Des itinéraires qui partent à la découverte de l’Orient

L’Egypte symbolise à elle seule l’évolution des Pèlerinages de Pénitence vers le tourisme religieux. Il n’en reste pas moins que de nombreuses autres escales ont la même connotation, à l’exemple de la Grèce, de Constantinople ou de Beyrouth.

Pour le premier pèlerinage de Noël en 1894, le programme inclut, outre le 24 décembre à Bethléem, de nombreuses haltes méditerranéennes sur le retour, avec le port de Beyrouth, Rhodes, la découverte de la Grèce avec Athènes, Corinthe, Patras…

A partir de cette date, plus aucune caravane ne propose un « simple pèlerinage » en Palestine, et chacune a ses fantaisies ! 621

Comme Chateaubriand en 1806, la Grèce fascine les pèlerins-touristes allant de la découverte d’un temple païen à un autre. Jean Viator, pèlerin de la caravane des vacances de 1904, s’enthousiasme ainsi pour les richesses de la Grèce antique : 

« Après avoir doublé les caps du Péloponnèse, longé le golfe de Salamine, voici l’Acropole, avec sa masse imposante. Quelle évocation ! Ce roc glorieux n’est pas seulement le piédestal du Parthénon ou de la statue géante de Pallas Athénée ; il porte en résumé tout ce que l’âme grecque a produit de plus grand en art, en religion, en patriotisme. (…) Puis sur la butte voisine, à l’Aréopage, c’est le geste de l’Apôtre déclarant aux Athéniens que les splendeurs du génie grec n’étaient qu’une avenue destinée à conduire au temple du Dieu inconnu » 622 .

Les récits, tant des pèlerins que des assomptionnistes, via la Bonne Presse, apparaissent de plus en plus comme des récits de voyages culturels parmi les hauts lieux de l’histoire en Méditerranée. Beyrouth, dont les caravanes découvrent les charmes pour la première fois lors du pèlerinage de Noël 1894 est décrite par les Echos de Notre Dame de France comme aurait pu le faire un écrivain romantique en voyage en Orient : « L’aspect en est merveilleux, nous sommes éblouis. Etagée sur les derniers contreforts du Liban qui s’en vont mourir à la mer, cette ville, que les auteurs comparent à une sultane assise au bord de l’eau, nous rappelle davantage l’Europe avec son commerce énorme et sa civilisation plus avancée » 623 . Il s’en suit une description des établissements français présents dans la ville et le réconfort que cela procure à l’âme patriotique du pèlerin de France. Il en est de même pour les autres sites visités, que ce soit Rhodes, Athènes ou Corinthe.

Un pèlerin de la commune de Blayes, qui fait le récit de son pèlerinage dans sa revue paroissiale, décrit également les différentes escales visitées avec enthousiasme tout en reconnaissant l’aspect touristique que cela revêt : 

« Je n’oublierai jamais l’arrivée à Constantinople, un des plus beaux spectacles de la nature, je ne dis pas que l’on puisse voir, mais qu’il soit même possible de rêver. (…) Mais ce sont là impressions et propos de touriste, et c’était mieux que des spectacles où l’œil se délecte, effleurant à peine l’âme et ne disant rien au cœur, que j’étais allé chercher en Orient » 624 .

Les assomptionnistes, auxquels l’aspect touristique grandissant des pèlerinages n’a certainement pas échappé, présentent toujours les programmes des caravanes sous l’angle de la religion, chaque lieu visité étant en rapport avec un saint.

Dans l’ouvrage célébrant le cinquantenaire de la fondation de l’association de Notre-Dame de Salut, est mentionné le saint à honorer pour chaque escale :

« Alexandrie : en l’honneur de Saint Pierre et Sainte Catherine

Amalfi : en l’honneur de Saint Paul

Athènes : en l’honneur de Saint Paul

Baalbek : en l’honneur de Sainte Eudocie

Beyrouth : en l’honneur de Saint Pamphile

Bône et Hippone : en l’honneur de Saint Augustin

Le Caire et Matarieh : en l’honneur de la Sainte Famille

La Canée : en l’honneur de Saint Paul

Carthage et Tunis : en l’honneur de Saint Louis

Catane : en l’honneur de Sainte Agathe

Constantinople : en l’honneur de Saint Jean Chrysostome et de Sainte Euphémie

Damas : en l’honneur de Saint Paul

Ephèse : en l’honneur de Saint Jean et de Saint Paul

Malte : en l’honneur de Saint Paul

Messine : en l’honneur de Notre Dame de l’Assomption

Palerme : en l’honneur de Sainte Rosalie

Patras : en l’honneur de Sainte André

Rhodes : en l’honneur des chevaliers de Saint Jean de Jérusalem

Smyrne : en l’honneur de Saint Polycarpe » 625 .

La liste des saints honorés à chaque arrêt laisse parfois perplexe sur l’importance accordée à certains, dont la connaissance par les pèlerins ne peut être que lointaine. Ceci démontre que certaines escales sont purement touristiques, mais que, Pèlerinage de Pénitence oblige, il a bien fallu trouver une raison religieuse à l’arrêt à Patras, Constantinople ou Beyrouth.

Dans chaque programme, les organisateurs ne manquent pas d’expliquer les motivations de chaque escale et l’importance qu’elles revêtent au niveau de la religion chrétienne. Lors de la XVIe caravane de mai 1897, il est mentionné à propos du passage à Malte et en Sicile l’intérêt religieux qu’elles comportent : 

« Retour par l’île de Malte, si riche en souvenirs presque ignorés du grand Apôtre, et si intéressante à tant d’autres points de vue. Visite à la grotte de Saint-Paul à Citta-Vecchia, par le chemin de fer qui part de la Valette.

