Le bateau de la pénitence

Tout comme pour le pèlerinage des mille, une véritable « mise en scène » religieuse est organisée par les assomptionnistes pour que chaque pèlerin prenne conscience qu’en montant à bord de la Guadeloupe, du Bourgogne, du Poitou et encore plus de Notre Dame de Salut et de l’Etoile, il entre dans quarante à quarante-cinq jours de pénitence.

Les assomptionnistes ne manquent jamais de faire référence dans les appels au pèlerinage en Terre Sainte au bateau choisi, de bien souvent en décrire les caractéristiques, d’en présenter l’état-major… Cela est d’autant plus nécessaire que jusqu’en 1894, le bateau est affrété pour la Palestine comme pour n’importe quelle autre destination et que les pèlerins remplacent ni plus ni moins des touristes en partance pour Naples, Alexandrie ou Istanbul. Il est ainsi nécessaire de faire prendre conscience d’entrée aux pèlerins qu’ils ne partent pas en croisière mais en pèlerinage en Terre Sainte, et que les cinq jours que durent en moyenne la traversée sont une préparation à vivre pendant des semaines sur les pas du Christ. L’abbé Sagary, pèlerin en 1894, l’affirme clairement dans son récit de pèlerinage, remplit d’orgueil chrétien : 

« Le pèlerinage jouit des avantages du voyage d’agrément, mais avant tout, il est une démonstration religieuse et il doit être pieux. Ceux qui ne partagent pas cette manière de voir ne doivent se trouver ici ; ils peuvent s’adresser ailleurs, car avec nous ils seraient mal à l’aise ; ils trouveraient beaucoup de charité, d’amabilité ; cela ne leur suffirait peut-être pas » 544 .

Lorsque les assomptionnistes deviennent propriétaires du Notre Dame de Salut, les signes religieux sont beaucoup plus visibles et la préparation religieuse du navire plus complète, car avant de posséder un bateau, il n’en avait la jouissance que la veille du départ.

L’un des éléments les plus importants qui est d’emblée installé dans le navire est la chapelle, qui doit apparaître comme l’élément central du bateau, d’autant plus que le Saint Sacrement y repose. Dans la présentation du sixième pèlerinage en 1887, outre les dates, l’itinéraire, les tarifs, il y a une présentation détaillée du navire, en l’occurrence le Poitou, et de sa chapelle : « La chapelle y sera plus vaste que jamais, plus retirée et plus pieuse ; elle est élevée sur une plate-forme à 2 mètres 50 au-dessus du pont et séparée du monde sur ce navire déjà si séparé des préoccupations de la terre » 545 . A bord de Notre Dame de Salut, il en est de même, la chapelle est installée sur la dunette arrière. L’abbé Sagary l’a décrit en ces termes : « Complètement fermée, elle s’ouvre par trois cloisons qui s’enlèvent, et se trouve ainsi agrandie de toute la dunette, que des toiles recouvrent. Des bancs sont installés en dedans et en dehors, afin que les 220 pèlerins présents puissent aisément prendre place. Au fond, le maître-autel ; derrière celui-ci, la sacristie ; sur les côtés, à droite et à gauche, et tout autour de l’arrière, des tables se rabattant et sur lesquelles on dresse, le matin, des autels portatifs, afin que chacun des soixante-quinze prêtres trouve facilement à dire la messe sous la toile ; les mouvements du vaisseau, les coups de vent, réclament des mesures particulières qu’on observe avec scrupule. (…) Le Saint-Sacrement y est conservé ; tous les jours les communions sont très nombreuses et, à toute heure, il y a des pèlerins en adoration » 546 .

En dehors de la chapelle, les pèlerins sont invités à effectuer durant les journées de la traversée toute une série d’exercices de piété pour raffermir leur foi et éviter peut-être qu’ils oublient qu’ils ne sont pas en voyage d’agrément ! Lors du « pèlerinage des tempêtes », le Père Baudouy décrit ces journées pieuses : 

