La Russie : les caravanes de la pénitence orthodoxe

« Si les pèlerins russes ont une foi profonde et une piété sincère, si leurs flots pressés sont une force pour l’Eglise orthodoxe, ils produisent pourtant moins d’impression que les pèlerins d’Occident qui sont en général d’un niveau supérieur et occupent un rang plus élevé dans la société » 721 .

Cette vision catholique des pèlerins russes du début du XXe siècle résonne comme un leitmotiv depuis que ces derniers viennent en masse en Palestine, à raison de plusieurs milliers par an, laissant les caravanes catholiques loin derrière.

Mme de Bagréeff-Spéransky, pèlerine russe dans les années 1840, montre que les pèlerins de son pays sont déjà fort nombreux : « L’année de mon pèlerinage était particulièrement abondante en pèlerins. La plus grande partie d’entre eux étaient russes. Deux fois par an, à Noël et à Pâques, de véritables caravanes de mes compatriotes arrivent de toutes les parties de la Russie, saluer les lieux de la naissance et de la passion de Notre Seigneur.

Le gouvernement russe a fait quelques sages règlements à cet effet.

L’individu, homme ou femme, qui veut faire le pèlerinage aux saints lieux, doit être pourvu d’une somme d’argent jugée suffisante pour son retour. (…)

Arrivé à Beyrouth, ou tout autre port de la Syrie, le pèlerinage doit déposer une partie de son trésor pour assurer son retour. Cette précaution est sa planche de salut. Sans elle la rapacité et l’avarice du clergé grec les chasseraient impitoyablement de Jérusalem après les avoir dépouillés de leur dernière obole. Ils se trouveraient, sans cette sage mesure, mourants de faim et de fatigue sur les grands chemins » 722 .

La première présence officielle russe en Terre Sainte date de 1847 avec la création de la Mission ecclésiastique à Jérusalem dont le but est de répondre à la présence de plus en plus forte des catholiques et des protestants aux Lieux Saints. Elle a par la suite comme vocation de protéger les pèlerins russes en Terre Sainte. Ce n’est cependant qu’après la Guerre de Crimée que l’Empire russe s’implante réellement à Jérusalem avec l’ouverture d’un Consulat en 1858 et la création du Comité de Palestine en 1859 sous le patronage du frère d’Alexandre II, le Grand Duc Constantin. Cette organisation s’attribue l’organisation des traversées des pèlerins entre Odessa et Jaffa et la construction à Jérusalem de maisons et d’hôpitaux. La construction dans les années 1860, le long de la route de Jaffa, d’un véritable quartier pour les Russes orthodoxes est le signe de cette présence renforcée de l’Empire du tsar et a pour conséquence un accroissement important du nombre de Russes désireux de venir prier à Jérusalem.

Les Echos de Notre Dame de France décrivent ces bâtiments russes qui semblent avoir pris au fil des ans une grande ampleur :

« Sur ce plateau qui domine Jérusalem au nord-ouest, sur la route de Bethléem et de Jaffa ( …), la puissance schismatique du Nord a créé un vaste établissement pour recevoir des milliers de pèlerins. Les constructions sont considérables et fournissent aux multitudes le simple logement qu’elles demandent, c'est-à-dire un abri et un emplacement pour étendre les nattes sur lesquelles elles se reposent. Les cours, les squares fleuris sont spacieux. On n’y est pas à l’étroit comme on y sera autour de l’hôtellerie de Notre-Dame de France. Une basilique, qui n’est pas sans cachet, offre à leur piété l’aliment spirituel sous la forme à laquelle elles sont habituées dans leur patrie » 723 .

La construction de ce vaste ensemble russe et la venue d’une multitude de pèlerins alarment les catholiques, qui voient en ces réalisations schismatiques, une opposition des plus menaçantes. C’est en partie pour cette raison que les autorités catholiques de Jérusalem incitent à la création d’organes de pèlerinages catholiques vers les Lieux Saints, pour montrer aux yeux des populations locales que les catholiques restent la première force de l’Eglise chrétienne.

Les Russes consolident leurs intérêts en créant en 1882 la Société Orthodoxe de Palestine qui devient en 1889 la Société Impériale Orthodoxe de Palestine. Cette organisation se donne trois tâches :

« - recueillir, développer et diffuser en Russie la connaissance des Lieux Saints d’Orient ;

- aider les pèlerins orthodoxes en Terre Sainte ;

- fonder des écoles, des hôpitaux et des maisons pour les pèlerins, ainsi que fournir une aide matérielle aux habitants, aux églises, aux couvents et au clergé » 724 .

Le succès est rapide comme le confirme Elena Astafieva :

« En 1907, Nicolas II note dans un rescrit que la Société de Palestine possède plus de deux millions de roubles, huit maisons pour accueillir les 10.000 pèlerins annuels, un hôpital, six ambulances, 101 écoles avec 10.400 élèves arabes ; en outre, la Société a publié 347 ouvrages, consacrés à la Palestine » 725 .

