… au bateau des croisés

La 13e caravane de Noël 1894 est un tournant puisque les assomptionnistes décident d’acheter un bateau pour ne plus être dépendant d’une compagnie extérieure et pouvoir organiser le nombre de voyages qu’ils souhaitent, aux dates voulues et pouvoir véritablement en faire un espace aménagé pour des pénitents et ainsi ne pas utiliser un bateau de touristes.

Les Echos de Notre Dame de France en font au moment de son acquisition un vibrant éloge : 

« Le nouveau paquebot de l’œuvre des pèlerinages, dont tous ont vanté l’élégance de la forme, la grandeur et les qualités nautiques, a été fait en 1878. Il répondait au nom de Dunrobin-Castle et appartenait à la Compagnie « Royal-Mail-Packet », faisant avec succès les traversées de Londres à La Réunion et Madagascar par le cap de Bonne-Espérance.

Sa longueur est de 105 mètres, et il porte 3000 tonneaux. Il n’en est pas moins svelte, commode à diriger et solide dans les tempêtes. L’avant est effilé, l’arrière élégamment arrondi ; la mâture est celle d’un brick-goélette. (…) La machine Compound de 1800 chevaux assure une vitesse de 11 à 12 nœuds. Le gouvernail est à vapeur, et il y a une barre de sûreté et quatre compas. On pense que l’éclairage électrique pourra être installé prochainement à bord.

(…) Le drapeau de Jérusalem aux cinq croix rouges flotte au grand mât ; le pavillon national à la poupe. Les deux grandes croix de bois, qu’on portera à Jérusalem et qu’on ramènera en France, sont à l’avant et à l’arrière du château central. Le signe du salut se retrouve aussi sur la grosse cheminée de la machine, et même sur les casquettes de l’état-major. Les matelots portent, brodés sur leur poitrine, les initiales enlacées A.R.T. Adveniat Regnum Tuum, devise des Pères de l’Assomption.

La chapelle provisoire, qui est à l’avant du bateau, au pied de la dunette, est très convenable, assez grande et favorable à la piété. La décoration faite de palmiers et de tentures bleues et roses est gracieuse» 531 .

Cet achat correspond également à la fin du Poitou que la congrégation loue depuis 1887 et qui est mis hors service à l’automne 1893. Ce bateau était mis à la disposition du Comité des Pèlerinages pour une somme qui semble être de 100 000 francs, montant que les Messageries Maritimes souhaitent augmenter en cas de nouveau contrat comme l’écrit le Père Vincent de Paul Bailly :

« Le Pèlerin vous porte la nouvelle de la mort du Poitou dépecé par sa Compagnie. Celle-ci ne veut plus nous fournir de bateaux à 100 000 ; les Messageries Maritimes prétendent 160 000, rien d’assuré » 532 .

Il ajoute que la décision est prise d’acquérir un bateau qui présente de nombreux avantages pour l’entreprise pèlerine :

« Après bien des allées et venues en Angleterre nous formons avec des amis une Société pour l’exploitation d’un navire qui faisait la ligne Liverpool au Cap et que nous avons acheté hier dans d’excellentes conditions. Ce navire sera toujours à la disposition du pèlerinage et vraiment aménagé pour lui.

(…) Il est plus grand que le Poitou et un peu plus rapide, il gagnera 23 heures sur la traversée de Marseille à Jaffa. Il est fort bien installé ; mais il faut faire encore beaucoup en vue du pèlerinage. Il s’appellera ou l’Assomption ou autrement. C’est la nouvelle du jour » 533 .

Ce bateau qui fait la fierté de la congrégation, est baptisé le Notre Dame de Salut, référence obligée à l’association qui est à l’origine de multiples œuvres et surtout des pèlerinages à Lourdes et Jérusalem.