« Le Père Mathieu Leconte, des Dominicains, prêcha le rosaire. A 3 heures du soir eut lieu la bénédiction de la grande croix, dressée devant la dunette ; le P.Jérome, des Franciscains, prêcha, présida la procession tout autour du navire et fit baiser une relique de la vraie Croix. (…) Le soir, tout le monde était au Salut du Saint Sacrement. Le Père Vincent de Paul Bailly donna les avis les plus spirituels et les plus inattendus. (…) Puis les prêtres prirent, à tour de rôle la garde du Saint-Sacrement qu’on adora toute la nuit, malgré la mer redevenue houleuse » 547 . L’abbé Sagary, onze ans plus tard, montre que la journée de traversée reste une journée de pénitence : « Voici le règlement de la journée. On peut commencer les messes dès 4 heures du matin (…) A 7 heures, la messe de communauté avec chants ; le petit déjeuner à volonté ; à 9 heures et demi, premier chapelet ; à 10 heures, déjeuner dînatoire ; à midi, conférence historique, géographique sur les lieux par où nous passons, leur passé, leur présent, leurs curiosités (…) à 2 heures, deuxième chapelet, à 4 heures et demi, chemin de la croix prêché par un des prêtres du pèlerinage ; à 5 heures dîner, à 7 heures et demi salut, parfois avec allocution. A 10 heures, le couvre-feu » 548 .

En 1913, E. Bédaoui, pèlerin, décrit la vie à bord, toujours aussi pieuse : 

« On avait des prédicateurs remarquables qui nous édifiaient tous les jours par les pieux commentaires du chemin de croix et du chapelet, et le dimanche par des sermons apostoliques à la messe de l’équipage. (…) On eut même une procession de la Sainte Vierge comme à Lourdes, avec une grotte merveilleuse ; une procession du Saint Sacrement avec un reposoir très réussi. (…) La traversée se transformait en véritable retraite » 549 .

Des événements rendent également l’atmosphère des plus recueillis comme c’est le cas pour le décès d’un membre du pèlerinage. En 1884, au retour de Terre Sainte, une jeune vendéenne, Eugénie Pelletier, succombe d’une hémorragie sur le bateau, et les pèlerins soudés par quarante jours de vie commune rendent un dernier hommage à une des leurs : 

« Son corps, déposé sur le gaillard d’avant, est recouvert de voiles noirs et entouré de fanaux allumés sous une tente. De nombreuses messes sont célébrées pour elle. Les 200 prêtres récitent à deux chœurs l’office des morts. Chaque exercice se termine par le chant du De profundis. A 8 heures du soir, le Père Bailly annonce l’immersion. On part de la chapelle en procession en chantant le Miserere. Le P. Bailly et le clergé montent sur le gaillard, font l’absoute. Le bateau stoppe et le corps de la défunte, de 22 ans, suit la planche inclinée et plonge dans les flots » 550 .

Cette traversée voulue comme pénitente est également un moment communautaire puisque plusieurs centaines de pèlerins doivent vivre ensemble pendant plusieurs semaines. Le Père Vincent de Bailly ne manque jamais dans ses courriers de montrer que sa pénitence commence en priorité avec la direction de cette communauté de pèlerins aux caractères parfois particuliers !

Il n’en reste pas moins, que, hormis les aléas de la vie en groupe, la majorité des pèlerins ont une attitude des plus agréables, ce qu’affirme avec assurance le pèlerin cité précédemment : « Rien n’est joyeux, aimable et bon enfant comme de vrais pèlerins. Cela tient aussi au règlement du bord, règlement de couvent » 551 .

A la lecture des différents récits de pèlerins, on s’aperçoit que de vraies ententes se créent, que des initiatives « récréatives » se mettent en place. Outre de nombreuses conférences sur les différents sites aperçus depuis le bateau ou sur l’histoire religieuse, les soirées récréatives sont présentes comme le souligne le récit de Thérèse Busnel, jeune bretonne de 23 ans qui accompagne son père : « Après le souper, sur le gaillard d’avant, nous avons assisté à une amusante séance de chansons populaires, accompagnés au violon par un petit curé impayable qui a le talent de faire rire tout le monde. Il y a en troisième classe un dortoir de prêtres, qu’ils nomment leur « chambrée » et le soir, après le couvre-feu, la chambrée n’est pas triste, au dire des voisins. Hier, notamment, ils ont causé et ri jusqu’à minuit et demi » 552 .