Retour par la Sicile avec arrêt à Catane, ville à jamais célèbre par le martyr de sainte Agathe » 626 .

Ces multiples escales méditerranéennes sont véritablement au fil des années l’un des moyens d’attirer un public que la visite de la Palestine ne suffit pas à convaincre. Ainsi, tous les programmes sont présentés afin que se détachent bien les différents sites visités, Jérusalem se démarquant encore des autres lieux. Dans le programme de la XIXe caravane de l’été 1899, Jérusalem est inscrite en gros caractères et en dessous les autres sites majeurs visités par les pèlerins : Constantinople, Athènes, canal de Corinthe, Patras, Naples et Rome. En 1903, pour le XXVe pèlerinage, Jérusalem est citée entourée des villes de Damas et Rome, ce qui tendrait à penser que Jérusalem a perdu en importance….

Figure 29
Figure 29 MAE, Jérusalem, 125/127

D’autre part, les programmes détaillés qui étaient au départ des plus pénitents, n’indiquant en ce sens que les sanctuaires saints visités et les différentes messes, prennent une connotation touristique où il est fait mention du charme des paysages, des villes. Pour le pèlerinage de l’été 1914, qui n’a pas eu lieu en raison de la déclaration de guerre, la présentation évoque davantage un voyage d’agrément qu’un pèlerinage de pénitence :

« Le 18 août. – Baalbek et ses ruines grandioses.

(…)

Le 21 août. – De Damas au lac de Tibériade. Trajet merveilleux en chemin de fer le long des gorges du Yarmouk.

Du 27 août au 7 septembre. – Séjour à Jérusalem. Visite des divers sanctuaires de Jérusalem et des environs : Bethléem, Saint-Jean, le Jourdain, la Mer Morte, etc» 628 .

Même pour l’évocation du séjour à Jérusalem, la connotation religieuse semble gommée, et loin est le temps de la « 9e croisade » !

Concernant ces escales touristico-religieuses autour de la Méditerranée, un dernier point intéressant à évoquer est la notion patriotique que peuvent comporter ces escales. La venue des caravanes de pénitence en Terre Sainte a, nous l’avons dit, une connotation fortement patriotique, et ce, dès 1882. En 1894, avec le début des « voyages religieux », les haltes régulières en Egypte, en Grèce, à Malte, sont autant de possibilités de montrer son appartenance à la France avec un groupe de pèlerins toujours prompts à de grandes démonstrations patriotiques et un bateau dont les drapeaux symbolisent Jérusalem mais également les trois couleurs françaises.

Après la première caravane de Noël 1894, le vice-consul de France à Patras fait remonter à son ministère l’intérêt que représente la venue de ces pèlerins français dans une région de Grèce sous quasi-monopole italien. Il affirme ainsi que « ce pèlerinage, qui n’a jusqu’à présent rien d’intéressant pour notre Pays, en tant que pèlerinage, touche à nos intérêts politiques en Grèce et me semble devoir attirer notre attention » 629 . Il ajoute que l’Oeuvre de Rome, qui semble être un organisme français en lien avec les assomptionnistes est désireuse de construire une église catholique à Patras et qu’il convient de prêter une attention particulière à ces caravanes de pèlerins qui stationnent quelques heures dans la cité mais peuvent apporter beaucoup à la religion catholique et du même coup à la France. Il a cette formule pour définir l’intérêt de chacun : « Si elle est toute religieuse pour ses promoteurs, elle est toute politique pour nous » 630 . Il n’en allait pas autrement en Palestine.

L’analyse des différents programmes de 1894 à 1914 révèle le tournant touristique qu’ont progressivement pris les Pèlerinages de Pénitence, commençant par de brèves excursions égyptiennes, puis écumant la plupart des sites historiques de la Méditerranée orientale. Les derniers pèlerinages sont ainsi des voyages qui semblent être à l’opposé des premières caravanes, illustrant bien la crainte de certains qui, en évoquant à la fin des années 1880 l’Egypte comme peut-être trop touristique, craignaient une dérive à la « Cook ».

Cette évolution semble cependant inévitable avec la multiplication des pèlerinages à la fin du siècle, le souci de confort des voyageurs et l’obligation pour les assomptionnistes de couvrir les frais d’une telle entreprise. Les pèlerins de la « Belle époque » sont issus d’une nouvelle génération, profitant d’une paix qui semble durable, de la prospérité économique et la notion de pénitence, d’oubli de soi pendant quelques semaines semble révolus.

Notes
621.

La seule exception en est le « pèlerinage des hommes » avec une durée de 22 jours.

622.

Jérusalem, AAV, tome I, 1904-1905, p.73.

623.

Echos de Notre Dame de France, n°10, 1e mars 1894, p.19.

624.

Ce que j’ai vu en Palestine, La Voix de Saint Romain, n°7, juillet 1903.

625.

Association de Notre-Dame de Salut, au cinquantenaire de sa fondation, 1872/1922, Paris, 1925, AAR.

626.

Echos de Notre Dame de France, n°49, janvier 1897.

627.

MAE, Jérusalem, 125/127

628.

Programme du 48e pèlerinage à Jérusalem, AAR, TB 26.

629.

MAE, Nantes, Jérusalem, A, 122.124, Lettre de M. Gaspary, vice-consul de France à Patras à M. Casimir-Perrier, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, le 26 janvier 1894.

630.

Ibid.