En 1904, le Notre Dame de Salut est rebaptisé l’Etoile 534 et continue sa pénitence de part et d’autre de la Méditerranée même si au fil des ans l’usure se fait sentir au point de devoir envisager son renouvellement. Lors de la réunion du Conseil général des pèlerinages du 21 juin 1911, les inquiétudes sont sérieuses : « la nef de l’Etoile se fait vieille, on la vénère presque comme une aïeule, et l’on voudrait la croire immortelle, mais l’armateur redoute les réparations coûteuses qui vont s’imposer. Il est donc bon d’envisager les difficultés, qui peuvent se présenter.

Trois moyens se présentent d’assurer l’avenir des pèlerinages de Jérusalem si l’Etoile disparaît :

Aller par petits groupes par les Messageries Maritimes.

Affréter un bateau à une compagnie.

Acquérir un nouveau bateau » 535 .

L’Etoile n’a pas de descendants, et il effectue son dernier voyage lors de la 46e caravane de l’automne 1913. Le dernier pèlerinage d’avant-guerre est obligé, comme en souvenir des débuts des Pèlerinages de Pénitence, d’utiliser un bateau des Messageries Maritimes.

Tout comme le Guadeloupe, le confort du bateau assomptionniste est surtout présent en 1e classe et peu dans les suivantes comme l’atteste la description d’une cabine par l’abbé Sagary, pèlerin de la XIVe caravane à Noël 1894 : 

« Qu’est-ce qu’une cabine ? Une toute petite cellule contenant quatre lits superposés, quatre porte-manteaux, un œil de bœuf appelé hublot, par où viennent la lumière et l’air quand les vagues ne sont pas trop fortes. Les lits ont soixante centimètres de hauteur, cinquante de largeurs (…) Entre les lits, il y a un espace libre d’un mètre de largeur ; il sert à se tenir droit, à faire sa toilette. Il n’y a qu’une seule cuvette avec un bouchon en caoutchouc ; au-dessus, un réservoir d’eau, une carafe d’eau potable, des verres » 536 .

Ces différents bateaux et en particulier le Notre Dame de Salut ne sont rien sans un équipage compétent et surtout chrétien. Il apparaît d’emblée pour les assomptionnistes que le recrutement d’un équipage qui partage les mêmes valeurs religieuses est indispensable. Autant lorsqu’ils dépendaient de la Compagnie Générale Transatlantique, ils avaient peu le droit de regard sur l’équipage choisi, autant lorsqu’ils deviennent propriétaires d’un bateau, le personnel d’encadrement est recruté suivant des critères particuliers, de compétence et de religion.

Lors du premier pèlerinage du Notre Dame de Salut, le commandant choisi est M. Pillard qui occupe cette fonction durant de nombreuses années et satisfait pleinement les assomptionnistes, à commencer par le Père Bailly : 

« Nous avons un brave commandant, calme, très expérimenté, qui conduit son premier pèlerinage avec beaucoup de tact et un sens pratique inspiré d’ailleurs par des sentiments de foi, car c’est un chrétien fidèle, appartenant à une famille qui compte plusieurs membres dans le clergé, et dont le frère, un saint prêtre, est mort récemment » 537 . Le Père Bailly précise pour les esprits chagrins que « son nom original est un adjectif qui, mal porté par d’autres, est un titre de noblesse patriotique dans sa famille. M. Pillard est le petit-fils et l’arrière petit-fils de ces intrépides corsaires qui tenaient lieu de marine de guerre et qui ruinèrent le commerce britannique » 538 .

Le commandant Pillard est accompagné de deux lieutenants et quatre mécaniciens, l’ensemble formant l’état-major du Notre Dame de Salut.

Figure 22
Figure 22 Les bateaux du pèlerinage, AAR, UD 1-6.

Le bateau n’étant utilisé au mieux que pour deux pèlerinages annuels et vu les frais engendrés pour son utilisation et son entretien, il est décidé de le mettre en location le reste de l’année.