Elle ajoute tout de même que « Nous n’avons pas une seule raison de dire que nous faisons pénitence. Si tout le monde savait cela, il y en aurait bien davantage à se faire pèlerins de la Pénitence ! » 553 . Il faut préciser que ce récit de pèlerinage date de 1901 où la notion de pénitence n’est plus vraiment la même que lors des premiers pèlerinages. En 1913, le dernier pèlerin de l’Etoile décrit également de nombreuses soirées récréatives où le talent des prêtres poètes ou chanteurs est mis à contribution : « On se souviendra des chansonnettes, monologues et morceaux de choix de plusieurs jeunes religieux, des abbés Habary, Maurice Goujet, de MM. Le vicomte du Bourblanc, Courgeon, Maille-lavolaille, Houtard… tout cela était aussi joyeux que spirituel » 554 .

L’une des « trouvailles » de pèlerins fut, suivant l’exemple des fondateurs de la Bonne Presse, la création d’un petit journal. On trouve ainsi en 1890 l’Echo du Poitou ou en 1899 la Croix de la nef avec des récits du déroulement de la traversée, tout cela sur un ton humoristique avec un rédacteur en chef appelé l’amiral tribord, l’abonnement coûtant une dizaine de chapelets.

Figure 23
Figure 23 Echos de Notre Dame de France, n°75, novembre 1899.

Cette traversée qui dure aux alentours de 5 jours, en fonction des différentes escales, se termine bien évidemment par l’arrivée tant attendue sur les côtes de Terre Sainte, et pour les assomptionnistes comme pour les pèlerins, ce n’est pas n’importe quel bateau qui débarque à Jaffa, mais celui des glorieux croisés de la pénitence. Feux de Bengale ou pièces d’artifice sont de rigueur. Si le temps ou l’horaire ne conviennent pas, un coup de canon s’impose.

Cette évocation des bateaux du Pèlerinage de Pénitence montre l’importance qu’ils prennent au fil des caravanes, avec la volonté pour les assomptionnistes de toujours les associer aux pèlerinages, allant jusqu’à investir pour mieux rehausser le prestige que les Pèlerinages de Pénitence acquièrent de caravanes en caravanes. C’est pourquoi lorsque l’Etoile doit mettre fin à son activité à l’avant-veille de la guerre, c’est tout un symbole qui disparaît, d’autant plus fort qu’il n’y aura pas de remplaçant.

L’auteur du dernier pèlerinage de l’Etoile en Terre Sainte résume à sa manière cette fin poignante : « Adieu, chère Etoile ! Tu es morte au champ d’honneur, il était juste que tu finisses ainsi. Croisée du Christ, après avoir promené si glorieusement sur les mers la croix du Sauveur ; après avoir jeté pendant vingt ans sur les rivages de Palestine l’armée des pèlerins de la Pénitence ; (…) après avoir été l’instrument de tant de prières, de tant de ferveur, de tant de conversions, de tant de suffrages pour les âmes du purgatoire, de tant de grâces ; après avoir été la nef du Salut ; (…) tu ne pouvais décemment servir à d’autres usages. Tu t’es ensevelie dans ta gloire, tu as disparu en beauté. C’était digne de toi. Songe seulement que tu laisses, par ta mort, l’œuvre des Pèlerinages dans un cruel embarras, et tâche d’obtenir qu’un autre bateau te remplace et puisse continuer tes précieux services… » 556 .

Il n’est pas entendu et l’âge d’or des Pèlerinages Populaires de Pénitence est en partie révolu.

Notes
544.

Abbé Sagary, op. cit., p.13.

545.

Le Pèlerin, n°526.

546.

Abbé Sagary, op. cit., p.14.

547.

Ernest Baudouy, op. cit.

548.

Abbé Sagary, op. cit., p16.

549.

E. Bédaoui, Le dernier pèlerinage de l’Etoile en Terre Sainte, Paris, Maison de la Bonne Presse, p.89.

550.

Pages d’archives, troisième série n°2, juin 1963, p81-82.

551.

Ibid, p.89.

552.

Thérèse Busnel, récit du pèlerinage de Thérèse Busnel en 1901 sur le Notre Dame de Salut, AAR.

553.

Ibid.

554.

E. Bédaoui, op. cit., p.89.

555.

Echos de Notre Dame de France, n°75, novembre 1899.

556.

E. Bédaoui, op. cit., p. 93.