Un climat délétère

L’arrivée en septembre 1898 d’un autre pèlerinage de catholiques français est pour les assomptionnistes un affront qu’ils mettent de longues années à oublier. Ils n’ont de cesse de dénigrer l’organisation et les organisateurs de cette entreprise, les accusant de mille maux et en premier lieu de ne pas être de vrais pèlerins.

Dans la revue assomptionniste Souvenirs, ils critiquent la première caravane de 1898 en ces termes : « La petite caravane « Poupin » est arrivée vendredi. (…) Les Arabes disent que ce n’est pas un pèlerinage, mais une tournée d’amateurs. Plusieurs prêtres venus à Notre-Dame de France ont manifesté combien ils eussent été heureux de venir avec les Assomptionnistes, car « en réalité, ils ne feraient pas un vrai pèlerinage de cette façon, bien qu’ils n’eussent pas à se plaindre… » 683 .

Les assomptionnistes ne cessent de mettre en lumière toutes les failles des pèlerinages Saint-Louis et de montrer qu’ils ne sont qu’une pâle copie des Pèlerinages de Pénitence. L’organisation du pèlerinage est présentée comme improvisée, entre les mains de personnages qui n’ont pas la pratique des « anciens de Palestine » que sont les fils du Père d’Alzon.

L’abbé Galeran énumère, lors de la venue de la deuxième caravane de l’abbé Potard, les erreurs de ses concurrents : 

« Aujourd’hui, à 11,25’ le pèlerinage Potard, arrivé par le train de marchandise, est entré dans la Ville-Sainte (…) le petit bateau qui les transportait de Caïffa à Jaffa devait arriver dans la matinée d’hier ; il n’est entré en rade qu’à 2h après midi : le train ordinaire a donc été manqué. Il a fallu coucher un peu partout : « Casa Nova », hôpital, Frères, improviser des lits, d’ici, de là » 684 .

Pour la troisième caravane, l’abbé Galeran trouve encore quelques imperfections qu’il s’empresse de mettre par écrit : 

« Le pèlerinage de M. Potard est parti mardi dernier, 25 septembre. Il a dû s’arrêter à Jaffa vu qu’il n’y avait pas de bateau pour Alexandrie. Cette perte d’un jour privera les pèlerins de leur visite au Caire et aux Pyramides. Cependant, on les avait avertis, avant leur départ de Jérusalem, qu’ils manqueraient le bateau, à Jaffa, M. Potard a voulu partir malgré tout. Parlez-moi d’un homme prévoyant et résolu ! » 685 .

Les rancoeurs assomptionnistes prennent toute leur ampleur avec l’affaire de la distinction obtenue par l’abbé Potard, celle de chevalier du Saint-Sépulcre.

Lors d’un « dîner de gala » en présence des autorités civiles et religieuses de Jérusalem, Mgr Piavi, en portant un toast en l’honneur de l’abbé Potard, précise qu’il l’honore du titre de chevalier du Saint-Sépulcre : « Vous vous rappellerez aussi notre bon Consul Général et votre humble serviteur qui va user de son droit de grand Maître de l’Ordre des chevaliers du Saint-Sépulcre et qui donne à votre chef le titre de chevalier du Saint-Sépulcre. (…) Monsieur le Directeur, vous me remercierez l’année prochaine, en venant avec une nouvelle caravane. C’est alors que je vous donnerai encore autre chose » 686 .

Cet honneur est pour les assomptionnistes la preuve de la « machination » ourdie par le patriarche et le custode pour contrer les Pèlerinages de Pénitence. La distinction que reçoit l’abbé Potard lors du premier pèlerinage Saint-Louis n’est pas en soit exceptionnelle puisque nombreux furent les pèlerins, en règle général issus d’une lignée prestigieuse, qui reçurent ce titre lors de leur venue à Jérusalem. Par contre, les assomptionnistes sont choqués par les propos du patriarche, et la promesse de remettre une distinction plus élevée si l’abbé Potard revient avec une nouvelle caravane de pèlerins. Cette distinction ne peut être que la croix de commandeur du Saint-Sépulcre, qui est en général remise aux plus hautes autorités de l’Eglise, et non à un simple abbé.

Cependant, lors du IIe pèlerinage Saint-Louis, le consul de France à Jérusalem écrit que l’abbé Potard n’a pas reçu ce qui lui était promis : 

« Une pénible déception attendait, au terme de son voyage, l’honorable directeur de la caravane. Se trouvant en effet, ici, l’année passée, précisément à la même époque, à la tête du premier pèlerinage de vacances, l’ecclésiastique en question avait été gratifié par le Patriarche latin, non seulement d’une décoration de chevalier du Saint-Sépulcre, mais avait entendu par surcroît ce prélat lui promettre formellement le ruban de commandeur du même ordre, à la simple condition d’amener en Palestine un second pèlerinage.

L’abbé Potard est donc revenu ainsi qu’il était aisé de le prévoir. Malheureusement sa béatitude réfléchissant entre temps qu’elle n’avait pas été peut-être en cette affaire, exempte de tout reproche et qu’une récompense telle que celle qu’avait été d’avance fixée par elle semblerait disproportionné au service rendu et pour cette raison légèrement entaché d’arbitraire » 687 .