Le nombre de pèlerins russes, estimé annuellement à plusieurs milliers voire dizaines de milliers par la propagande catholique, ceci pour attirer le plus de fidèles possibles, est impressionnant mais véridique au début du XXe siècle seulement. Au début du XIXe siècle, ils ne sont que quelques dizaines par an à se rendre en Palestine et ce n’est qu’après la Guerre de Crimée que le nombre augmente sensiblement et encore plus avec la fondation de la Société Orthodoxe de Palestine. Elena Astafieva avance le nombre de 7000 pèlerins à la fin des années 1890 et plus de 10.000 dans la première décennie du XXe siècle 726 .

Les responsables catholiques de tous horizons, et en particulier les assomptionnistes, s’emploient devant la montée de ce « péril russe » à dénigrer ces milliers de pèlerins russes qui viennent prier à Jérusalem. Ils ne manquent pas de les présenter comme de véritables mendiants, peu à même de rivaliser avec le pèlerin catholique. Cette vue des choses n’est pas fausse, tellement sont différentes les caravanes de pèlerins russes, composées de moujiks ( ils représentent 90% des pèlerins) fourbus par des semaines d’un voyage harassant et celles des catholiques, tout frais (ou presque) débarqués de leur croisière autour de la Méditerranée. Il n’en reste pas moins surprenant pour des pèlerins assomptionnistes, qui sont sous la protection de Benoît-Joseph Labre, de dénigrer aussi ouvertement les pèlerins pauvres de Russie.

Figure 30
Figure 30 Stephen Graham, With the russian pilgrims to Jérusalem, Londres, T. Nelson, 1918, p.189.

Un citoyen russe en réponse à ce dénigrement publie un article dans une revue moscovite que retranscrivent partiellement les Echos d’Orient. Il dénonce ces pèlerins occidentaux comme étant de simples touristes et non de fervents pèlerins : 

« Ces caravanes de touristes qui, sous le nom pacifique de pèlerins de la Pénitence, se dirigent vers Jérusalem pour s’y livrer à des démonstrations patriotiques et s’y donner la satisfaction de voir flotter sur des établissements français le drapeau tricolore » 728 .

Les assomptionnistes, dans le même article, s’enflamment sur la fausse image que l’on aurait d’eux : « Voilà donc, pèlerins de France, la bonne opinion que l’on a de vous chez nos chers alliés de Russie ! Touristes en quête d’émotions patriotiques, c’est tout ce que vous êtes, quoique vous en ayez. Au troupeau des moujiks russes qui, chaque année, encombre, plusieurs semaines durant, vers Pâques, les ruelles et les escaliers de la Ville Sainte, à lui seul, et pas à d’autres, est réservé le nom de pèlerins (…) Ah ! Sans doute, je tiens comme lui pour admirables ces braves moujiks russes, qui, chaque année, viennent en bandes innombrables user, à force de les traîner sur les chemins pierreux de la Judée et de la Galilée, leurs touloups graisseux et leurs bottes de cuir ou de feutre (…). Mais pense-t-on en Russie que nous ayons des illusions sur le compte des hommes qui se trouvent à la tête de cette Société russe de Palestine à laquelle incombe le soin d’organiser, en le régularisant, l’afflux des masses russes vers les Lieux Saints ? Pense-t-on que nous ignorions que cette Société, qui est la même précisément qui entretient de si nombreuses écoles en Palestine et en Syrie, poursuit, sous des apparences religieuses et civilisatrices, un but exclusivement national et politique ?» 729 .

Il apparaît en fin de compte que ces caravanes russes à l’effectif important ont eu pour les catholiques un double intérêt. De les faire réagir en envoyant des caravanes de catholiques français ou européens en Palestine et de les pousser à laisser dans le paysage de Jérusalem leur empreinte avec Notre-Dame de France, qui est une réponse aux somptueux bâtiments que les Russes ont construits à quelques dizaines de mètres de la maison assomptionniste.

Cette incursion dans le monde orthodoxe permet également de montrer que ce ne sont pas seulement les catholiques qui entreprirent des pèlerinages en Palestine, les orthodoxes restant largement majoritaires en nombre.

Notes
721.

Jérusalem, AAV, tome I, 1904-1905.

722.

E. de Bagréeff-Spéransky, Les pèlerins russes à Jérusalem, Bruxelles, 1857, p. 109.

723.

Echos de Notre-Dame de France, n°2, octobre 1888.

724.

E. Astafieva, La Russie en Terre Sainte : le cas de la Société Impériale Orthodoxe de Palestine (1882-1917), in Cristianesimo nella storia, 2003, 1-24, pp. 41-68.

725.

Ibid.

726.

Ibid.

727.

Stephen Graham, With the russian pilgrims to Jérusalem, Londres, T. Nelson, 1918, p.189.

728.

Echos d’Orient, choses de Palestine jugées par un russe, AAV, tome VIII, 1905.

729.

Ibid.