Dans un courrier de septembre 1896 au Père Bailly, le commandant Pillard se plaint toutefois de ne pas trouver de quoi l’employer : 

« J’ai cherché un peu partout l’emploi de votre chère « nef » mais sans succès ; je l’avais offert aux colonies et à la marine, je viens d’être avisé par les deux ministères qu’ils prennent bonne note de l’offre de Notre Dame de Salut et que le cas échéant ils s’empresseront de m’aviser, mais que pour le moment la Compagnie des Messageries suffit amplement pour le service de Madagascar.

J’avais aussi offert, à condition, le navire au gouvernement espagnol pour le transport des troupes à Cuba ; aujourd’hui j’ai été informé très aimablement de Madrid que le gouvernement avait donné le transport des troupes à la Compagnie Transatlantique Espagnole » 540 .

Malgré la difficulté de trouver à louer le bateau, concurrence oblige, le Notre Dame de Salut est à plusieurs reprises affrété en dehors de la Terre Sainte. Il l’est entre 1894 et 1898 pour le Sénégal (printemps 1894), pour Tarragone (juillet 1894), pour Madagascar (1895), Majinga (octobre 1895), Madagascar (novembre 1895), St Pierre et Miquelon (janvier 1897) 541 .

Le Notre Dame de Salut puis l’Etoile sont pour les assomptionnistes et les pèlerins de pénitence l’un des symboles forts de l’ampleur prise par les pèlerinages de l’Assomption, tout comme l’est Notre Dame de France à Jérusalem. Ce bateau devient ainsi le condensé de cette France catholique qui se retrouve sous le drapeau de Jérusalem 542 , pas uniquement en débarquant à Jaffa, loin de la France au régime hostile, mais dès Marseille. C’est du haut de leur bateau que les assomptionnistes et leurs caravanes de croisés peuvent s’enorgueillir de ne pas avoir plié sous le joug de la « gueuse ».

Un pèlerin-poète rend ainsi hommage au bateau assomptionniste :

‘« Des reflets de la lune, il se formait sur l’eau’ ‘Une route, parfois de moire et de phosphore,’ ‘Et parfois comme un lac d’argent vif, quand un store’ ‘Brumeux montait du bleu d’en bas au bleu d’en haut.’ ‘On eût dit que la lune abaissait ce rideau’ ‘D’effarement ou bien de jalousie encore’ ‘De ne point régner seule au ciel jusqu’à l’aurore,’ ‘Et de voir que l’Etoile éclipsait son flambeau.’ ‘Derrière elle, l’Etoile -était-ce une comète ?-’ ‘Laissait une traînée ardente si coquette’ ‘Que pour la voir on fût retourné sur ses pas.’ ‘Les étoiles d’en haut allumaient leurs prunelles’ ‘D’étonnement naïf, se demandant entre elles’ ‘Le nom du commandant de l’Etoile d’en bas » 543 . ’
Notes
531.

Echos de Notre-Dame de France, n°10, 1e mars 1894.

532.

Vincent de Paul Bailly, Lettres, AAV, tome X, n°2721, au Père Germer-Durand, le 22 septembre 1893.

533.

Ibid.

534.

Nous n’avons pas d’indications précises concernant les raisons du changement de nom du bateau si ce n’est une hypothèse qui serait que devant les difficultés financières, le Notre-Dame de Salut est davantage loué mais le nom semble trop « religieux » d’où celui de l’Etoile beaucoup plus anodin.

535.

AAR, UD1-6.

536.

Abbé Sagary, op. cit., p.5.

537.

Echos de Notre Dame de France, n°17, août 1895.

538.

Echos de Notre Dame de France, n°10, mars 1894.

539.

Les bateaux du pèlerinage, AAR, UD 1-6.

540.

Lettre du commandant Pillard au Père Bailly, le 5 septembre 1896, AAR, UF 171.

541.

Compte Commandant Pillard, AAR, UF 169.

542.

Hormis le drapeau de Jérusalem qui flotte en haut du mas, le drapeau français est également présent, comme la marque du patriotisme affiché des assomptionnistes, et sorte de « pied de nez » à la France officielle, celle qui renie ses membres catholiques.

543.

Jérusalem, AAV, tome I, 1904-1905.