En 1900, l’abbé Galeran en fidèle assomptionniste se réjouit de voir repartir le directeur des pèlerinages Saint-Louis bredouille : 

« M. Potard pour la quatrième fois, a manqué quelque chose à quoi il tenait (…) : il a manqué la Croix de Commandeur du Saint-Sépulcre. Avant son départ de France, il avait fait écrire par un personnage qui le protège. Ce personnage disait que « la Croix lui avait été promise avec solennité…que M. Potard s’imposait des sacrifices et des pertes… que les services qu’il rendait méritaient récompense… » On a répondu que la Croix demandée ne pouvait se donner qu’à une personne revêtue d’une dignité ; comme un consul ou un évêque. Que M. Potard devait tâcher de se faire nommer prélat, ou Protonotaire ; mais que, pour le moment, M. Potard n’était pas même chanoine honoraire… etc. Donc, pas de Croix » 688 .

Il semble que pour l’abbé Potard les années d’attente sont longues mais payante puisque dans l’Annuaire Pontifical catholique de 1927, il est écrit qu’il a été fait prélat de Sa Sainteté en 1905, protonotaire apostolique en 1926 et qu’il est commandeur du Saint-Sépulcre.

Dans les rapports tendus que vont entretenir les deux entreprises pèlerines, les assomptionnistes n’ont de cesse, et cette fois avec une certaine légitimité, de dénoncer le plagiat que font les organisateurs du pèlerinage Saint-Louis, tant par rapport à l’itinéraire que les mises en scènes pèlerines à l’arrivée à Jérusalem ou tout simplement la présentation des programmes et le déroulement des visites dans la Ville Sainte.

L’itinéraire de la première caravane du pèlerinage de l’abbé Potard ressemble à s’y méprendre à un programme des Pèlerinages de Pénitence, la similitude étant particulièrement vraie pour le séjour à Jérusalem qui correspond en tout point à l’emploi du temps des pèlerins assomptionnistes à l’exception du logement puisque les pèlerins des caravanes de Saint-Louis sont logés à la Casa Nova des franciscains et non à Notre-Dame de France. L’abbé Galeran montre de manière flagrante que la plaquette de l’emploi du temps des pèlerins de l’abbé Potard à Jérusalem ressemble à l’identique à celle des assomptionnistes : 

« Le programme du pèlerinage Potard, imprimé par les Franciscains, est de forme de papier, d’arrangement, la reproduction mot à mot, heure par heure, du programme de Notre-Dame de France, jusqu’au « mémento Jérusalem » et les armoiries sur la couverture ; celles-ci, au lieu d’être de Notre-Dame de France sont de Terre Sainte, écartelées avec les armes de France » 689 .

Les récriminations assomptionnistes face à ce nouvel intrus ne doivent pas estomper la volonté des franciscains et de l’abbé Potard (même si pour certains, il reste un instrument entre les mains de la Custodie) de dénigrer ouvertement les Pèlerinages de Pénitence comme l’écrit le consul à son ministère à la suite de la IIe caravane de Saint-Louis : 

« Ils sont repartis à la date d’hier, à destination de l’Egypte et de Marseille (…) emportant avec eux une excellente impression, et aussi, il faut bien le dire, tous les sourires de la Custodie et toutes ses complaisances. Celle-ci avait cru devoir mettre à profit la circonstance pour marquer à tous les yeux la différence qui sépare l’ivraie assomptionniste du bon grain franciscain et opposer les mérites évident des 45 pèlerins de l’abbé Potard, guidés et dirigés par les véritables fils de la Terre Sainte, aux imperfections et défectuosités des pèlerins placés sous le vocable sans doute diabolique des Pères Augustins de Notre-Dame de France. Elle y a pleinement réussi » 690 .

D’après les assomptionnistes, la volonté de nuire est délibérée, rabaissant à tout propos l’œuvre des Pèlerinages de Pénitence, que ce soit par rapport au nombre, jugé trop important, créant des mouvements de foule peu compatibles avec un pèlerinage, ou bien l’éloignement de Notre-Dame de France de la ville et du Saint-Sépulcre…

L’arrivée de ce pèlerinage de catholiques français dans le paysage palestinien ne change pas la face de la Palestine chrétienne, comme ce fut dans une certaine mesure le cas des Pèlerinages de Pénitence. Par contre, la venue du pèlerinage Saint-Louis, suivant la volonté de la Custodie et du Patriarcat de mettre en place une organisation rivale à celle de Notre-Dame de France, provoque de profonds antagonismes dans la famille catholique. Il ne faut cependant pas voir les assomptionnistes comme les malheureuses victimes des machinations franciscaines, puisque leur attitude de croisés français, sauveurs d’une terre en péril en a irrité plus d’un, et en premier lieu les franciscains, gardiens des Lieux Saints depuis des siècles.

Notes
683.

Souvenirs, 17 septembre 1898, n°364.

684.

Lettre de l’abbé Galeran au Père Vincent de Paul Bailly, Jérusalem, le 11 septembre 1899, AAR.

685.

Lettre de l’abbé Galeran au Père Vincent de Paul Bailly, Jérusalem, le 29 septembre 1900, AAR.

686.

Abbé Muller, op. cit., p135.

687.

MAE, Nantes, Jérusalem, A, 125/127, Lettre du consul de France à Jérusalem, le 20 septembre 1899.

688.

Abbé Galeran, op. cit., Lettre du 29 septembre 1900.

689.

Abbé Galeran, op. cit., Lettre du 11 septembre 1899.

690.

MAE, Nantes, Jérusalem, A, 125/127, Lettre du consul de France à Jérusalem au ministère des Affaires étrangères, le 20 septembre 1899.