouvernement de trouver un allié supplémentaire pour maintenir l’importance de la France dans la région. Du côté des Pèlerinages de Pénitence, elles ont apporté un soutien officiel face aux velléités des chrétiens non-unis ou des autorités musulmanes de la Porte.

Notes
495.

Dans la revue Jérusalem, Charles Ledoulx reçoit toutes les louanges des assomptionnistes dans sa volonté de « maintenir le protectorat de la France dans toute son étendue, défendre les droits des latins contre les compétitions gréco-slaves (…) Il comprit l’appui que lui apportait dans cette œuvre la présence des pèlerins de la Pénitence, car si le nombre des pèlerins français est faible, comparé à la foule des pèlerins russes, grecs et arméniens, la présence annuelle de plusieurs centaines de pèlerins catholiques français est d’un poids plus considérable que celle de plusieurs milliers d’orthodoxes. Aussi l’arrivée à Jérusalem de la caravane française était pour lui, chaque année, l’occasion d’affirmer à nouveau la volonté persévérante du gouvernement de la France pour le maintien du protectorat, et la construction de l’hôtellerie de Notre-Dame de France fut pour M. Ledoulx une joie et un réconfort », in Jérusalem, AAV, tome III (p. 151-152).

Dans ce lien, parfois très proche du consul Ledoulx avec les congrégations catholiques, les assomptionnistes jouent un rôle privilégié à l’image du mariage de sa fille en 1897 qui a lieu à Paris dans la chapelle des religieux de l’Assomption et dont la bénédiction est donnée par Mgr Potron, évêque de Jéricho.

496.

MAE, Nantes, Jérusalem, A, 122-124, Lettre du consul de Jérusalem au vice-consul de Jaffa, le 11 mars 1883.

497.

Lettre du consul de Jérusalem au Père Picard, le 19 avril 1883, AAR, NS25.

498.

MAE, Nantes, Constantinople, D, 1886, Lettre du consul de Jérusalem à l’ambassade de France à Constantinople, le 18 mai 1886.

499.

MAE, Nantes, Constantinople, D, 1888-1890, Lettre du consul de Jérusalem à l’ambassade de France à Constantinople, le 29 mai 1888.

500.

Vincent de Paul Bailly, Lettres, Lettre entre Vincent de Paul Bailly et le Père Picard, le 8 juin 1886, n°2440, tome IX,

501.

Lettre du Père Germer-Durand au Père Picard, le 17 juillet 1889, AAR, Maison de Jérusalem, NS 153.188.1889.

502.

MAE, Nantes, Jérusalem, A, 122/124, Lettre du ministère des Affaires étrangères au consul de France à Jérusalem, le 8 février 1893.