Du pèlerin pénitent au voyageur catholique

La tentation touristique du pèlerin

L’intitulé des pèlerinages assomptionnistes en Terre Sainte à partir de 1882 ne doit rien au hasard en utilisant les mots « pénitence » et « populaire ». La pénitence comme nous l’avons étudié tout au long de ce travail se devait d’être le maître mot des caravanes, les recommandations du Père Picard étant même jugées parfois excessives. Pourtant l’insistance sur la notion populaire était plus la conséquence des pèlerinages de la rue de Furstenberg, très élitistes, qu’une volonté d’envoyer systématiquement en Terre Sainte des disciples de Benoît-Joseph Labre.

Cette pénitence, réaffirmée tout au long des programmes de pèlerinages et réitérée dans le manuel du pèlerin, perd fortement de son importance au cours des caravanes, surtout après le Congrès Eucharistique de 1893. Les attentes ont évolué vers davantage de confort, de découvertes, pas seulement religieuses.

Les assomptionnistes restent tout de même vigilants pour que la demande touristique ne saborde pas complètement l’entreprise, en répétant que les caravanes doivent être composées de pèlerins désireux de se rendre en priorité aux Lieux Saints et de prier aux endroits de la souffrance du Christ.

Une caravane est programmée aux vacances d’été de 1894 636 et dans l’annonce de ce pèlerinage, les Echos de Notre-Dame de France dénoncent par avance les touristes qui voudraient s’immiscer parmi les pieux pèlerins : 

« A un acte aussi éminent, à une faveur spirituelle aussi haute, il faut une préparation par la prière, dont les touristes ne sont pas doués.

Donc, bien que ce pèlerinage, surtout cette fois-ci, soit rempli d’un légitime intérêt pour les professeurs et les étudiants, redisons bien que ce pèlerinage n’est pas destiné aux touristes. (…) Hérode s’amusait et se réjouissait d’avance de voir Jésus pendant la Passion, comptant qu’il ferait quelque miracle devant lui ! C’était un touriste, le roi des touristes ; il prit la question de la Passion en riant et en curieux ; et il mit une robe de théâtre au Sauveur.

Avis important.- Nous ne voulons pas emmener Hérode, ce touriste mondain, au pèlerinage ; qu’il aille avec Cook » 637 .

La revue va encore plus loin dans son dédain vis-à-vis du touriste, l’assimilant au diable qui pervertit le noble pèlerin : « Un touriste est, d’ailleurs, toujours tenté du diable, et c’est ennuyeux d’avoir, au milieu de soi, des gens qui attirent le diable » 638 .

Dans l’annonce du programme du XXVIIIe pèlerinage de pénitence de l’été 1904, Le Pèlerin montre que la pénitence peut être douce et bienfaitrice et qu’elle peut concilier visites d’agréments et recueillement aux Lieux Saints : 

« Le mot « pénitent » effraye parfois les timides, néanmoins on a toujours refusé de l’effacer, car il caractérise l’œuvre, il répond à cette pensée mère qu’on veut obtenir par ce pèlerinage le salut de la France. (…)

Ce n’est donc point en touriste qu’on monte au Calvaire, mais en pénitent, et le XXVIIIe Pèlerinage de Pénitence avec ses cérémonies, ses fêtes saintes, s’adresse aux chrétiens qui, tout en cherchant un repos utile et en satisfaisant une curiosité légitime, sauront accomplir un acte capital de leur vie pour eux-mêmes et pour les autres » 639 .

Ces propos de l’organe des pèlerinages assomptionnistes se veulent conciliants, ne voulant pas effaroucher les catholiques, peu adeptes d’une pénitence orientale de plusieurs semaines. Un article qui aurait été impensable vingt ans plus tôt, tant la notion de sacrifice devait prédominer.

A travers les différents récits des pèlerins de la « Belle époque », on peut attester que la notion de pénitence n’a plus la même définition que précédemment ; le confort, les repas, les visites récréatives tendent à prendre le pas sur les ânes lunatiques, les portions faméliques et les adorations nocturnes.

Les escales dans « la diablesse Egypte » vouée au culte de Cook illustrent bien cette tentation touristique de la part de pèlerins qui s’intéressent davantage aux pyramides de Guizeh, aux charmes des bazars du Caire, qu’au sycomore de Matarieh. G. Sanguin, dans son récit de son étape égyptienne décrit cette autre face du pèlerinage de pénitence : 

« Au Caire, les pèlerins ne pourront pas satisfaire leurs aspirations religieuses. Cela ne semble pas les avoir attristés outre mesure, car ils éprouvent une immense joie à parcourir la ville et à découvrir ses multiples attraits. Ce sont les bazars qui connaissent le plus grand succès. Un autre aspect du monde arabe du Caire que les touristes visitent avec intérêt sont les mosquées (…) Ils s’arrêtent à El-Azhar avec son université où les étudiants de toutes les parties du monde musulman affluent.

Un seul endroit au Caire rappelle aux pèlerins l’histoire biblique. C’est, au Vieux-Caire, la crypte où, selon la tradition, la Sainte Famille s’est réfugiée lors de sa fuite. Elle est située sous l’église Saint-Serge » 640 .

Le Père d’Alzon, fier chevalier de la défense catholique, serait certainement atterré de lire de tels propos qui réduisent l’intérêt chrétien des pèlerins à une crypte, privilégiant El-Azhar !

Dans son étude, Marie-Paule Vanlathem montre que si le recueillement est de rigueur (ceci étant la moindre des choses pour des pèlerins de la pénitence) à Matarieh, la visite des pyramides est plébiscitée à chaque venue : « Une excursion aux grandes pyramides du plateau de Giza ne manquait à aucun programme des pèlerinages. On y célèbre d’habitude une messe et on se plaît surtout à entreprendre l’ascension de la pyramide de Khéops ; certains en atteignent le sommet en treize minutes. La descente est plus fatigante mais les courageux s’estiment largement récompensés par le tonneau de bière qui les attend lorsqu’ils arrivent sur le plateau » 641 .

Par contre, l’excursion à Saqqara anéantit toute tentative d’assimiler l’escale égyptienne au pèlerinage de pénitence : 

« Nos moucres apportèrent nos paniers de provisions, tout un excellent déjeuner de viandes froides, de pâtés truffés du Périgord : des truffes dans le désert de Libye ! Et ce délicieux vin blanc de Grave, capable de ressusciter tous les morts de Sakkarah et de Dachour ! Et comme dessert, nos bons fromages de France, des oranges, des dattes, des figues, d’excellents cognacs » 642 .

Un tel récit évoque plus les tribulations du Comte de Chambord en Orient qui ne pouvait voyager sans ses caisses de vin de Bordeaux que Pierre l’Ermite.

Thérèse Busnel, jeune pèlerine de la XXIe caravane du printemps 1901, dans un récit rempli de joie de vivre, décrit un pèlerinage profondément religieux mais également prêt à s’accorder de nombreuses distractions, comme c’est le cas lors d’une excursion à Béthanie : 

« Après la collation de trois heures, que personne n’a manquée, nous partons tout un petit groupe, pour Béthanie, sous la conduite du Père Gervais. (…) Monsieur Hinault photographie, Papa dessine, nous causons » 643 .

Un dernier point est intéressant à soulever qui démontre que les pèlerins ne sont plus les héroïques croisés de la IXe croisade mais soucieux de leur bien-être : l’importance accordée à leur santé. Dès le début des pèlerinages de pénitence, un médecin a accompagné la caravane, très vite secondé par une ou plusieurs sœurs de Saint-Joseph, dont la célèbre Sœur Joséphine.

Par la suite, l’attention apportée au bien-être des pèlerins est toujours présente et légitime du fait des régions visitées auxquelles les participants ne sont pas toujours habitués, surtout en ce qui concerne le climat. La revue Jérusalem donne toute une série de conseils via le Docteur Murat, ancien pèlerin, même si les fidèles de Benoît-Joseph Labre ne s’y reconnaîtront peut-être pas, les propos s’adressant davantage à une clientèle habituée à un certain confort :

« Le nombre des maladies imprévues et des imprudences est réduit au minimum dans le pèlerinage français par le choix des hôtelleries où il est reçu, sans parler de la magnifique résidence de Notre-Dame de France, qui fait si fièrement flotter le drapeau national ; (…) d’autre part, grâce au régime approprié servi aux pèlerins, enfin par l’excellente organisation des excursions et leur répartition judicieuse, proportionnée aux forces des voyageurs. (…) Comme précautions générales, éviter le surmenage, surtout s’il s’agit de personnes d’un certain âge. (…) Ne pas se laisser entraîner par le désir de tout voir » 644 .

Des propos qui insistent par ailleurs sur les « coups de soleil » très fréquents et les problèmes gastro-intestinaux. Un ensemble d’avis des plus avisés pour une telle région et une population peu habituée aux climats de l’Orient. L’attachement, à partir de la fin du siècle, à être beaucoup plus attentif aux maux des pèlerins, à prévenir tout risque de désagréments est intéressant à noter car ce n’était pas le cas au début des Pèlerinages de Pénitence ; les inconvénients, voire les souffrances des pèlerins, faisaient partie de la culture pénitente.

Notes
636.

Elle fut annulée à cause de l’épidémie de choléra.

637.

Echos de Notre-Dame de France, n°11, 1e juin 1994.

638.

Ibid.

639.

Le Pèlerin, n°1436, 1904.

640.

G. Sanguin, Le voyage en Egypte, in Marie-Paule Vanlathem, op. cit, p.69-88.

641.

Marie-Paule Vanlathem, op. cit, p.69-88.

642.

Ibid.

643.

Thérèse Busnel, Récit de pèlerinage de Thérèse Busnel en 1901 sur le Notre Dame de Salut, AAR, UD 1-6.

644.

Jérusalem, AAV, tome IV, 1910-1911.